Sur Notre corps, de Claire Simon

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Écrire sur les corps à l’heure où ils sont mas­sa­crés et les vies humaines bra­dées, est peut-être incon­gru, semble rele­ver d’un défi sinon d’une vani­té. Mais l’intime et le poli­tique ne sau­raient se tenir trop à dis­tance l’un de l’autre.

En ces temps d’accablement, on peut se don­ner du cou­rage en pen­sant aux béné­dic­tions que la pre­mière accou­cheuse de Notre corps donne à son bébé : « lon­gé­vi­té, san­té, paix, amour, res­pect… », où chaque mot résonne avec une force pro­di­gieuse, résis­tant à l’énumération. Cette scène – qui inau­gure cet article, non pas le film – n’est pas sans évo­quer et se démar­quer d’autres accou­che­ments au ciné­ma. Quand cer­tains tenaient leur camé­ra face à l’origine, dans une obs­cé­ni­té construc­tive ou métho­dique, Claire Simon se place de pro­fil, en biais et pudi­que­ment, dis­po­sée au tra­vel­ling laté­ral, aller et retour, jusqu’au visage de la mère quand la sage-femme lui pré­sente son enfant. On apprend que cette femme accouche seule, pen­dant que le père garde les ainés. Autre soli­tude, de nature dif­fé­rente, celle de la sage-femme, qui n’a vrai­sem­bla­ble­ment besoin d’aucune assis­tance pour faire tran­quille­ment naître ce bébé. On en oublie­rait presque qu’elles sont fina­le­ment toutes les deux accom­pa­gnées : Claire Simon est là.

Et nous aus­si. Témoins pri­vi­lé­giés du pre­mier souffle d’un bébé que sa mère ren­contre et bénit, c’est tout au long du film que « nous » sommes inter­pe­lés. « Nous allons faire des ana­lyses », « nous allons pré­ve­nir votre sœur », « nous allons essayer la chi­mio­thé­ra­pie ». Les spec­ta­teurs font par­tie inté­grante du dis­po­si­tif, et nous assis­tons aux consul­ta­tions, opé­ra­tions, écho­gra­phies, etc. Chaque patiente sait que nous sommes là et que nous la ren­con­trons à tra­vers la camé­ra, et par un sou­hait éclai­ré de se racon­ter ain­si, plonge nos yeux et nos oreilles dans la confi­dence, de l’intimité au secret médi­cal.

C’est par la tra­ver­sée du cime­tière du Père-Lachaise que le film com­mence, lieu incer­tain de pas­sage, forêt magique et effrayante des contes. En évo­quant son père fami­lier de la chambre d’hôpital, Claire Simon com­mence par se faire petite fille et nous emmène : en fil­mant ses pieds qui avancent sur les pavés tel un enfant de Récréa­tions, l’image tremble un peu, comme lorsqu’on tient pour la pre­mière fois, enfant, une camé­ra entre ses mains. Régres­sion savou­reuse et éton­nante, s’agirait-il de repar­tir à zéro ? Cinéaste et cadreuse che­vron­née, Claire Simon s’apprête à nous pré­sen­ter ce qu’on pour­ra consi­dé­rer comme un chef‑d’œuvre, d’un dépouille­ment gri­sant que la suite des images conti­nue­ra de reven­di­quer.

De l’autre côté de la forêt, se trouve l’hôpital, où coha­bitent paci­fi­que­ment les ser­vices de mater­ni­té et d’oncologie, réunis­sant alors ce qui com­mence et ce qui s’achève, où se croisent ceux qui gué­rissent et ceux qui finissent. Claire Simon y filme les corps, orga­niques et sym­bo­liques, de femmes qui accouchent, qui ont recours à l’IVG, ou à la PMA ; elle y filme l’endométriose, l’infertilité, le can­cer ; celles qui vivent une tran­si­tion de genre, qui ont subi des vio­lences gyné­co­lo­giques ; les nour­ris­sons, les ado­les­centes, les jeunes et les vieilles, les tou­jours en vie et les mou­rantes.

Mais aus­si : les embryons, les fœtus, les pla­cen­tas, les méta­stases, et les fluides de toutes sortes… Du sillage d’un sein à la cica­trice issue de son abla­tion, de l’insertion dou­lou­reuse d’une pipette pleine d’embryons à la giclée aveu­glante de liquide amnio­tique : dans un cadre médi­co-ciné­ma­to­gra­phique à la fois sen­sible et inquié­tant, l’intériorité s’incarne et se montre depuis la matière. Claire Simon nous fait voir le corps fémi­nin et ses poten­tia­li­tés en creux, en ren­dant visible ce qui demeure sou­vent mas­qué. Mais ce n’est ni au manque ni au désir que confrontent ces corps : le fémi­nin s’érige aus­si par ses organes et leurs fonc­tions, bous­cu­lant une lec­ture bien connue se réfé­rant essen­tiel­le­ment au constat sco­pique et immé­diat.

Pour­tant, les des­tins sont autres qu’anatomiques. Ce n’est a prio­ri pas aux muqueuses que l’on s’identifie, mais à la détresse, de part et d’autre du bureau ou du bran­card, der­rière et devant la camé­ra. La détresse en plan large : de celle qui, créa­tive, sus­cite la ren­contre, à celle qui annonce peut-être l’irréparable. Pers­pec­tive à la fois esthé­tique et soro­rale déjà amor­cée le long des cou­loirs du plan­ning fami­lial des Bureaux de Dieu, où conseillères comme visi­teuses devaient tour à tour com­po­ser avec le désar­roi et sup­por­ter l’incertitude.

Ce qui reste mas­qué, à l’heure du tour­nage, ceux sont les visages… sou­ve­nirs plus ou moins loin­tains d’un temps aux mesures pro­phy­lac­tiques et autres Ffp2. Sans doute d’abord regret­tables, ils favo­risent un ailleurs, une écoute et une atten­tion par­ti­cu­lière à ce qui se pro­duit au cœur de la ren­contre et des dia­logues aux into­na­tions sans équi­voque ou hési­tantes, aux gestes timides ou par­fois tran­chants, aux silences humides et aux regards inquiets. L’hôpital Tenon se rêve théâtre antique, où des acteurs mas­qués jouent les rôles de leur vie.

Décors des corps : au bloc opé­ra­toire, dans cet espace que l’on sait rigou­reu­se­ment asep­ti­sé, la réa­li­sa­trice filme des écrans et des machines au sein des­quelles dis­pa­raissent des corps, ceux des méde­cins. La robo­tique domine. Sur le moni­teur, l’anatomie tri­tu­rée s’expose crû­ment, on s’y perd, non sans dégoût. Com­ment se repé­rer au milieu de cette inté­rio­ri­té vis­cé­rale ? Heu­reu­se­ment, la tech­nique se dote d’une voix humaine et laisse entendre quelque chose du réel orga­nique, sou­cieuse de trans­mis­sion. Mais comme les regards divergent ! Péné­trant les entrailles, alors même que la sur­face semble bien loin­taine, on entend un chi­rur­gien qua­li­fier son geste de « super­fi­ciel ». Et Paul Valé­ry de décla­rer, sans iro­nie, que « ce qu’il y a de plus pro­fond chez l’homme, c’est la peau ».

Un peu plus tard, l’agressivité d’une césa­rienne nous fait dou­ter quelques trop longues secondes : on retient son souffle avant que les nou­veau-nés – des jumeaux tout juste extraits comme manu mili­ta­ri du ventre mater­nel, tour­billon­nant entre les mains d’une sage-femme pour les défaire de leur cor­don ombi­li­cal – ne s’animent en s’appropriant l’air qui les fera enfin crier.

Ailleurs, au labo­ra­toire du ser­vice de PMA, d’autres écrans à l’écran révèlent la ren­contre gra­cile d’un sper­ma­to­zoïde et d’un ovule sur une table de fécon­da­tion. L’injection intra­cy­to­plas­mique se veut pic­tu­rale et dan­sante. Là aus­si se joue la « valse folle des des­ti­nés » ; et du katha­ka­li de Pre­mières soli­tudes à la teck­to­nik des Bureaux de Dieu, on sait que Claire Simon aime fil­mer la vie cho­ré­gra­phiée. Puis on sou­rit tris­te­ment à pro­pos d’un sper­mo­gramme de mau­vais augure : « C’est le moment où on doit repé­rer les morts et comp­ter les vivants ; ici il y a 24% de vivants, et 76% de morts… ». Paro­diant Tche­khov, ces chiffres sinistres sont l’occasion pour les bio­lo­gistes d’évoquer la « norme » ; mais ici pas ques­tion de conti­nuum, le patho­lo­gique est hélas rare­ment prêt à tran­si­ger.

En consul­ta­tion, on relève le lap­sus d’un méde­cin annon­çant à une jeune patiente les effets secon­daires d’un lourd trai­te­ment contre l’endométriose : « En thé­rap… euh, en théo­rie, vous ris­quez une chute de libi­do et des dou­leurs ». En thé­ra­pie. Du moins, ce film rend-il compte de pro­ces­sus phy­sio­lo­giques et de mou­ve­ments psy­chiques, de ce qui se joue et s’élabore dans l’intimité de la ren­contre autour du corps, pro­po­sant une tra­ver­sée de l’intériorité dont les fluides font lan­gage. On finit peut-être par s’y iden­ti­fier, aux muqueuses. Et si l’on com­prend bien pour­quoi les psy­cho­logues du ser­vice n’ont pas lais­sé entrer en séance la camé­ra de Claire Simon, on serait curieux d’accéder à ce qui pour­rait s’y figu­rer.

En onco­lo­gie, comme ailleurs, le mal­heur ne semble frap­per que des inno­cents. « Je ne suis pas la pre­mière à qui ça arrive », déclare Claire Simon à l’annonce de son propre can­cer dans cette salle de consul­ta­tion – et de ciné­ma – où semblent convo­qués de conserve l’ironie du sort et l’heureux hasard, nous per­met­tant d’assister à ce qui n’aurait pas été pos­sible autre­ment. Mais comme le montre et l’incarne la cinéaste, être en mou­ve­ment, c’est être en vie, même quand on souffre. « Ah c’est sym­pa le ciné­ma, je trouve ça très bien cette his­toire de film, Claire Simon, je trouve ça génial… », se réjouit une patiente emmaillo­tée sur son bran­card opé­ra­toire, quelques minutes avant la sédui­sante entrée en scène des anes­thé­sistes.

Enfin, rien de nou­veau depuis Molière ? C’est ce que pour­raient lais­ser pen­ser les scènes de réunion entre méde­cins, demi-dieux des temps modernes à la fois hon­nis et ado­rés. Mais Claire Simon y insuffle de la nuance et donne aus­si à voir le corps médi­cal au tra­vail, au sein de situa­tions cli­niques où chaque soi­gnant témoigne de ce qui lui est propre, d’un lan­gage, d’une atten­tion et d’une écoute déjà plus ou moins thé­ra­peu­tiques. Le corps médi­cal est, la plu­part du temps, exem­plaire, et les patientes aus­si, d’ailleurs.

Ain­si Notre corps achè­ve­ra peut-être de nous convaincre qu’une puis­sance nous observe d’en-haut. Selon l’humour yid­dish, cette puis­sance rit quand on pré­voit. Claire Simon, per­chée du haut de sa camé­ra, nous donne le ver­tige.

Notre corps · Claire Simon · Madi­son Film · 2023 · 2h48

Avec la complicité de Roman Kané.