Isée Bernateau et Alexandre Morel ont réalisé pour Les Enfants de la Psychanalyse cet entretien avec Catherine Chabert, autour de son dernier ouvrage Les belles espérances – Le transfert et l’attente, titre des plus évocateurs. Catherine Chabert y déploie subtilement , en appui sur la clinique, les différentes nuances de l’attente…
Alexandre Morel : Chère Catherine Chabert, comment est né le projet de ce livre ? Quel lien avec vos deux ouvrages précédents, La jeune fille et le psychanalyste et Maintenant il faut se quitter ?
Catherine Chabert : Je crois que je ne sais plus exactement comment l’idée de travailler sur l’attente m’est venue. C’est le roman de Charles Dickens, Great expectations qui a inspiré le titre, mais, dans l’introduction de Maintenant il faut se quitter, la question de l’attente était déjà là. C’est une évidence, en amont ou au décours de la séparation, l’attente est nécessairement présente. Il me semble qu’il est impossible de penser que l’attente n’est pas au premier rendez-vous avec un analyste. L’espoir ou l’attente.
Alexandre Morel : Est-ce que Françoise Coblence, qui dirigeait la collection à ce moment-là, a été partie prenante de la fabrique du livre ?
Catherine Chabert : Absolument, c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles je suis contente que cet entretien ait lieu aujourd’hui, même si le livre est paru à l’automne 2020. Quand j’ai proposé Les belles espérances à la collection « Fil rouge » des Puf, je savais que je travaillerai avec Françoise et avec Paul Denis. Mon interlocutrice principale était Françoise, et elle l’a été du début jusqu’à la fin. Ce qu’il y avait de formidable avec Françoise, c’est qu’elle était toujours très enthousiaste. J’ai travaillé pour la confection du livre seule pendant assez longtemps et elle a respecté cette nécessité pour moi. Je suis très émue en repensant à ce travail ensemble. C’était une éditrice formidable, et une lectrice remarquable.
Isée Bernateau : Votre livre s’intitule Les belles espérances : de quel espoir une analyse peut-elle être porteuse ? Que peut-on attendre d’une analyse, du côté du patient bien sûr, mais aussi, du côté de l’analyste ?
Catherine Chabert : Je crois qu’il est important de différencier l’attente et l’espoir. L’espoir est toujours connoté positivement, il serait absurde d’associer les espérances à quelque chose de mauvais, de désagréable, de pénible, de douloureux. Alors que pour l’attente, c’est différent : aussi bouleversant ou inadmissible que ça puisse paraître il peut y avoir dans une analyse l’espoir que ça ne marche pas. Enfin l’attente, j’ai fait un lapsus ! J’ai dit l’espoir, je voulais dire l’attente que ça ne marche pas, du fait du masochisme, de l’agrippement à la souffrance psychique et à la douleur. Les hommes ne veulent pas guérir, c’est un des messages les plus forts de Freud à la fin de sa vie.
Du côté de l’analyste se pose la question des représentations-buts, dont on sait qu’il ne devrait pas en avoir, sauf que c’est impossible. Je pense que si je n’avais aucune espérance dans l’analyse, je ne serais pas psychanalyste. Même si je sais que ces espérances sont parfois déçues ou qu’elles trouvent des issues inattendues, parfois bizarres, ce qui est quand même une chance, que tout ne soit pas prévisible, c’est ce qui permet la surprise, l’étonnement, le désarroi, l’embarras… et la découverte ! Il y a une part d’illusion qui demeure, de toutes manières. Je crois que l’espoir, c’est quand même que le ou la future patiente puisse, non pas seulement mieux vivre, mais être plus libre, gagner un peu plus de liberté. Pour moi, la liberté c’est essentiel : reste à savoir ce qu’on entend par là !
Et là, c’est à la fois l’analyste et c’est moi. C’est moi comme analyste mais c’est moi comme personne aussi, parce que c’est quelque chose d’extrêmement important pour moi la liberté, la liberté de vivre, de penser, d’aimer, la liberté d’être…c’est pour ça aussi que je suis psychanalyste. Autrement dit, pour parler en termes un peu pompeux, c’est pour essayer de défaire ce qui pourrait apparaître comme un destin inéluctable, aller contre la répétition… Ou alors, pour le formuler encore d’une autre façon, ce que je peux attendre d’une entreprise analytique, c’est que l’analysant devienne vraiment l’auteur de sa vie. Ce qui est extrêmement ambitieux.
Alexandre Morel : Vous évoquez le couple patience-impatience, si important dans le travail de l’analyste. Le transfert est-il un fruit de l’impatience ? Au sens où on pourrait dire que tout l’infantile est toujours du côté de l’impatience. Quelle est l’évolution de votre rapport à l’attente dans votre pratique ?
Catherine Chabert : Parmi les caractéristiques les plus précieuses de l’analyse pour moi, il y a le temps. Je trouve que c’est absolument magnifique d’avoir du temps. Et même plus tard, quand le temps a passé, quand on avance en âge, c’est formidable d’avoir encore du temps pour l’analyse.
Je suis assez immobile en séance. Je m’en suis rendu compte parce que mes patients me le renvoient régulièrement mais aussi parce que je sais que supporte très bien l’attente, la position de réserve voire la passivité (au sens analytique du terme) Non seulement cela me convient, mais ça me plaît, de m’installer sur mon fauteuil et d’écouter, tout simplement !
La question de l’impatience, je me la suis posée grâce à Françoise Coblence. Grâce à elle, j’ai pu me demander jusqu’à quel point mon attraction par la passivité n’était pas un contre- investissement de l’impatience, d’une impatience que je peux éprouver par ailleurs dans mon goût de la vie, dans le fait que j’ai beaucoup de projets tout le temps, que le futur m’importe autant que le passé.
Isée Bernateau : A propos du cas d’Élodie, qui ouvre et ferme le livre, vous vous penchez sur les dangers de l’amour maniaque de transfert, qui peut se déployer dans la cure d’une femme, avec une femme analyste. A partir de votre grande expérience des cures de jeunes filles et de femmes, quel est selon vous de la spécificité du lien transférentiel, tel qu’il est susceptible de s’instaurer entre deux femmes : la patiente et son analyste ?
Catherine Chabert : Dans mon travail avec des adolescents, j’ai énormément travaillé avec des filles, beaucoup plus qu’avec des garçons. C’est vrai que dans service de psychiatrie de l’adolescent de l’Institut Mutualiste Montsouris, on offrait à ces adolescentes, très souffrantes, des figures identificatoires différenciées, notamment dans le couple consultant-psychanalyste parce que, pour nous, à l’époque (!), la différence des sexes, était le paradigme de la différence et que la présence réelle d’un homme et d’une femme dans la prise en charge constituait, à notre avis, un point d’ancrage aux processus de différenciation, si souvent malmenés à cette période de la vie. Et puis, il semblait plus aisé pour les filles d’engager un traitement analytique avec une femme. Peut-être que je ferais la différence cependant entre les traitements d’adolescentes et les traitements de femmes adultes, parce qu’il y a une problématique sur laquelle je travaille depuis plusieurs années, en m’appuyant beaucoup justement sur les travaux de Françoise Coblence, c’est celle de l’homosexualité dans le transfert.
Tant que je travaillais avec de très jeunes femmes, des jeunes filles, j’ai beaucoup pensé que la question de l’homosexualité, dans le transfert des adolescentes en analyse avec une femme, était intraitable, comme ça, directement, frontalement. L’homosexualité est nécessairement présente dans l’analyse, de toutes façons, dans ses composantes diverses – archaïques, narcissiques, sexuelles- mais avec les jeunes filles, l’excitation liée à la présence d’une femme en tant que femme me paraissait très difficile à interpréter, alors que dans les cures de femmes avec une femme, les voies de la construction et de l’interprétation sont plus ouvertes, peut-être parce que les choix d’objet, au moins au niveau manifeste, sont davantage déterminés.
Ce qui me paraît important c’est que l’homosexualité constitue un lieu de résistance, un motif de résistance, qui peut être majeur dans certaines cures, aussi bien dans le transfert que dans le contre-transfert. Par exemple, je pense que l’idéalisation dans le transfert est une défense, est une lutte puissante contre la sexualité, a fortiori, entre une femme et une autre femme, entre la patiente et l’analyste. L’idéalisation a cette fonction à la fois défensive et résistante et, en ce sens, elle est partie prenante dans les espérances. Parce que l’idéalisation relève du transfert narcissique des deux côtés, du côté de l’analyste et du côté du patient.
Alexandre Morel : Dans Les belles espérances, l’espoir fait couple avec la déception, moment important, douloureux et fécond, qui joue un rôle conséquent dans les cures. Vous écrivez : « La mère appartient sexuellement au père et de cette loi découle une déception à jamais gravée dans la psyché ». La déception est-elle nécessairement présente dans une cure ? Ou l’analyste est-il là, au contraire, pour permettre une expérience de satisfaction qui n’a pas eu lieu ? Comment s’articulent les deux dans la cure ?
Catherine Chabert : Je crois que c’est difficile de répondre à cette question très « winnicottienne », à savoir que l’analyse pourrait permettre que s’éprouve une expérience qui n’a pas eu lieu. Cela dit, cette expérience qui n’a pas eu lieu … est-ce que c’est nécessairement une expérience de satisfaction ? Pour Winnicott d’ailleurs, c’est l’effondrement qui est en cause, la crainte d’un effondrement qui n’a pas pu avoir lieu, faute d’un environnement susceptible de l’accueillir.
Je mets l’accent là-dessus parce que je suis assez résistante à l’idée d’une posture réparatrice de l’analyste. Je craindrais, si l’on a comme espoir ou comme représentation-but d’apporter au patient des satisfactions qu’il n’a pas eues, que se développent une allégeance et une dépendance extrêmes et donc délétères. Parce que de toute façon, chez le patient il y a bien cette attente-là, nécessairement. Et bien sûr, l’analyse, quelle qu’elle soit, thérapie en face à face, ou cure divan-fauteuil, devrait, à un moment ou un autre, confronter à une désillusion, une frustration, une déception…en présence et avec l’analyste. Si effectivement, il y a un excès de satisfaction, il n’y a aucune raison de décrocher, de se séparer, d’aller chercher ailleurs. On est pris au piège par le modèle de l’idéalisation : l’analyste est tout pour le patient, qui s’imagine être tout pour son analyste, comme il a inconsciemment désiré et a été déçu de ne pas avoir été tout pour sa mère, pour son père. Donc, pour moi, l’expérience de l’analyse s’inscrit vraiment à la fois dans l’excitation et la recherche de satisfaction d’une part, et, d’autre part, dans une frustration nécessaire. Sinon je craindrais que le patient devienne complètement dépendant et qu’il ne puisse jamais devenir l’auteur de sa vie, et au premier chef de sa vie psychique : le risque de la satisfaction excessive, c’est bien qu’elle abrase le désir et le fantasme, qu’ils ne trouvent pas leur place dans la réalité intérieure. L’analyse peut permettre que s’éprouve la déception sans que cette expérience soit définitivement dévastatrice. Comment pouvoir réamorcer les désirs ailleurs, comment déplacer ses objets de désir, sans un renoncement minimal aux objets d’amour originaires ? Cela participe de la construction narcissique et de la capacité de traverser l’épreuve de perte et de séparation. Il faut pouvoir perdre pour aller à la conquête de nouveaux objets : « Il avait cessé d’espérer, il pouvait commencer à vivre » c’est la dernière phrase Du narrateur, à propos de Lucien, dans Illusions perdues, le film magnifique de Xavier Giannoli .
Isée Bernateau : Vous constatez dans les cures d’Elodie, d’Antonia et d’Helena, une réactualisation, dans la cure, des conflits archaïques mère-fille, qui fait passer de l’idéalisation, et des espérances qu’il contient, à une déception, pleine de colère et de rage. A la lumière de ce conflit violent entre espoir et déception, que diriez-vous aujourd’hui de l’amour mère-fille ?
Catherine Chabert : La question ouvre celle du transfert négatif, moment absolument essentiel dans l’analyse : ça passe ou ça casse. Et le transfert négatif est en résonance avec la désidéalisation : on parvient à un ajustement de l’ambivalence, une acceptation de la haine, si l’analyste la supporte. Mais la désidéalisation est parfois à ce point insupportable qu’elle entraîne un vécu persécutif, la face cachée du transfert homosexuel : la composante paranoïaque de la revendication d’amour haineux se maintient envers et contre tout, une manière de dire à l’analyste : « Vous ne me donnez pas ce que je veux, vous ne voulez pas me le donner, vous gardez tout pour vous. Vous ne m’aimez pas ! » Répétition, conviction, colonisation par une figure et un fantasme de mauvaise mère… qui fait partie des configurations de relations mère-fille qu’on retrouve dans des modalités de fonctionnement psychique sont très diverses. C’est ce qui m’intéresse tellement dans la bisexualité : bien sûr, dans les configurations de relations mère-fille, la mère n’est pas seulement la rivale, elle est aussi un objet d’amour qu’il ne faut pas perdre, et le socle des identifications. Sans oublier que la mère est aussi une figure surmoïque absolument essentielle. A quelles formes, à quels effets du surmoi serons-nous confrontés dans l’analyse ? Un surmoi cruel, qui interdit et empêche de devenir femme, ou de devenir mère, ou les deux ? Alors là, pour le coup, l’enjeu de la cure entre deux femmes, c’est justement la défaite, au moins partielle, de cette cruauté surmoïque et une ouverture vers la réalisation de désirs sans excès de tourment, la possibilité d’accès à un surmoi bienveillant.
L’avantage de penser les choses analytiquement c’est à dire en termes de surmoi, c’est que, bien évidemment, il ne s’agit plus de parler d’une mère sadique ou d’un père autoritaire : le surmoi est une instance, une composante inconsciente de la psyché comprise dans une fiction topique et c’est sa valeur symbolique qui devient effective. Ce qui fait qu’une fille ne s’autorise pas à être une femme, ce qui fait qu’elle ne s’autorise pas à avoir des plaisirs liés à sa sexualité se découvre à l’intérieur de sa psyché, c’est elle qui s’empêche, même si les aléas et les qualités de son surmoi dépendent en partie des figures parentales.
Ce qui s’inscrit analytiquement, c’est le conflit intra-psychique, très éloigné de l’intersubjectivité. Ce n’est pas la même chose de construire au fil des séances une scène dans laquelle la lutte entre les désirs et les interdits s’incarne et se figure dans une relation plus ou moins violente avec le père ou la mère, que d’adhérer très vite, trop vite, à une causalité effective qui dénoncerait la valence traumatique de la réalité historique…
Isée Bernateau : En travaillant sur votre livre, il nous est apparu que c’était un très beau livre sur le transfert. Sur l’extrême difficulté de son maniement, mais peut-être plus encore sur sa force. Comme son sous-titre l’indique « le transfert et l’attente », on a le sentiment que c’est un livre qui porte sur la folie du transfert. L’une des formes singulières de cette folie, telle que vous la traitez, cela pourrait être l’impossibilité de se séparer des objets œdipiens, jusqu’au masochisme moral ou à la mélancolie. Dans ces cas-là, on assiste au fait que le patient préfère détruire sa vie plutôt que de renoncer ou de se séparer.
Catherine Chabert : C’est vrai que, pour moi le transfert, c’est l’opérateur majeur de l’analyse. Bien entendu, je n’en fais pas une expérience convenue, je trouve qu’il y a quelque chose de très inconvenant dans le transfert. La question du transfert confronte à la nécessité, pour moi en tout cas, de l’incarner dans la clinique et dans la communication analytique. C’est parce que le transfert occupe une fonction et une place majeures pour moi dans l’analyse que je suis contrainte de travailler avec la clinique des cures. Il m’est très difficile de travailler uniquement à partir de la métapsychologie : le transfert pourrait constituer une butée d’une approche essentiellement théorisante. Comment en rendre compte ? Qu’est-ce qu’on en peut dire ? N’est-ce pas justement le fait de partager, de s’adresser à d’autres, par la voie de l’écriture – déjà un transfert – qui permet d’en parler ? Et puis parfois, plus ou moins rapidement, dans le mouvement même de l’analyse, grâce à la parole, ce qui se passe entre l’analyste et le patient change : une transformation des liens, une transformation des représentations et des affects. C’est l’expérience transférentielle qui le permet et c’est là que se retrouve l’expérience de la déception. L’analyste n’est pas nécessairement, naturellement décevant, mais je me demande quand même jusqu’à quel point il n’a pas à être déceptif, c’est à dire activement décevant, frustrant, ce que Laplanche traduit par refusement, et qui relève de la réserve de l’analyste.
Alexandre Morel : Alors ce que l’on peut aussi espérer de l’analyse, est-ce que ce n’est pas aussi que l’analyse puisse faire opposition à ce que vous appelez la « filière anti-objectale », notamment dans le cadre de la mélancolie ? Vous écrivez que la cure a le pouvoir de retrouver l’objet derrière le narcissisme, mais je me suis beaucoup demandé, en vous lisant, comment se fait l’accroche, notamment lorsque l’objet semble complètement disparu dans les identifications mélancoliques ?
Catherine Chabert : Bien entendu, quand je parle de mélancolie je ne parle pas de la mélancolie psychiatrique. Dans la mélancolie du transfert, chaque fois qu’un patient s’adresse à un analyste, il y a nécessairement une dimension libidinale. Même si elle est extrêmement ténue, même s’il va y avoir, dans l’analyse, un acharnement à vouloir effacer ce courant, à abraser justement ces traces libidinales.
Alexandre Morel : Vous dites souvent que l’analyste s’offre comme objet, et je me demandais ce qui faisait qu’une accroche à cet objet qu’est l’analyste était possible quand toutes les accroches objectales semblent perdues dans le repli narcissique. Qu’est-ce que l’analyste aurait de plus ? Est-ce que c’est parce qu’il est là deux ou trois fois par semaine ?
Catherine Chabert : Oui, quand je dis « l’analyste s’offre comme objet », je pense à ce qui se passe dans la tête de l’analyste, pas nécessairement dans celle du patient. Encore que, même si c’est un objet mélangé, confondu, condensé, ou pluriel, c’est nécessairement un objet auquel le patient s’adresse ou, en tout cas, un objet de déplacement. Mais cette offre est absolument conditionnée par la situation analytique : quel que soit le cadre d’analyse proposé (je n’aime pas beaucoup le terme de cadre, mais je n’en trouve pas d’autre), ces conditions assurent la régularité et la présence de l’analyste… Une présence perceptible qui témoigne d’un possible investissement. Et c’est pour ce motif que je suis tellement attachée à la ponctualité, à la régularité des séances, et pourquoi je continue aussi de penser qu’il n’y a pas d’offre plus généreuse que celle des trois séances par semaine. Même si on dit aujourd’hui que c’est difficile, que les patients n’y parviennent pas.
Alexandre Morel : Je voudrais savoir ce que vous pourriez dire de l’usure, et de son utilité dans la cure. Le renoncement vient-il justement de l’usure, comme une longue traversée que l’analyste devrait supporter ?
Catherine Chabert : Je pense que l’usure, c’est la répétition, surtout quand elle s’avère particulièrement compulsive, résistante. On peut parfois éprouver une sorte de découragement peut être plus que de désillusion. Je repense à ce que je vous ai dit à propos de la déception, on pourrait dans des modalités chaque fois singulières, penser la traiter sur le modèle de la déception œdipienne : pas maintenant mais plus tard, pas avec mon père ou ma mère mais avec quelqu’un d’autre, en référence au tabou de l’inceste évidemment, à la nécessité de renoncer à ce fantasme de désir et l’ouverture vers le déplacement. C’est là aussi que l’attente est quand même tellement impliquée dans la traversée œdipienne non seulement en termes de choix d’objets mais aussi en termes d’identifications : c’est quand je serai grand que je serai un homme, c’est quand je serai grande que je serai une femme. Pas maintenant !
Alexandre Morel : Comme vous l’écrivez dans ce livre, l’analyste est cette personne avec qui ça pourrait être possible mais ça ne l’est pas. Ce mélange de disponibilité et de refus.
Catherine Chabert : C’est ça. Je pense que l’endurance et l’usure sont très associées, très déterminées par tout ce qui relève de la haine : qu’“est ce qui permet, dans le meilleur des cas, de surmonter la déception ? Parce que la déception, elle, engage évidemment des éprouvés négatifs. Ça libère, la déception, ça peut libérer une agressivité énorme. Ou bien, effectivement, le patient se sent lui-même décevant, et il s’offre alors comme objet décevant à l’analyste, en répétant son histoire infantile, être décevant, avoir été décevant, les enjeux du masochisme ( ou de la mélancolie) en quelque sorte : continuer à être décevant, continuer à se sacrifier répétitivement. Sauf que, si on endure l’usure, on peut espérer que le patient puisse aller au-delà de la déception, et retrouver l’énergie de ses espérances, nourrie effectivement par des illusions anciennes. Comme dans la vie amoureuse, l’emballement amoureux des premiers temps, mais aussi la possibilité de vivre la déception à certains moments, et de pouvoir justement la vivre avec l’autre.
Et c’est peut-être cette expérience que donne l’analyse. D’ailleurs, les fins d’analyses c’est hyper intéressant pour ça. Pourquoi tout à coup un patient dit « je vais m’arrêter » ? Ce n’est pas nécessairement parce qu’il est arrivé à réaliser un certain nombre de désirs. Certes ça marche avec, mais on sait à quel point il peut y avoir un frein par rapport à la réalisation de désirs du fait de la conviction, ou plutôt du fantasme « Quand j’aurai réalisé mes désirs et quand j’irai bien, vous ne voudrez plus de moi ! » Il y a une phase de l’analyse, drôlement importante, qui consiste à admettre, accepter, que les espérances soient satisfaites.
Isée Bernateau : Catherine Chabert, est-ce qu’on pourrait dire alors que, finalement, le trajet d’une cure, c’est : faire l’expérience que la déception n’a pas tout emporté, qu’on n’a pas tout perdu, corps et biens, dans cette déception ? Que l’analyste y a survécu, le patient aussi, et que le lien entre l’analyste et le patient, y a survécu ? Et qu’on peut aller voir ailleurs, puisque tout n’est pas perdu ?
Catherine Chabert : Oui, c’est une formulation qui me convient bien ! A condition de préciser dans quelles logiques la déception pourrait s’inscrire : une logique narcissique, où l’idéalisation est fortement mobilisée, mais aussi une logique œdipienne dont les mouvements pulsionnels, sexuels et agressifs, s’organisent singulièrement. Et puis, bien sûr, la logique mélancolique : si elle m’intéresse tellement, c’est parce qu’elle est, par excellence, à l’origine, celle de la déception, depuis Deuil et mélancolie. Et qu’elle donne une autre épaisseur à la problématique de la castration, dont elle déploie les enjeux narcissiques. Dans la castration, il y a à la fois une frustration narcissique et une frustration objectale, qui existe de toute manière, mais qui ne convoque pas d’emblée des scènes ou des souvenirs d’enfance : elles peuvent permettre plus tard, par la voie associative, une incarnation ou une figuration transférentielle en quelque sorte. La remémoration, la construction, l’émergence de fantasmes, les éprouvés, sont autant de produits de l’analyse, de la présence de l’analyste, de son écoute, de sa manière d’être là, qui permettent l’associativité et ses déploiements. C’est cette part narcissique du transfert – ce que j’appelle sa doublure, – comme une soie double le tissu d’un vêtement -, la plus silencieuse, en deçà des mots, qui est indispensable pour que l’analyse ait lieu.
Les belles espérances, le transfert et l’attente, de Catherine Chabert, PUF collection Le fil Rouge, Octobre 2020
Cet entretien a été transcrit par écrit par Raphaël Dussarp.
Retrouvez l’entretien de Catherine Chabert à propos de Maintenant il faut se quitter sur Les enfants de la Psychanalyse