Covid-19 et psychanalyse dans le champ médical : une nouvelle période ?

Cet article, qui s’appuie sur ma pra­tique de psy­cha­na­lyste dans le champ médi­cal et avec des patients avec des mala­dies soma­tiques graves, pro­pose quelques pistes de réflexion à pré­ci­ser pour nous pré­pa­rer à l’après-coup de cette pan­dé­mie ou à son ins­tal­la­tion durable dans nos socié­tés.


En 1957, la grippe asia­tique cau­sa la mort d’en­vi­ron 2 mil­lions de per­sonnes dans le monde. Qui s’en sou­vient ? C’était le début de l’essor des vac­cins contre des mala­dies conta­gieuses poten­tiel­le­ment inva­li­dantes ou mor­telles.
En 1968–69, la grippe par­tie de Hong-Kong fait 31266 morts en France et tue envi­ron un mil­lion de per­sonnes dans le monde. Comme le sou­ligne Libé­ra­tion1 , ni la presse, ni les pou­voirs publics ne s’en étaient émus. Cette épi­dé­mie ne semble pas avoir lais­sé de trace dans la mémoire col­lec­tive. « 1968–69 » fait sur­tout réfé­rence dans notre ima­gi­naire col­lec­tif à la révolte de Mai 68 ou au pre­mier homme qui a mar­ché sur la lune. Ce refou­le­ment col­lec­tif doit être situé dans le contexte de l’époque. Les ordon­nances de Robert Debré créant les hôpi­taux modernes dataient de 10 ans avant cette épi­dé­mie. La pre­mière Conven­tion Natio­nale obli­ga­toire entre les méde­cins et la Sécu­ri­té Sociale qui les inté­grait dans une mis­sion de ser­vice public et garan­tis­sait pour la pre­mière fois une forme d’accès aux soins égal pour tous a été signée en 1971. La méde­cine moderne com­men­çait à se consti­tuer mais la mort fai­sait encore par­tie de notre quo­ti­dien. L’espoir de la faire recu­ler gran­dis­sait.

Aujourd’hui, le coro­na­vi­rus ébranle la pla­nète entière et nous révèle que nous pou­vons être confron­tés col­lec­ti­ve­ment à notre fra­gi­li­té, au Réel du corps, et à notre mort pos­sible refou­lées ou déniées avec les pro­grès de la méde­cine et l’illusion de l’invincibilité et de l’omnipotence qu’ils per­mettent. Nous sommes d’autant plus pris dans cette réa­li­té poten­tiel­le­ment trau­ma­tique et dans les effets d’imaginaire qu’elle peut pro­duire que le coro­na­vi­rus, avec le nombre de morts égre­né chaque jour, enva­hit les médias et Inter­net. Avec le vir­tuel,  lié à Inter­net, et la réa­li­té, tous deux exces­sifs, la pan­dé­mie risque de deve­nir le seul évé­ne­ment de la pla­nète. Ce au prix du refou­le­ment col­lec­tif (ou du cli­vage col­lec­tif ?) des autres épi­dé­mies qui touchent depuis plu­sieurs années les pays pauvres, comme la rou­geole, virus le plus conta­gieux du monde selon Nature2 et du fait que le nombre de morts dus au COVID 19 depuis le début de l’épidémie est une frac­tion minus­cule de toutes les morts dues à d’autres causes depuis le début de 20203 . Nous ris­quons aus­si « d’oublier » les mas­sacres et les guerres qui conti­nuent, les effets du confi­ne­ment sur le tis­su social et son uti­li­sa­tion qui va à l’encontre de la démo­cra­tie dans cer­tains pays (la Hon­grie et d’autres aus­si).

Avec la pénu­rie de moyens de pré­ven­tion et de médi­ca­ments dans notre socié­té, nous décou­vrons brus­que­ment les effets du déman­tè­le­ment et du ration­ne­ment des soins médi­caux com­men­cés insi­dieu­se­ment dès les années 1980 (avec la deuxième Conven­tion des méde­cins et de la Sécu­ri­té Sociale) et sur­tout depuis 15 ans. Elle entraine la mort des plus fra­giles (les vieux et les han­di­ca­pés) dans une soli­tude extrême à cause des consignes sani­taires strictes qui oublient le psy­chique. L’éthique est appe­lée à la res­cousse d’une poli­tique de tri des patients à soi­gner dans ce contexte4 .

Au-delà de la menace incon­tes­table pour notre san­té qu’elle repré­sente, la pan­dé­mie actuelle est une construc­tion sociale, comme le fut en son temps l’hystérie , puis la pan­dé­mie de 1969. Elle fut le point de départ d’importants tra­vaux dans les pays déve­lop­pés sur le vac­cin de la grippe qui s’intégraient dans le déve­lop­pe­ment d’une méde­cine de soins et de pré­ven­tion visant à faire recu­ler au maxi­mum la mort et le han­di­cap. Cette période a per­mis l’ouverture d’un espace pour la pra­tique psy­cha­na­ly­tique dans le champ médi­cal comme en témoignent l’essor des groupes Balint puis les tra­vaux de nom­breux psy­cha­na­lystes.
Leur pra­tique dans le champ médi­cal s’intégrait dans une période d’avancées thé­ra­peu­tiques pro­lon­geant celle des années 60 et rom­pant aus­si avec la période pré­cé­dente. D’autres modèles du bio­lo­gique, de la démarche diag­nos­tique et thé­ra­peu­tique se sont  en effet déve­lop­pés. Les avan­cées des connais­sances et des thé­ra­peu­tiques ont sus­ci­té par­mi les soi­gnants des inter­ro­ga­tions sur les consé­quences de la mala­die et des soins pro­po­sés sur le deve­nir psy­chique des patients et de leurs proches. D’où les demandes adres­sées aux psy­cha­na­lystes. Les pro­grès de la méde­cine ont été peu à peu contre­ba­lan­cés par les effets, en France, du déman­tè­le­ment du sys­tème de soins dont on per­ce­vait les effets, et que la crise actuelle a dévoi­lés avec bru­ta­li­té .

Dans notre pra­tique cli­nique dans le champ médi­cal, il nous fal­lait jusqu’ici tenir compte à la fois des avan­cées de la méde­cine et des effets du déman­tè­le­ment du sys­tème de soins dans le dis­cours des patients. Il nous fal­lait entendre leurs attentes des bien­faits de la méde­cine et leurs plaintes ou celles de leurs proches vis-à-vis de celle-ci comme une réa­li­té, qui s’interpénètre avec le trans­fert, leur expé­rience sub­jec­tive de la mala­die, leur psy­cho­pa­tho­lo­gie, et leur his­toire per­son­nelle et fami­liale.
La période ouverte par le coro­na­vi­rus dévoile à la fois la pro­di­gieuse rapi­di­té de la recherche médi­cale, mais aus­si les effets contra­dic­toires du déve­lop­pe­ment de la méde­cine des preuves, et ceux néga­tifs de la ren­ta­bi­li­sa­tion finan­cière du sys­tème de san­té. Com­ment pour­rons-nous entendre ces réa­li­tés sou­vent mas­sives dans notre pra­tique ?  Risquent-elles de faire bas­cu­ler le dia­logue ana­ly­tique du côté de la réa­li­té au détri­ment de la ten­sion habi­tuelle et néces­saire entre psy­chique et réa­li­té ?  Cette période clôt-elle celle des soins pos­sibles pour tous ouverte après la deuxième guerre mon­diale qui a per­mis le déve­lop­pe­ment de la psy­cha­na­lyse en milieu médi­cal ? Les psy­cha­na­lystes pour­ront-ils avoir une place dans le champ médi­cal qui ne soit pas la cau­tion des effets de la pénu­rie de soins, quelle que soit la qua­li­té des soi­gnants ?

Et la cli­nique ?

Nous pou­vons pen­ser que, quand la crise due à cette pan­dé­mie sera ter­mi­née, beau­coup vou­dront fer­mer au plus vite la porte à ce pas­sé ou y res­te­ront enfer­mé. Pour les aider à trou­ver des posi­tions plus satis­fai­santes, il sera utile de dif­fé­ren­cier les élé­ments, intri­qués de façon com­plexe, consti­tu­tifs de cette crise dans le psy­chique, qui risquent d’avoir des consé­quences sur notre pra­tique. J’en aborde ici quelques uns.

Une « mère socié­té défaillante » ?

Pour la pre­mière fois depuis 70 ans en France, il existe une pénu­rie de médi­ca­ments, de maté­riel de pro­tec­tions pour les soi­gnants et les patients et de moyens de pré­ven­tion de l’épidémie, ce qui a des consé­quences sur le nombre de décès. D’où une perte de confiance par­ta­gée par de nom­breux citoyens (et donc des patients, des soi­gnants et des ana­lystes) dans la « mère socié­té ». Celle-ci (et pas seule­ment une ins­ti­tu­tion soi­gnante en crise) n’assurerait plus la « sécu­ri­té nar­cis­sique de base« 5 de ses membres. Ceci peut entraî­ner, comme pour le bébé confron­té à un envi­ron­ne­ment défaillant, une perte de confiance dans l’ordre du monde et sa fia­bi­li­té. Si elle est trop impor­tante, le patient, comme l’analyste, peut éprou­ver des angoisses archaïques décrites par Win­ni­cott dans La crainte de l’effondrement qui découlent aus­si de la façon dont le nour­ris­son a tra­ver­sé les pre­miers moments de sa vie et de l’expérience du bio­lo­gique qui lâche lors de mala­dies soma­tiques. Elles risquent d’être d’autant plus désta­bi­li­sa­trice que les points d’appui exté­rieurs, sociaux et médi­caux, qui per­mettent de les conte­nir plus ou moins, sont poten­tiel­le­ment défaillants et que les fan­tasmes et les méca­nismes de défense de l’analyste sont plus exa­cer­bés dans ce contexte de crise. Les angoisses archaïques poten­tiel­le­ment en « roue libre » peuvent favo­ri­ser la des­truc­ti­vi­té et le pas­sage à l’acte6 . Ceci d’autant plus que le cadre des séances est moins conte­nant. Les modi­fi­ca­tions de celui-ci pro­po­sées aux patients rap­pellent inévi­ta­ble­ment la réa­li­té de la crise sani­taire. La résur­gence d’angoisses archaïques peut favo­ri­ser ou majo­rer le doute sans limite pré­sent chez des patients avec une mala­die soma­tique grave quand il y a confron­ta­tion à la mort, qui par défi­ni­tion est sans limites7 ,  ou son envers, le « bloc de cer­ti­tude » et de sus­pi­cion. Par exemple, une patiente, qui n’a confiance en per­sonne, doute de la réa­li­té de la pan­dé­mie et en fait une créa­tion des poli­tiques. Ici le sen­ti­ment d’irréalité créé par le doute et les construc­tions fan­tas­ma­tiques qui en résultent coexistent avec un excès de réa­li­té.

Des vœux de mort qui pour­raient deve­nir réa­li­té ?

L’analyste par­tage inévi­ta­ble­ment le bio­lo­gique qui consti­tue tout humain avec son ana­ly­sant, mais il risque de l’oublier, ou pré­fère l’oublier, en cen­trant son atten­tion uni­que­ment sur les aspects psy­chiques. A l’inverse de ce qui se passe pour l’analyste quand il suit des patients avec d’autres mala­dies soma­tiques graves, nous sommes pris, comme eux, dans une angoisse concen­trée dans le temps, exa­cer­bée par les mesures impo­sées par le gou­ver­ne­ment pour lut­ter contre le risque de conta­gion et par les infor­ma­tions dif­fu­sées de façon répé­ti­tive sur les médias et sur Inter­net.  Le coro­na­vi­rus, « un incon­nu » me disait une patiente, peut être pré­sent dans notre corps sans symp­tômes ou en créer de majeurs. Cha­cun– et pas uni­que­ment les patients avec une mala­die soma­tique– est confron­té à l’inconnu du Réel du corps et de sa mort pos­sible. L’analyste est inclus, comme ses patients, dans la com­mu­nau­té des « enne­mis poten­tiels ». Com­ment, dans la ren­contre avec les patients per­mettre, dans ces condi­tions, le jeu des appar­te­nances et les iden­ti­tés par­tielles si impor­tantes dans l’ouverture d’une poten­tia­li­té de chan­ge­ment ? Quels seront les effets dans la pra­tique ana­ly­tique d’une expé­rience col­lec­tive qui aura majo­ré, ou don­né une réa­li­té tan­gible aux mou­ve­ments agres­sifs, à la des­truc­ti­vi­té, aux vœux de mort ? Ce d’autant plus que le dan­ger est inévi­ta­ble­ment repré­sen­té par le choix de faire des séances par télé­phone ou inter­net ou, pour ceux qui ont conti­nué à rece­voir dans leur cabi­net, par des chan­ge­ments dans l’agencement du cabi­net, de l’espace divan et fau­teuil ou fau­teuil et fau­teuil, par l’espacement des séances qui modi­fient les horaires de ren­dez-vous, ou encore par des chan­ge­ments d’attitude de l’analyste ou du patient.

Au début de la pan­dé­mie, un patient atteint d’une mala­die soma­tique chro­nique, me tend la main pour me dire bon­jour comme il en a l’habitude. Il a besoin de contact phy­sique et d’une rela­tion sociale qui met l’agressivité à dis­tance. Je ne change pas cette habi­tude. Mais une peur sur­git en moi. Je res­sens ce geste comme un dan­ger. La semaine sui­vante, après avoir réflé­chi, je refuse sa poi­gnée de main en disant « on ne le peut pas en ce moment ». Dans la séance, il tousse, se mouche, tord son mou­choir autour de son doigt. Il me montre ain­si sa détresse cor­po­relle et le fait qu’il main­tient néan­moins une posi­tion active à tout prix en fai­sant l’effort de venir au ren­dez-vous. J’ai le fan­tasme (qui peut deve­nir réa­li­té ?) qu’il va réel­le­ment me tuer ou au moins me rendre malade. J’ai une envie fugi­tive de lui pro­po­ser un masque et de lui rap­pe­ler les règles de pré­ven­tion pour qu’il prenne soin de lui (à cause de parents insuf­fi­sants, il a le sen­ti­ment qu’il n’en vaut pas la peine).  Mais cette pro­po­si­tion vise sur­tout à me pro­té­ger. L’asymétrie entre nous vacille, nous pou­vons par­ta­ger la même mala­die. Dans l’après-coup, je pense qu’il me fait vivre les vœux de mort de sa mère vis-à-vis de lui ou les siens vis-a-vis d’elle et qu’il essaye de me faire per­ce­voir dans mon corps le risque de confron­ta­tion à sa mort pos­sible qui a été la sienne. Durant le confi­ne­ment quelques jours après cette séance, je ne peux cepen­dant m’empêcher de comp­ter pen­dant un bref moment le nombre de jours à par­tir de cette séance où un contact avec le virus peut engen­drer la mala­die.

La mort mas­sive des per­sonnes âgées dans les mai­sons de retraite, les consignes d’isolement qui ont rom­pu les liens phy­siques néces­saires entre parents, grands-parents, enfants, petits-enfants, inter­vient après des mois de conflits sociaux autour du pro­jet de réforme des retraites et du débat sur le coût des per­sonnes âgées pour la socié­té. Cet enchai­ne­ment ren­dra t‑il plus aigü le risque que les vœux de mort de cha­cun soient per­çus comme une réa­li­té por­tée aus­si par la socié­té ? Dans le fan­tasme d’un patient, qui fait écho aux thèses qui cir­culent sur Inter­net, le coro­na­vi­rus a été fabri­qué parce qu’il y a trop de monde sur terre et qu’il faut en tuer trois mil­liards. La mort des per­sonnes âgées dans les mai­sons de retraite favo­ri­se­ra t‑elle une culpa­bi­li­té, refou­lée ou non, à la fois indi­vi­duelle et tra­ver­sant la socié­té dont nous sommes col­lec­ti­ve­ment res­pon­sables ? Qu’en sera-t-il des aléas du tra­vail de deuil pour ceux qui ont per­du un proche dans ces condi­tions et pour qui les rites autour du mou­rir et de l’enterrement ont été mal­me­nés  pour des rai­sons sani­taires ?

L’intime, l’étranger, les fron­tières

Le coro­na­vi­rus induit une grande peur dans tous les pays, et encore plus quand il sur­vient, comme en France, après celle du ter­ro­risme et de la radi­ca­li­sa­tion. Le virus, qui vient de Chine, incarne l’autre venu de l’extérieur et l’étranger. De nom­breuses infor­ma­tions cir­culent dans les médias et sur Inter­net sur la res­pon­sa­bi­li­té de la Chine dans la pan­dé­mie. Ceci risque d’exacerber les inter­ro­ga­tions pré­sentes dans d’autres mala­dies soma­tiques graves sur les inter­fé­rences dan­ge­reuses entre l’intérieur et l’extérieur et sur l’intime et l’étranger que repré­sente le bio­lo­gique qui nous consti­tue. Le COVID 19 est d’autant plus étran­ger et intime que les virus seraient à l’origine de la plus grande par­tie de notre infor­ma­tion géné­tique8 .  Chez un patient, le virus s’intègre dans un fan­tasme de scène pri­mi­tive où l’intime ren­contre l’étranger. Ce patient pense que son père, qu’il ne connait pas, pour­rait être magh­ré­bin. Lors d’une séance, le coro­na­vi­rus devient la créa­tion des étran­gers (les musul­mans, les ter­ro­ristes) qui désta­bi­lisent notre socié­té qui ne contient plus la vio­lence du patient comme elle le fai­sait aupa­ra­vant.

La pan­dé­mie affai­blit les fron­tières entre le poli­tique, le médi­cal et le scien­ti­fique. Parce qu’elle nous touche tous et dans le monde entier, elle abo­lit les fron­tières entre méde­cins et malades, ana­lystes et patients, mais aus­si celles entre les pays qui par ailleurs les ferment pour se pro­té­ger du virus. Dans le contexte poli­tique de la crise migra­toire, le virus pour­rait être le repré­sen­tant de la menace incar­née par tout étran­ger qui sus­cite tant de fan­tasmes dans la socié­té et par­mi nos patients. Com­ment dès lors tra­vailler dans la ren­contre ana­ly­tique la ques­tion de l’intime et de l’étranger en nous et en dehors de nous ? Quel effet aura cette situa­tion sur le sen­ti­ment des limites du corps, du dedans et du dehors, sur le fonc­tion­ne­ment du pare-exci­ta­tion ? Quels effets auront sur les rap­ports des patients aux méde­cins, sur le rap­port au médi­cal, le fait que cha­cun ne soit plus clai­re­ment défi­ni par sa fonc­tion et que le médi­cal et le poli­tique deviennent des champs peu dif­fé­ren­ciés ? Quels seront les effets sur notre vie psy­chique incons­ciente, et notre équi­libre, entre scep­ti­cisme et croyance, du dis­cours scien­ti­fique qui par­ti­cipe désor­mais à notre quo­ti­dien, sans que nous ayons les com­pé­tences pour le décryp­ter ?  Quel espace pour les ana­lystes face à ce dis­cours scien­tiste qui par­ti­cipe à l’excès de réa­li­té qui nous entoure ? Com­ment s’y confron­ter en gar­dant notre champ spé­ci­fique, celui de la « cau­sa­li­té psy­chique incons­ciente »9  ?

Le confi­ne­ment

Avec le confi­ne­ment, comme des patients avec une mala­die soma­tique grave, bien que nous ne soyons pas malades, nous ris­quons de faire l’expérience de la pas­si­va­tion et de l’impuissance, source de régres­sion. Com­ment main­te­nir dans ces condi­tions une asy­mé­trie bien tem­pé­rée dans la ren­contre psy­cha­na­ly­tique ? Cette situa­tion nous confron­te­rait-elle à un « point de capi­ton »10  où convergent notre his­toire per­son­nelle et fami­liale, notre rap­port à la mala­die pré­sente ou à venir, l’excès de réa­li­té de la pan­dé­mie que le confi­ne­ment et le trai­te­ment social et média­tique de la mala­die nous rap­pellent chaque jour, la fra­gi­li­sa­tion induite par le confi­ne­ment ?
La limi­ta­tion de nos dépla­ce­ments et leurs contrôles ren­voient des patients avec des mala­dies soma­tiques graves à la « dic­ta­ture du bio­lo­gique » sur leur vie et d’autres à la dic­ta­ture de leur pays d’origine, les deux pou­vant être intri­qués. Elle serait plus impla­cable que dans d’autres mala­dies soma­tiques car elle concerne tout le monde et limi­te­rait les fan­tasmes d’un ailleurs et d’un des­tin indi­vi­duel qui peuvent enfer­mer mais aus­si ouvrir à d’autres pos­sibles.

Deve­nir « à risque »

Le déve­lop­pe­ment de la méde­cine pré­dic­tive depuis les années 1990, en par­ti­cu­lier grâce à l’évolution des connais­sances en géné­tique, sus­cite de nom­breuses réflexions éthiques sur les effets psy­chiques et sociaux des annonces d’un risque médi­cal poten­tiel. Des psy­cha­na­lystes tra­vaillent dans des ser­vices hos­pi­ta­liers où ces ques­tions se posent. La com­plexi­té des posi­tions psy­chiques indi­vi­duelles, la réflexion préa­lable sur la pru­dence néces­saire à toute annonce ain­si que celle sur les conflits de valeur aux­quels les soi­gnants sont confron­tés, font par­tie en prin­cipe de la méde­cine pré­dic­tive.
Dans un contexte d’urgence et d’émoi, les annonces sans indi­vi­dua­li­sa­tion des scien­ti­fiques et des poli­tiques, relayées par les médias et Inter­net, sur des « sujets à risque » sus­cep­tibles de déve­lop­per des formes graves, l’idée d’un confi­ne­ment spé­ci­fique de ces der­niers qui a fina­le­ment été aban­don­né, vont à l’encontre de la réflexion déve­lop­pée depuis des années.
A la com­mu­nau­té de ceux mis en dan­ger ou qui peuvent mettre en dan­ger se rajou­te­rait une com­mu­nau­té de « sujets à risque » dans laquelle pour­raient être pris patients et ana­lystes. Dans ce contexte, le sen­ti­ment de son iden­ti­té, le rap­port à ses objets de désir et aux autres, risquent brus­que­ment de vaciller, d’où des effets de sidé­ra­tion et des angoisses poten­tiel­le­ment trau­ma­tiques. Deve­nir « sujet à risque » à cause de son âge ou de patho­lo­gies soma­tiques, et ce en fonc­tion de cri­tères sta­tis­tiques, met en doute bru­ta­le­ment la confiance que l’on peut avoir en son corps et le sen­ti­ment de sa per­ma­nence. Ceci peut aggra­ver le désar­roi et les angoisses liées au sen­ti­ment d’un corps qui lâche chez les patients avec des mala­dies soma­tiques.

Le contexte de la pan­dé­mie ne per­met pas de s’appuyer sur le temps néces­saire au tra­vail d’élaboration pour pou­voir inté­grer dans son espace psy­chique d’autres effets poten­tiel­le­ment graves de sa mala­die ou de son vieillis­se­ment. Com­ment la vio­lence de ce dis­cours et ses effets, sidé­ra­tion, angoisses ou méca­nismes de défense induit-il la déci­sion des ana­lystes concer­nés de modi­fier le cadre des séances en pro­po­sant des séances par télé­phone ou Inter­net, tiers pro­té­geant de la conta­gion ? Pro­tec­tion du patient ou de l’analyste ? Com­ment cette déci­sion a‑t-elle pu être éla­bo­rée ? Quels effets aura-t-elle sur le trans­fert et le pro­ces­sus de la cure pen­dant et après l’épidémie ?
Der­rière le débat sur le cadre de la cure en cette période  qui semble divi­ser ceux qui ont choi­si de conti­nuer les séances par télé­phone ou Inter­net et ceux qui conti­nuent à rece­voir des patients à leur cabi­net, il me semble retrou­ver ces ques­tions.

L’après coup de la mala­die

De nom­breuses per­sonnes ont fait, avec le coro­na­vi­rus, l’expérience de la réani­ma­tion dans une soli­tude inha­bi­tuelle liée aux mesures sani­taires et à la néces­si­té de parer au plus pres­sé. En dehors des séquelles phy­siques et cog­ni­tives éven­tuelles des formes graves de cette mala­die, qu’en sera-t-il de l’expérience sub­jec­tive des patients durant l’hospitalisation et dans l’après-coup ? En quoi sera-t-elle sem­blable et dif­fé­rente de celles tra­ver­sées dans d’autres mala­dies soma­tiques dans des périodes sani­taires et sociales moins excep­tion­nelles ? Il convien­dra sans doute, dans les ren­contres ana­ly­tiques avec les patients qui ont été dure­ment frap­pés par le COVID 19, de s’appuyer sur l’expérience acquise avec d’autres qui ont connu des situa­tions soma­tiques proches. Mais il convien­dra aus­si d’être atten­tif aux ques­tions ouvertes par cette expé­rience spé­ci­fique. La ten­ta­tion sur un mode défen­sif de théo­ries ou d’interprétations « rea­dy-made » risque d’être impor­tante. Nous avons, en effet, été pris « dans la même galère » que nos patients.

NOTES :

  1. Corinne Ben­si­mon, 1968 la pla­nète grip­pée, Libé­ra­tion du 7 Décembre 2005, https://www.liberation.fr/france/2005/12/07/1968-la-planete-gripp…
  2. « Why measles deaths are sur­ging —and coro­na­vi­rus could make it worse » publié sur le site inter­net de Nature, le9 avril 2020 et tra­duit dans Pour La Science du 15 Avril 2020. « Le virus de la rou­geole, très conta­gieux, conti­nue de se pro­pa­ger dans le monde. En 2018, le nombre de cas aurait atteint 10 mil­lions, avec 140 000 décès, soit une aug­men­ta­tion de 58 % depuis 2016 […] dans les pays pauvres […] il est pra­ti­que­ment impos­sible de four­nir le vac­cin aux per­sonnes qui en ont besoin […] la situa­tion s’aggravera avec la pan­dé­mie de Covid-19 : plus de 20 pays ont déjà sus­pen­du les cam­pagnes de vac­ci­na­tion contre la rou­geole ».
  3. Richard Cash, Vikram Patel : The art of medi­cine. Has Covid 19 sub­ver­ted glo­bal health, Lan­cet, Publi­shed Onli­ne­May 5, 2020 https://doi.org/10.1016/ S0140-6736(20)31089–8
  4. Voir le rap­port du Comi­té Consul­ta­tif Natio­nal d’Éthique du 13 Mars 2020 publié dans le Quo­ti­dien du méde­cin du 13 Mars 2020 qui pré­co­nise des « cel­lules éthiques de sou­tien » pour les méde­cins si ceux-ci doivent trier les patients faute de moyen. Voir aus­si les cri­tères de tri de ceux-ci dans « Enjeux éthiques de l’accès aux soins de réani­ma­tion et autres soins cri­tiques dans le contexte de pan­dé­mie COVID-19, pistes d’orientation pro­vi­soire (16 mars 2020), RPMO (recom­man­da­tions pro­fes­sion­nelles plu­ri­dis­ci­pli­naires opé­ra­tion­nelles).
  5. Didier Anzieu, Le groupe et l’Inconscient, Paris, Dunod, 1999
  6. Bian­ca Leche­val­lier : Le souffle de l’existence, Paris, In Press, 2016
  7. Daniel Oppen­heim : L’enfant et le can­cer, la tra­ver­sée d’un exil, Paris, Bayard, 1996
  8. Pour La science, Novembre 2016, 469, p 43 et 44
  9. J. Lacan : Les quatre concepts fon­da­men­taux de la psy­cha­na­lyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 25.
  10. Jacques Lacan : Le sémi­naire, livre III, Les Psy­choses, Paris, Le Seuil, 1981, Cha­pitre XXI, p. 293–306.