« L’inconscient c’est l’infantile. » La psychanalyse a déjà plus de vingt ans d’existence lorsque Freud prononce cette phrase élémentaire, et lourde de sens. En psychanalyse, l’infantile précède l’enfant, définitivement, à l’inverse du point de vue du développement. Bien sûr, il y a une psychanalyse avec l’enfant, mais celle-là aussi puise à la source de l’infantile. L’enfant qui ne serait que le pur enfant dans la présence transparente à lui-même, celui-là, à supposer qu’il existe, ne nous est pas accessible. Ce sera le génie de Mélanie Klein d’imposer contre Anna Freud que le transfert n’attend pas le nombre des années, que l’enfant en chair et en os est lui aussi hanté par l’infantile. Cela ne veut pas dire que l’enfant ne soit pas observable, ni que ces observations manquent d’intérêt, mais cette observation ne sera jamais celle d’un inconscient faisant ses premiers pas. Winnicott pose cette question avec simplicité : « Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de la mère ? » Ce n’est pas regarder l’enfant aussi subtilement que possible qui nous apportera la réponse, « nous devons faire appel à notre expérience avec les analysés qui font retour à des phénomènes très précoces qu’ils ne parviennent pas à verbaliser. » L’enfant de la psychanalyse, qu’il se nomme baby ou Œdipe, est construit à partir de la régression transférentielle, quel que soit l’âge du patient.
L’enfant de la psychanalyse est plus un enfant qu’elle construit qu’un enfant qu’elle observe. Et elle en construit plusieurs. Le premier d’entre eux, construit par Freud, n’est pas un « pervers polymorphe », mais un enfant « polymorphiquement pervers ». Ce glissement presque imperceptible de la plupart des traductions françaises, qui transforme une perversion adjective en un pervers substantif, est l’indice de cette difficulté pour la psychanalyse de se maintenir elle-même à la hauteur de sa propre découverte. Le pervers, on connaît avant la psychanalyse, la psychiatrie en a fait des catalogues. Les gestes sexuels de l’enfant, notamment onanistes, on connaît aussi, depuis des siècles. Mais l’enfant sexuellement polymorphe, qui jette le dévolu de la libido sur tout ce qui bouge, qui fait « sexuel » de ce qui n’a rien à voir avec la sexualité, celui-là naît avec la psychanalyse.
Chaque cure construit un enfant, quand bien même cette construction resterait implicite. Cette singularité ne condamne pas la prétention de la théorie à la généralité, mais là aussi le pluriel s’est imposé. Ferenczi, Mélanie Klein, Winnicott et bien d’autres ont rendu de plus en plus bruyante la cour de récréation. Freud, le premier, s’est chargé de diversifier notre perception théorique. L’enfant en état de détresse de la deuxième topique ne se confond pas avec le « polymorphiquement pervers » de la première. Quand cette complexité ne traverse pas un seul et même personnage : L’enfant à la bobine, l’enfant du fort/da, vu de la première topique, est un enfant sexuellement polymorphe, tour à tour sadique, masochiste, et toujours joueur et incestueux ; vu de la deuxième topique, c’est un enfant qui répète compulsivement le trauma de la séparation et la perte de l’objet.
Il est convenu de se plaindre du babélisme des langues psychanalytiques sans voir que cette diversité signe d’abord l’impossibilité de s’en tenir à un point de vue unitaire, quel qu’il soit. Ce qui est dogmatiquement possible de l’intérieur d’une théorie, ne l’est plus dès que l’on se frotte aux incertitudes de l’expérience pratique. Va donc pour le pluriel, les enfants de la psychanalyse.