Libre cours, de Marion Milner. Impressions de lecture

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Marion Mil­ner est née en 1900 et est morte en 1998. Elle a vécu à Londres toute sa vie. Au moment où elle écrit cet ouvrage, elle a 35 ans et est artiste peintre, diplô­mée en psy­cho­lo­gie et pas­sion­née par ses lec­tures de Freud. Ana­ly­sée par Syl­via Payne et ensuite Win­ni­cott, elle se forme à la psy­cha­na­lyse et devient membre de la Socié­té bri­tan­nique de psy­cha­na­lyse en 1943. En s’appuyant sur la concep­tion de l’objet tran­si­tion­nel de Win­ni­cott, elle a éla­bo­ré le concept bien connu de « médium mal­léable », concept repris et déve­lop­pé par René Rous­sillon.

Au moment où aucune contrainte pro­fes­sion­nelle ou sociale ne nous entrave, que fait-on de son temps libre ? se demande Marion Mil­ner. Pour répondre à cette ques­tion qui met en relief le sen­ti­ment de vacui­té, Marion Mil­ner va suivre une méthode qu’elle a déjà expé­ri­men­té1 et qui va en sens contraire du rai­son­ne­ment et de la logique : faire confiance à ce qu’elle sent, à ce qui l’intéresse pour ten­ter de voir où cela la mène. Suivre les mou­ve­ments qui l’animent et repé­rer quand et com­ment se fier à eux.

Comme on mène­rait une enquête, elle entre­prend l’aventure avec curio­si­té et rigueur et va se lais­ser entraî­ner par­fois jusqu’aux portes de la « folie ori­gi­naire ». Marion Mil­ner veut mettre les images et les sen­ti­ments au ser­vice de la réa­li­té psy­chique et des exi­gences de l’organisation interne de ses dési­rs. Mais réa­li­té interne et réa­li­té externe en arrivent par­fois à se confondre pour len­te­ment de nou­veau se dis­tin­guer sans tou­te­fois bri­ser leurs liens essen­tiels.

Marion Mil­ner revi­site le jour­nal qu’elle a tenu depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte et tente d’y débus­quer son être pro­fond, de com­prendre ce qui est à la source de sa créa­ti­vi­té et de sa vita­li­té. Elle détaille les heures soli­taires et silen­cieuses pas­sées à obser­ver la nature, à des­si­ner les plantes et les ani­maux, son attrac­tion pour les forces tel­lu­riques (l’eau, le feu), sa fas­ci­na­tion pour la sor­cel­le­rie, le mys­tère du sacri­fice humain, la cruau­té de la cor­ri­da, ou encore la ter­reur cau­sée par la lutte entre le bien et le mal. Les textes bibliques, ou mytho­lo­giques, les grands textes clas­siques, tout est pré­texte à son explo­ra­tion de l’âme.

Cette jeune femme authen­tique et ori­gi­nale cherche à se libé­rer du confor­misme ambiant et à sai­sir les images qui l’habitent, fussent-elles rat­ta­chées à l’extase ou à l’horreur. En effet, par cette méthode avant tout sen­so­rielle, Marion Mil­ner accède à ses pul­sions les plus inavouables et se rend compte qu’en s’y inté­res­sant son esprit devient plus avi­sé, plus sage, plus pro­fond. De cha­pitre en cha­pitre nous assis­tons à l’éveil d’une inté­rio­ri­té, une lente construc­tion de soi, où se mêlent vide, dési­rs, attrait et répul­sion pour le sexuel, peur de son pen­chant à la sou­mis­sion et besoin de révolte.

Mais com­ment trou­ver les mots justes pour par­ta­ger cette expé­rience inté­rieure ? Le monde en pro­ces­sus pri­maire, en sen­sa­tion, est-il par­ta­geable ? Les mots échappent, se diluent et la com­pré­hen­sion de soi et de l’autre laisse sou­vent place au déses­poir et au sen­ti­ment d’inutilité, de néant.

Elle sonde son désir de se sou­mettre à un idéal mas­cu­lin : « je demeure pos­sé­dée par toi, mon moi n’est qu’une enve­loppe, ce qui vit à l’intérieur de moi, c’est toi » et inter­roge les limites de son désir de souf­frir, d’aller jusqu’au bout de la « des­truc­tion fugace mais com­plète du sens de soi » ? À quel moment une pul­sion sado-maso­chiste cesse-t-elle d’être « natu­relle et devient mala­dive » se demande-t-elle ? « L’homme désire la dou­leur, les tour­ments, les sen­ti­ment d’infériorité, tout ceci n’est pas per­ver­sion, mais fait par­tie du pro­ces­sus de per­cep­tion qui si on réus­sit à l’accepter plei­ne­ment per­met une vie plus riche et mieux com­prise ».

Cette défi­ni­tion de l’amour pri­maire fusion­nel n’est pas sans rap­pe­ler les dan­gers de l’emprise du trans­fert pas­sion­nel qui peut être dépas­sé si l’analyste reste objet mal­léable, vec­teur de réflexi­vi­té et de sym­bo­li­sa­tion. Le sens bouge et tout doit tou­jours être mal­léable pour qu’advienne la com­pré­hen­sion de soi. C’est en accep­tant l’écart entre son res­sen­ti et ce que l’autre peut en appré­hen­der (ce qu’elle appelle le vide) elle s’aperçoit que c’est de ce vide que pour­ra naître les images qui feront d’elle un sujet sin­gu­lier, une femme accom­plie.

La lec­ture de ce livre nous plonge au cœur de ce qui peut res­sem­bler à une longue séance d’analyse, avec ses lon­gueurs, ses errances, ses points saillants, ses inco­hé­rences, sa créa­ti­vi­té. Logique du pré­cons­cient qui navigue entre inté­rieur et exté­rieur, jusqu’à y mettre du sens. Les expé­riences nous sont rap­por­tées sans repère de temps, de contexte, récits dis­pa­rates sans liens entre eux, sont autant de pré­textes à des réflexions pro­fondes sur les évè­ne­ments poli­tiques de l’entre-deux guerre, les dan­gers de la reli­gion, et l’éducation des enfants. En effet, si Marion Mil­ner cherche à s’affranchir des approches trop intel­lec­tuelles, trop scien­ti­fiques en se fiant aux sen­ti­ments que les choses lui ins­pirent, elle nous met aus­si en garde contre l’exaltation des mots et des images qui peut ame­ner à des com­por­te­ments qu’elle dit « haïr de tout son être » : la tyran­nie qui exploite la pas­sion des masses et main­tient une emprise sur les esprits vul­né­rables.

Quelques années avant l’écriture de cet essai, Marion Mil­ner a écrit un ouvrage inti­tu­lé Une vie à soi (A Life of one’s own, 1934) qui évoque très direc­te­ment le fameux ouvrage Une chambre à soi écrit par Vir­gi­nia Woolf en 1929, dans lequel il est ques­tion de méthode et de liber­té. Marion Mil­ner, jeune femme cou­ra­geuse en quête d’indépendance, a de toute évi­dence fait sienne cette phrase écrite par Vir­gi­nia Woolf : « ce qui compte c’est se libé­rer soi-même, décou­vrir ses propres dimen­sions, refu­ser les entraves ».

Ce livre éton­nant dans sa forme, vous sur­pren­dra aus­si beau­coup par sa moder­ni­té.

  1. Une vie à soi (A life of one’s own ), 1934 ↩︎


Libre cours. À l’épreuve de l’oisiveté, de Marion Mil­ner.
Col­lec­tion Le silence des sirènes, diri­gée par Laurent Danon-Boi­leau, Fario, 2023.
Tra­duit de l’anglais par Marc Amfre­ville.
Pre­mière édi­tion : An expe­riment in Lei­sure, 1937, Chat­to & Win­dus, réédi­té en 2011 par Rout­ledge.