De l’ouvrage de Georgeta Le Ray-Mitrea paru aux PUF dans la collection « Petite Bibliothèque de psychanalyse », on peut d’emblée souligner qu’il explore une réalité qui, dépassant le seul titre du recueil, Les mères adoptives, lève le voile de l’implicite maternel et interroge la relation de la femme à son enfant. Mais ce simple énoncé déjà se trouble, du trouble fécond que produit l’angle de l’étude en ce sens qu’adopter, c’est adopter l’enfant d’une autre, ce qui dans nos sociétés, rappelle l’auteure, suppose toujours la réalité d’un abandon préalable. L’adoption a ainsi la capacité de mettre à jour ce qui demeure dans l’ombre dans la filiation classique, singulièrement d’abord du côté des femmes eu égard au roc de « l’indiscutable biologique » qu’est l’enfantement – mater semper certissima -, et du côté, ensuite, d’une réalité – qu’on l’appelle biologique, objective ou factuelle – dont le poids menace, tant elle peut valoir pour vérité si on ne parvient pas s’en dégager en à la métaphorisant, point nodal de la pensée développée dans l’ouvrage. Conséquence de cette réalité biologique qu’est une fécondité dont la sensorialité vaut pour preuve et sur laquelle s’appuie la distinction de la différence des sexes, c’est en priorité à la femme devenant mère qu’il appartient inévitablement de faire la plus grande part du difficile travail de dialectisation entre la sensorialité/réalité et la métaphorisation/élaboration, au risque sinon de demeurer fascinée par la chair de la chair, que ce soit la sienne ou celle d’une autre. Le père et l’enfant se trouvent, eux, et pour des raisons différentes l’une de l’autre, plus épargnés. Mère adoptive, mère biologique, mère d’origine, mère nourricière, génitrice… nombreuses sont les imagos qui accompagnent ces femmes, elles-mêmes fille de leur mère, célibataires ou en couple avec un homme ou une autre femme, s’engageant dans une procédure d’adoption, imagos qui vont interférer dans un processus où il convient le plus souvent de se montrer conforme à une supposée normalité, tant l’évaluation y est permanente. La plongée dans les profondeurs et l’exploration des lignes de rencontre de ces différentes mères constitue le fil conducteur d’un ouvrage élaboré à partir de l’écoute attentive d’une clinique variée, qui laisse entendre la grande diversité des motifs inconscients qui poussent une femme vers l’adoption et que ne sauraient épuiser les discours manifestes de n’avoir jamais rencontré le bon partenaire, de l’impossibilité d’avoir des enfants, ou la rationalisation humaniste de celles qui en ont déjà. Premier axe de lecture, ce devenir mère, dont la maternité naturelle masque les soubassements et les enjeux inconscients, et qui s’articule comme pour toutes femmes autour d’histoires singulières, et du roc biologique en particulier pour les adoptantes. Pour certaines d’entre elles, en effet, l’enfantement vaut pour certificat de maternité et l’adoption, dénuée de ces preuves sensorielles, mettrait en question le caractère certain de la leur, majorant de facto le fantasme plus généralement partagé d’une mère biologique occupant à jamais la première place, confondue avec la figure d’une mère originaire toute-puissante. Or cette certitude est considérablement entamée dans nos sociétés par l’étude, entre autres, des dénis de grossesse (ch. VI), quand enfanter est un soudain et troublant événement du corps advenu sans le préalable d’une grossesse psychique et où l’expérience sensorielle de l’enfantement ne confère aucun sceau de maternité, de même que par la variété des systèmes de parenté où, dans des sociétés autres, souvent celles dites « primitives », le lien de sang peut être dévalorisé au profit du lien adoptif (ch. VII). Le roc, questionné dès le premier chapitre, serait donc un mythe dont l’écriture relève de l’intime de chaque femme. C’est dire que l’on n’échappe pas au déterminisme de son inconscient, et que ne manque jamais d’advenir ce que certaines femmes supposent s’épargner par le choix positif d’adopter (Julie et Léa).
L’auteure souligne ainsi, à travers une présentation de couples mère/enfant, combien l’adoption, contrairement aux discours manifestes qui en justifient le choix, n’est pas un simple succédané de la maternité biologique, mais bien un choix latent privilégié, toujours indexé sur la réalité psychique propre à chacune, ici pour pouvoir enfanter ou au contraire s’en protéger, là pour éviter toute ressemblance et échapper à une transmission perçue comme biologique de quelque chose de détesté en soi, souvent par l’entremise préalable d’un regard maternel. Car comme toutes, ces femmes ont été et demeurent les filles de leur mère, et les répétitions sur l’axe féminin de la filiation, leurs dangers, sont ressentis par elles autant, voire plus, que par les mères biologiques (ch. II). Ainsi du cas de ces femmes célibataires qui, plutôt que de le faire « dans le dos d’un homme », préfèrent adopter un enfant, dont les questionnements ultérieurs sur l’absence de père interrogent directement leur désir. Par des réponses réalistes renvoyant à la filiation biologique et donc à l’abandon, le risque est grand de fermer l’ouverture tentée par l’enfant sur les origines fantasmatiques qui ont prévalues à sa naissance, en se présentant davantage comme une nourrice suppléant aux besoins d’un enfant déjà conçu que comme une mère, i.e. une femme dotée d’un désir pour un homme. La parole de ces femmes laisse entendre combien l’adoption questionne alors davantage la sexualité et la relation, et protège de la transgression œdipienne. Par l’illusion que l’on pourrait choisir son enfant (son sexe, son âge, son origine) l’adoption permet également de révéler ce qui demeure habituellement obscur dans une filiation de la fantasmatique plus archaïque de l’identique et de l’effacement des limites. Si ce vertige temporaire, au cœur de la préoccupation maternelle primaire, est de bon augure dans les maternités biologiques, son caractère régressif peut dans l’adoption prendre un aspect artificiel si la mère s’en défend, ou faire peur dans les adoptions tardives quand c’est par un corps plus rapidement pubère que la régression réclame son dû. Les enjeux fantasmatiques de la ressemblance peuvent culminer lors de l’adoption de filles, réactualisant pour certaines mères les échos d’une fusion ancienne et les perspectives d’une séparation que l’abandon réel préalable vient souvent compliquer. On mesure combien le processus d’adoption, en réclamant d’une femme qu’elle affirme et objectivise son désir de devenir mère ou d’avoir un enfant l’oblige à affronter plus à découvert ce qui demeure caché dans une filiation naturelle, notamment sa capacité à dissocier la mère biologique de la mère originaire, figure fantasmatique toute-puissance qui doit pouvoir être vaincue pour accéder à la maternité (ch. IV). Si cette tâche incombe à toute femme désirant devenir mère, le travail se complique pour les mères adoptives si elles sont dupées par un réel qui leur donnerait affaire à deux mères biologiques, la leur et celle de leur enfant, qui psychiquement n’en font souvent qu’une… L’inconscient s’emparant sans relâche du réel, la dimension d’inconnu qui nimbe la génitrice, qu’elle soit Française ayant accouché sous X ou originaire d’un pays étranger, est une aubaine pour réactiver chez la petite fille dans la femme le mystère et la puissance séductrice de la mère des origines, confondue alors avec la mère biologique et projetée sur celle de l’enfant. Obligée de composer avec l’existence, y compris par défaut, d’éléments de la réalité externe (le dossier ou des objets laissés par la mère biologique), il lui revient de relancer, chez elle-même et chez son enfant, la dimension imaginaire que la démétaphorisation peut mettre en danger. Tâche psychique difficile mais dont l’enjeu n’est pas des moindres puisqu’il s’agit de pouvoir prendre la place de mère en se dégageant du fantasme de vol d’enfant ou de mère supplétive. On lira avec beaucoup d’intérêt les pages consacrées à cette dimension d’inconnu qui détermine ou interdit une adoption à l’étranger, afin de maîtriser ou d’éviter ce qui demeure ignoré de la mère, pour la mère… et dont le destin engage, ou pas, chez les enfants devenus adolescents, les modalités d’une quête, voire de revendications, identitaire.
Second axe de lecture, l’arrivée de l’enfant. Il s’agit désormais d’être mère, et plus particulièrement sa mère. Dans cette rencontre avec ce qui d’un désir intérieur fait véritablement retour de l’extérieur, les possibilités psychiques de chacune en termes de régression et de côtoiement de l’Unheimlich sont mises au premier plan et massivement sollicitées, voire mises à l’épreuve, par l’enfant. Mais comment accéder à cette salutaire folie de la préoccupation maternelle primaire quand on n’a pas vécu l’expérience de la grossesse ? La très riche clinique de Georgeta Le Ray-Mitrea souligne combien la réussite de l’adoption d’un enfant, procès qui peut s’étendre à la maternité en général, relève d’une dimension psychique – il n’est d’ailleurs pas rare que le temps de constitution du dossier d’agrément vaille pour un temps de grossesse, quelle qu’en soit la durée réelle – mais doublée, dans l’après-coup des adoptions, d’un jeu qui implique le corps de la mère, d’une simulation à valeur de réel. Une double métaphorisation, en quelque sorte, psychique et corporelle… C’est autour de cette métaphorisation, soit le procès d’appropriation subjective par les protagonistes de la filiation « objective », comme le rappelle Jacques André dans sa préface à l’ouvrage, et de l’existence d’une aire transitionnelle riche en fantasmes que se trouve la condition de possibilité d’une adoption psychiquement réussie. Lorsque l’enfant paraît, pour reprendre l’expression de Frnçoise Dolto, la rencontre s’impose et il revient à chacun des protagonistes de jouer le jeu pour qu’elle advienne. Comment l’enfant adopté arrive-t-il à remanier son fantasme de scène originaire pour se voir conçu par ses parents adoptifs (Ch. III) ? L’auteure rapporte la fréquence chez ces derniers du fantasme d’être nés de leur mère adoptive par les yeux ou les oreilles. À la fiction de l’enfant répond le fantasme des adultes, imaginant avoir conçu l’enfant qu’ils ont adopté. Nulle différence, semble-t-il ici, entre les couples hétéros et les couples de même sexe, eu égard à la richesse des théories sexuelles infantiles, si la mère parvient à mobiliser son propre infantile et à entrer dans le jeu de l’enfant en imaginant une nouvelle naissance pour lui, qui les situe tous deux dans le périmètre de l’illusion créatrice au sens winnicottien. Or, l’éclosion du nouveau fantasme originaire peut se voir écrasé par les aléas pulsionnels de la mère et ses réponses à la question des origines de l’enfant renvoyer alors au biologique. Le processus de métaphorisation s’en voit bloqué, car la force de l’autre scène primitive « assujettit » l’adulte, la soustrait de sa place en la ramenant à sa place d’enfant. Mais rester attaché à la naissance biologique équivaut pour l’enfant à rester accroché à son abandon. C’est l’abandon même qui rend impossible un fantasme originaire autre que celui qui remplace la naissance biologique par une naissance fantasmée, note l’auteure. Les enfants indiquent implicitement et explicitement ce dont ils ont besoin fondamentalement : repenser et revivre leur conception avec les parents qu’ils ont à présent. Le cadre fictif, « l’illusion de filiation », a ainsi pour eux valeur de fondement.
Nombreuses et saisissantes sont les illustrations cliniques de cette obligation à régresser dans laquelle les enfants, quel que soit leur âge, mettent leur mère. J’en citerai une, scène originaire d’allaitement, qui illustre combien c’est là qu’on est (nait) adopté : La régression de l’enfant et de la mère, culminant dans les scènes simulant l’allaitement, marque vraiment le début d’une nouvelle filiation. (…) Peu importe que cet allaitement n’en soit pas un réellement, l’adoption suit en tout point la filiation biologique avec ses moyens : l’imaginaire, les gestes, les paroles. Il suffit du désir de l’enfant et d’un moment de « folie » de la mère pour que cette situation fondamentale advienne. Fantasme, imaginaire, régression, jeu des corps jusqu’à la simulation parfois d’une nouvelle scène primitive, permettent alors, dans le meilleur des cas, la conception de l’enfant adopté et l’investissement sans reste, ou a minima, de la place de parent. Au fond, observe l’auteure, l’enfant adopté métaphorise comme tout enfant et ne présente de ce point de vue pas de différence avec les enfants biologiques, tant qu’existe un cadre assuré psychiquement par la mère (ch. V). Car c’est bien à elle que revient un travail d’élaboration imaginaire plus intense que celui dévolu aux parents biologiques. Or, au jeu de l’accouchement (avoir été attendu dans le cœur ne vaut pas, en termes d’originaire, être sorti du ventre), toute femme n’a pas la capacité d’entrer dans l’espace transitionnel à l’intérieur duquel l’enfant se dit né d’elle, par risque du surgissement de fantasmes anciens, de peurs archaïques ou de réactivation de douleurs d’infertilité ou de perte. Le respect de la réalité matérielle est alors brandi comme une défense, au dépend du désir et de la réalité subjective de l’enfant. Le leurre d’une vérité objective étayée par les éléments concrets du biologique se heurte à la vérité mythique de l’enfant, qui sait qu’il n’a pourtant pas été dans le ventre de sa mère mais qui cherche à soumettre le matériel de la réalité biologique de l’accouchement à la répétition par une reprise en après-coup. Force est de constater qu’en matière d’adoption, le législateur suit le désir de l’enfant et les capacités régressives de la mère (ch. VII), l’adoption plénière valant pour un nouvel acte de naissance.
On aimerait, pour conclure, dire combien l’ouvrage de Georgeta Le Ray-Mitrea, au-delà d’être une remarquable étude des enjeux psychiques de l’adoption peut se lire comme une ouverture à penser les nouvelles formes de parentalités, quand devenir parent pourrait ne plus relever du seul biologique mais d’une folie régressive soutenue par un acte de parole et de pensée, autrement dit, en jouant le jeu de la métaphorisation.
Georgeta Le Ray-Mitrea, Les mères adoptives, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, PUF, 2021.