Il était une fois, deux hommes, deux pères, deux amis : Rami Elhanan et Bassam Aramin. Le premier est israélien, le second palestinien. Ils ont tous deux perdu une fille dans le conflit qui oppose leurs peuples. Smadar, la fille de Rami s’éteint, peu avant son quatorzième anniversaire, victime d’un attentat suicide à Jérusalem en 1997. 10 ans après, Abir, la fille de Bassam, est percutée, devant son école, d’une balle tirée par un jeune soldat israélien alors qu’elle venait de s’acheter un bracelet de bonbons, « les bonbons les plus chers du monde ». Rami a fait la guerre du Kippour, son père est un rescapé de la Shoah, son beau-père – le général Matti Peled – est un militant engagé dans le processus de paix. Bassam a grandi sous l’Occupation et a passé 7 années de sa vie pour insurrection dans la prison de Hébron à compter de l’âge de 17 ans ; lieu où il étudiera longuement avant de militer, à sa sortie, pour la paix. Tous deux vont, dans ce qui pourrait constituer un paradoxe, unir leurs forces pour tenter de rassembler, par leurs témoignages infinis, les morceaux épars brisés par le traumatisme et la destructivité, « quand cette incroyable bulle qui était la nôtre a explosé en mille morceaux » p 243 ; et œuvrer ensemble pour la paix.
La forme que revêt ce roman est tout à fait intéressante. Apeirogon – figure géométrique possédant un nombre dénombrablement infini de côtés – est un roman kaléidoscopique qui relève d’un exercice de style formidable.
Le livre se constitue de mille et un chapitres qui s’emboîtent comme les mille et un récits de Shéhérazade dans les Mille et Une Nuits.
« J’ai raconté cette histoire tellement de fois, mais il y a toujours quelque chose de nouveau à en dire. Les souvenirs vous reviennent tout le temps. Un livre que l’on ouvre. Une porte qui se ferme, un bip, une fenêtre ouverte. Tout. Un papillon. » p .244.
500 chapitres comme autant de facettes d’une histoire ainsi diffractée, un mille et unième à l’acmé, suivis de 500 autres ainsi numérotés dégressivement. Certains sont très courts, parfois même constitués d’une seule photographie. Ils s’enchaînent comme autant de digressions, divagations, approfondissements, réflexions, raisonnements, évocations ; dans une constellation infinie des contours du conflit israélo-palestinien … Mais pas uniquement … Du deuil également … et du trauma : quand tous les stimuli externes et tous les stimuli internes sont perçus comme des phénomènes en écho du deuil infiniment remis en mouvement pour intégrer l’infiniment insupportable.
« Bassam maintenait divers morceaux à flot dans son esprit, il les essayait pour en mesurer la taille, les réagençait, sautait autour, jonglait avec eux, brisait leur linéarité. » p.64.
L’auteur nous emmène dans un périple qui associe les vols migratoires, le dernier repas de François Mitterrand, la traversée sur un fil tendu de la vallée de Hinnom près de Jérusalem du funambule Philippe Petit en 1987 ; la construction, la mise à feu et la reconstruction de la sublime chaire de Saladin dans la mosquée d’Al-Acqsa ; la musique du silence ; la folie du camp de Teresienstadt pour, au centre du livre, nous permettre de pénétrer au cœur de la vie de Rami et Bassam. Cet exercice de style dispose le lecteur, tel le cadre pour l’analyste, à s’imprégner des mouvements qui animent la vie psychique de ces deux hommes : l’éclatement et la reconstitution. Ces figures infinies du traumatisme sont traitées sur un mode qui illustre remarquablement le modèle de l’association libre par distinction de la position phobique centrale développé par André Green. Deux voies psychiques possibles : la liaison : qui est une lutte ; la déliaison : qui en est une autre …
« Quand la règle de l’association libre est observée au cours d’une séance fructueuse, le patient énonce des phrases qui se suivent sans lien logique. (…) La résistance oblige au détour, mais celui-ci, en revanche, enrichit les possibilités d’association et permet d’avoir, à travers cette médiation, une vague idée de ce qui ne peut être dit. (…) Le discours associatif, produit par l’association libre, pousse à des développements incidents pour empêcher l’établissement de liens trop immédiats avec l’inconscient (…) A côté de leur chemin de détour, les chemins suivis entrent en liaison, en profitant de la baisse de la censure rationnelle, pour créer de nouveaux rapports. » (André Green, « La position phobique centrale : avec un modèle de l’association libre » RFP 2000/3.).
Ce roman – qui s’inspire d’histoires réelles – en est une très belle illustration littéraire.
Caroline Nahon