Après un récent changement de direction et quinze ans d’existence, ce 29ème numéro témoigne du maintien d’une ligne éditoriale centrée sur le bilinguisme et le multiculturalisme d’une psychanalyse canadienne soucieuse de maintenir un dialogue ancien avec la psychanalyse française, britannique, américaine et latino-américaine. La revue est dirigée par Louis Brunet avec Margaret Ann Fitzpatrick Hanly et Marie-Claire Lanctôt-Bellanger comme adjointes à la rédaction.
Laurence Kahn inaugure ce numéro par une réflexion : « L’épreuve de l’inconnu. À propos de l’intranquillité dans l’écoute analytique ». S’il existe des disputes entre différents courants confinant à un véritable babélisme analytique, son texte s’intéresse surtout au « mélange des langues » de l’analyste qui, bien souvent à son insu, parle tantôt freudien, bionien, kleinien ou winnicottien. Dans cette auberge espagnole intérieure, elle défend l’importance « d’une boiterie de notre entendement » et d’une inévitable intranquillité mélange de confusion et d’incertitude que l’on ne peut réduire au seul obstacle du transfert. Rappelant que l’entretien analytique n’est pas une conversation ordinaire et que sa visée n’est pas de se faire comprendre mais de promouvoir l’apparition d’un évènement psychique, conjonction d’un affect et d’une représentation, L. Kahn revient sur l’importance de la méthode analytique, inspirée par le travail du rêve et les nuances formelles de présentation, représentation et déformation qui nous amènent à mieux admettre comment nous pouvons ignorer ce qui pourtant nous agite. Pour elle, la métapsychologie invite moins à la construction qu’à une patiente « déconstruction » de ce qui est consciemment perceptible. Entre les éprouvés et la réalisation d’un dispositif inconscient assujetti à l’accomplissement de souhait ou à la compulsion de répétition, la métapsychologie serait une rampe nous permettant de ne pas lâcher l’écart entre l’effet sensible et le fait psychique, source de cet effet. Comprenons que « dans nos vies psychiques, une scission opère constamment entre ce qui veut accomplir et ce qui veut cacher, entre ce qui veut réaliser et qui veut dissimuler et c’est ce conflit entre ces vouloirs parfaitement antagonistes qui aboutit à la création de ces formes à partir desquelles nous ne cessons de travailler ». Par une solide argumentation théorico-clinique aux accents phénoménologiques, elle nous invite à mieux comprendre par quelle voie, depuis cette intranquillité, nous nous emparons de l’écart entre ce qui nous est dit et ce qui nous est fait ; entendons entre les contenus sémantiques explicites et les formes verbales ou non verbales qui agissent dans le champ de l’énonciation du patient.
Dans son texte « Depuis un rêve, les portes d’un musée s’ouvrent », Jean-Yves Tamet rejoint par une autre voie le questionnement de L. Kahn. Avec générosité, il propose un récit de cure centré sur l’analyse d’un détail de rêve qui s’avérera mutatif. A la fois net et saugrenu, ce détail est aussi source d’une intranquillité illustrant cet écart entre le régime sémantique du récit de rêve et son activité perlocutoire impulsant du côté de l’analyste un régime associatif lesté par le trouble et la confusion. Un temps est nécessaire, entre clarté et confusion, jusqu’à ce que l’analyste interroge depuis son trouble ce que cette première forme, révélée par ce détail du rêve exprime et recouvre d’une figure longtemps refoulée. Très clinique, le texte est infiltré par une théorisation sous-jacente que l’auteur conçoit en termes d’analogie entre la situation analytique et « la démarche muséale ». Ainsi l’œuvre d’art, comme le rêve, serait composée de traces toujours actives qui, bien que silencieuses, attendent une révélation par l’entremise d’un travail d’écoute jusqu’à la révélation. Heureuse définition de l’analyse que cette analogie où la décondensation, mais aussi le passage de la présentation à la représentation, comme les traces du rêve se mettrait à parler à l’instar de celles que réveillent la patiente « en une écoute contemplative » d’un tableau.
Dans son article sur « le symptôme de transfert », François Sirois initie sa réflexion depuis une lettre adressée à Fliess en 1899, dans laquelle Freud propose que le symptôme de transfert apparaitrait dans la réalité de la cure du côté du cadre contrairement au fantasme qui apparaitrait plutôt comme de nouvelles éditions de conflits anciens du côté du processus associatif. Que ce soit dans les leçons d’introduction à la psychanalyse ou dans ses écrits techniques, Freud ne reviendra pas sur cette conception et ne théorisera pas cette idée de symptôme de transfert. Depuis un récit clinique très éclairant, en installant un dialogue avec de nombreux auteurs postfreudiens qui ont abordé le plus souvent latéralement cette idée, l’auteur prolonge l’intuition de Freud en concevant le symptôme de transfert comme une cristallisation de la névrose de transfert. Depuis ce précipité advenant grâce au processus analytique et diffracté à la fois sur le cadre et sur l’analyste, il donne un exemple en évoquant un patient arrivant insidieusement de plus en plus en avance qu’il conçoit comme une projection sur le cadre ; un cadre alors conçu comme un écran sur lequel cette cristallisation serait à comprendre comme l’image manifeste d’un rêve qui se révélerait. Comme tout symptôme, l’idée de compromis invite toutefois, précise-t-il, à considérer que le symptôme de transfert interpelle également le contre-transfert de l’analyste comme seconde composante de cette diffraction mais peut être aussi comme levier de l’écoute et d’une interprétation invitant à la remémoration et une certaine approche du fantasme inconscient.
Dans un article intitulé « Le toxicomane et son objet : la recherche d’une fonction manquante », Béatrice Filion et Louis Brunet initient leur réflexion, par une rigoureuse revue de la littérature, en installant un dialogue avec différents auteurs : J. Bergeret, J. McDougall, Freud, Fenichel, Fain, Roussillon ou encore Winnicott. Cette approche transnosographique se justifie par leur questionnement initial sur la nature et la fonction du geste toxicomaniaque et sur leur conception d’un modèle où l’objet-drogue serait considéré comme le substitut d’un objet primaire défaillant dans sa capacité pare-excitatrice et de transmission d’une capacité de symbolisation. Cette faillite de contenance et d’intégration subjective sera synonyme de failles narcissiques et de l’hégémonie d’un autoérotisme persistant. Précisons que ce modèle ne se limite pas à une spéculation théorique et s’appuie sur quelques vignettes cliniques et des propositions techniques centrées sur un travail de contenance et de symbolisation chez les patients.
Les lecteurs anglophones pourront également trouver un article de Roger Dufresne, « Empathy in psychoanalysis », où l’auteur décrit la différence entre empathie et sympathie en invitant à ne pas les confondre. Pour lui, l’empathie joue un rôle majeur dans l’écoute analytique et le tact des interventions. Elle ne s’oppose pas à la neutralité de l’analyste dont le rôle n’est pas d’appliquer des théories, mais « tel un passeur », d’assister l’analysant dans la découverte des profondeurs de soi.
Le lecteur trouvera également un article de Nancy Kulish, « The abject : clinical manifestations of hatred of the feminine ». L’auteure explore les implications cliniques du concept d’abject chez Julia Kristeva. L’abject décrit le moment de développement où l’enfant se sépare pour la première fois de sa mère, lorsque la séparation de soi et des autres est incomplète et ténue. L’autre, toujours désiré, doit être rendu abject, expulsé de soi avec un sentiment tenace d’horreur et de terreur. Le concept d’abject sous-tend les mouvements de désir et de peur, de la part des individus et de la société, envers le « féminin » ou le corps maternel et fournit une explication de la misogynie. L’auteure présente du matériel clinique pour illustrer ce concept chez les hommes qui, à la fois, détestent et désirent le corps féminin, et chez les femmes qui se détestent et détestent leur corps féminin. Les présentations cliniques soulèvent des questions au sujet de l’affect primitif d’horreur, la relation de l’abject avec le narcissisme précoce et l’inséparabilité du désir, de l’affect, de la défense et de l’objet.
En fin d’ouvrage, une rubrique propose plusieurs présentations de livres.
– Bernadette Ferrero Madignier présente l’ouvrage collectif intitulé Garder au cœur de l’été. Récits de réinvention de soi – E. Chauvet, L. Danon-Boileau et J.-Y. Tamet – Edition In Press 2020, 189 pages.
– Isabelle Alfandary, Bernadette Ferrero Madignier et Jean-Yves Tamet proposent une présentation et un commentaire de l’ouvrage réunissant les introductions et notes de James Strachey aux écrits de Freud, traduites et prolongées par Michel Gribinski ; intitulé Portes ouvertes sur Freud, de J. Strachey et Michel Gribinski, édition Fario, 2020, p.704.
– Steven Rosenbloom, propose une présentation du livre Time for change : tracking transformations in psychoanalysis – the three level model, édition Marina Altmann de Litvan, 2014, p. 366.
Claude Arlès, psychanalyste APF
N° 29 de la Revue Canadienne de Psychanalyse-Canadian Journal of Psychoanalysis – printemps 2021