« Trans », l’autre nom de la psychanalyse ? Entretien avec Stéphane Habib

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Sté­phane Habib est psy­cha­na­lyste et phi­lo­sophe. Il est édi­teur aux édi­tions Les Liens qui libèrent et membre du comi­té de rédac­tion de la revue Tenou’a. Il est l’auteur de plu­sieurs livres par­mi les­quels Il y a l’antisémitisme (2020) aux édi­tions LLL et Faire avec l’impossible. Pour une relance du poli­tique (2017) paru chez Her­mann puis en poche (pocket, 2020).

Audrey Louis : La reprise de cette revue nous a ame­nés à nous inter­ro­ger, avec Julia Pélis­sier et Alif Bou­harb, sur la ques­tion de la trans­mis­sion en psy­cha­na­lyse et de la psy­cha­na­lyse. Cette revue est avant tout un héri­tage que l’on nous trans­met. Alors mettre cette ques­tion au tra­vail en pro­po­sant un pre­mier numé­ro, disons, qui aborde la trans­mis­sion nous est vite appa­ru comme un point de départ néces­saire, ne serait-ce déjà que pour nous appro­prier ce nou­vel objet. Par ailleurs, ayant assis­té l’an der­nier avec beau­coup d’intérêt à ton sémi­naire sur l’é­coute : « tom­ber dans l’o­reille d’un.e autre et se rele­ver », je me suis sou­ve­nue que tu y dépliais toute une pen­sée autour de l’i­dée du pas­sage, des pas­sages, que la notion de trans­mis­sion contient : le pas­sage inter­roge le côté « trans » de la trans­mis­sion puisque dans trans­mis­sion il y a cette idée de pas­sage au-delà. Il m’a paru alors assez évident de te sol­li­ci­ter pour un entre­tien qui puisse être l’oc­ca­sion d’une ouver­ture spé­cu­la­tive inter­ro­geant les liens pos­sibles entre la trans­mis­sion et son pré­fixe « trans » qui indique un « au-delà ». Si l’on sait bien que l’au-delà est un concept cen­tral dans le cor­pus psy­cha­na­ly­tique, ne serait-ce d’a­bord que parce qu’il ren­voie à toute la dia­lec­tique pul­sion­nelle entre le prin­cipe de plai­sir et son au-delà, sous ten­du par une repré­sen­ta­tion conflic­tuelle de l’appareil psy­chique, j’ai néan­moins l’im­pres­sion qu’en même temps, la por­tée de l’au-delà n’est peut-être pas tou­jours suf­fi­sam­ment pen­sée, reste peut-être un impen­sé, comme s’il était déli­cat d’en sai­sir toute la mesure. Reprendre l’au-delà par le bout de la trans­mis­sion est alors peut-être une manière ori­gi­nale d’o­rien­ter cet entre­tien.

Sté­phane Habib : En réflé­chis­sant à notre entre­tien, je me suis dit que fina­le­ment c’est toute la psy­cha­na­lyse qu’on pour­rait mettre dans le mot trans, trans-mis­sion, dans la mesure où « l’au-delà » indi­qué par le pré­fixe « trans » signi­fie, et c’est peut-être ça l’im­pen­sé, une dis­tance. Trans marque immé­dia­te­ment un écart entre l’un et l’autre et insiste même là-des­sus. Et il m’a sem­blé que la pre­mière chose qu’on pou­vait dire à ce sujet là, c’est que l’é­cart signi­fie : la rela­tion. Il n’y a pas de psy­cha­na­lyse sans l’é­cart. Tout le dis­po­si­tif ana­ly­tique repose sur ce trans de l’é­cart et de la sépa­ra­tion parce que ce n’est qu’à la condi­tion qu’on conserve pré­cieu­se­ment cette idée de sépa­ra­tion, donc de dif­fé­rence, que quelque chose est pos­sible, comme la psy­cha­na­lyse. L’a­sy­mé­trie struc­tu­rale de la psy­cha­na­lyse, dans son dis­po­si­tif divan-fau­teuil ou fau­teuil-fau­teuil, dans la non réci­pro­ci­té entre l’a­na­lyste et l’analysant.e, com­mence d’a­bord par cet écart-là. Je trouve ça très inté­res­sant de le noter. C’est très impor­tant ! On y a fait allu­sion dans nos échanges, il y a cette phrase de Lacan que les psy­cha­na­lystes adorent répé­ter selon laquelle « il n’y a pas de trans­mis­sion de la psy­cha­na­lyse ». Je crois qu’elle demande, plu­tôt qu’à être répé­tée – comme sou­vent on aime bien répé­ter des for­mules de Lacan qui frappent – à être inter­ro­gée comme telle. D’une part, on peut essayer d’en­tendre ce qu’il dit là, mais d’autre part, on peut se dire que la psy­cha­na­lyse elle-même n’est que de la trans­mis­sion. On ne sait pas ce qui se trans­met, on ne sait pas ce qu’on trans­met par l’a­na­lyse et cepen­dant on ne fait que ça. Et le fait même que pour deve­nir ana­lyste, on passe par l’a­na­lyse, c’est que quelque chose passe ou se passe pen­dant l’a­na­lyse de l’ordre de la trans­mis­sion. On pour­rait par exemple dire : la trans­mis­sion du désir, du désir d’a­na­lyste ou de deve­nir ana­lyste. Et c’est l’autre mot qui compte beau­coup pour moi à ce moment-là, c’est que cela pointe immé­dia­te­ment le deve­nir. Un deve­nir infi­ni.
Dans la pièce de théâtre, Il n’y a pas de Ajar[1], Del­phine Hor­vil­leur écrit cette phrase très drôle que dit Johan­na Nizard qui joue le per­son­nage d’A­bra­ham Ajar : « En hébreu, tu peux “avoir été” et tu peux “être en train de deve­nir”, mais tu ne peux abso­lu­ment pas être… ni binaire, ni non binaire, ni homme, ni femme. Tu as été et tu devien­dras, mais tu es for­cé­ment en plein dans ta muta­tion. En clair, l’hébreu, c’est la langue des trans ». C’est dire qu’il n’y a pas d’être ! Pour les ana­lystes c’est quelque chose qui peut bien réson­ner dans la mesure où, je crois, on n’est pas psy­cha­na­lyste. On occupe une fonc­tion, on devient psy­cha­na­lyste, par la même on fait de la psy­cha­na­lyse quelque chose en deve­nir et donc la psy­cha­na­lyse n’est pas comme telle, elle devient. La psy­cha­na­lyse en tant que telle est un deve­nir psy­cha­na­lyse. Dès lors que l’on dit la psy­cha­na­lyse, je pense que l’on com­mence déjà à se four­voyer. De la même manière je pense que l’on ne devrait pas pou­voir dire, à part pour des conven­tions de lan­gage ou pour le jeu mon­dain, « je suis psy­cha­na­lyste ». On ne l’est pas. On l’est à un moment don­né. Le temps du dis­po­si­tif d’une séance, à recom­men­cer à chaque fois. Mais ça s’arrête là. C’est tout de suite aus­si l’i­dée, et c’est ce que je trouve très beau, d’une fra­gi­li­té intrin­sèque de la psy­cha­na­lyse. On ne peut pas se ras­su­rer dans son exis­tence une fois pour toute. Au fond tout ce qu’on peut dire c’est qu’on fait deve­nir quelque chose qui a por­té ce nom-là au départ. Et on la recom­mence à chaque fois. Et donc, à chaque fois qu’on la recom­mence, on la fait deve­nir. Mais pas « être », comme quelque chose de mas­sif.
Cette fra­gi­li­té intrin­sèque de la psy­cha­na­lyse ren­voie à ce qu’il se passe dans une cure ana­ly­tique. J’ai beau­coup insis­té là-des­sus, c’est un exer­cice, une théo­rie, plus d’une théo­rie, une pra­tique du deve­nir inter­mi­nable parce que l’on joue tout le temps. C’est donc plu­tôt un exer­cice de dés-iden­ti­fi­ca­tion ou, pas tout à fait au sens de Lacan, de désêtre. Défaire ce qui est est le prin­cipe même de l’a­na­lyse. En grec ana­luein, qui fait ana­lyse, signi­fie : dénouer, délier, défaire, de-sédi­men­ter donc dés-iden­ti­fier. Et là, tout le pré­fixe « trans » entre en jeu, tout le temps, il est même selon moi l’opérateur prin­ci­pal de l’a­na­lyse, c’est-à-dire quelque chose qui est en muta­tion per­ma­nente. D’où l’im­por­tance, je crois, d’un inté­rêt contem­po­rain pour ce qu’on a aus­si appe­lé les ques­tions « trans », mais aus­si pour un accueil alors incon­di­tion­nel de ce qui nous est appor­té. Plu­tôt qu’un rejet ou un refus qu’on assigne par­fois au titre d’une noso­gra­phie, il s’a­git de se ris­quer à une écoute com­plè­te­ment libre de ce qu’on croit pou­voir savoir de prime abord. S’il y a quelque chose à trans­mettre de la psy­cha­na­lyse, c’est cet accueil-là, cet accueil de ce qui arrive, sans « savoir » (de) ce qui arrive. Et je crois que ce qui doit se trans­mettre, et c’est pour­quoi c’est très fra­gile, c’est à la fois ce non-savoir et à la fois la néces­si­té d’é­vi­ter le piège de reven­di­quer ce non ‑savoir qui se retour­ne­rait alors lui-même en un savoir. On est pris conti­nuel­le­ment, on doit être pris conti­nuel­le­ment dans ce tiraille­ment-là. Et ça c’est trans au sens des écarts, de la dif­fé­rence, de la dis­tance et s’il y a quelque chose qui m’in­té­resse au titre de la trans­mis­sion, c’est cela.

A.L : Accueillir ce qui arrive et pas ce qui est

S.H : Voi­là ! Et l’ac­cueillir comme ça se donne ! Bien sûr cet accueil repose sur l’exi­gence énorme de tra­vail que cela demande au titre de savoirs pour la for­ma­tion d’un ana­lyste : les cor­pus ana­ly­tiques, dif­fé­rents ; mais aus­si, et c’est quelque chose auquel je tiens beau­coup : l’ar­ti­cu­la­tion des savoirs et dont l’en­semble per­met toute cette dés-iden­ti­fi­ca­tion dont j’es­saie de par­ler : l’im­pu­re­té fon­da­men­tale de la psy­cha­na­lyse. N’oublions jamais que le pre­mier nom que Freud aura attri­bué à son inven­tion, en 1897 dans une lettre à Fliess, est lui-même dans une langue impure, c’est-à-dire étrange, étran­gère, plus d’une (alle­mand-grec-yid­dish) et donc mineure, et que cette langue impure dit l’impureté elle-même de la chose ana­ly­tique. Ce nom c’est la « Dre­cko­lo­gie ». « Dreck », c’est la « merde » et arti­cu­lé au plus « noble » de l’histoire de la méta­phy­sique occi­den­tale, voire au plus divin (sou­ve­nez-vous du « dieu logos » de Freud) : le logos (la rai­son, le lan­gage…). Donc avant même sa nais­sance offi­cielle, la psy­cha­na­lyse se donne comme étude de la merde ou mise en lumière de la merde. Et dans cette lettre géniale, Freud se pré­sente à Fliess en roi Midas inver­sé qui trans­forme tout ce qu’il touche en merde. Je cite de mémoire, mais cette phrase je ne l’ai jamais oubliée[2]. Voi­là aus­si depuis quel lieu on doit tenir qu’il n’y a pas de psy­cha­na­lyse pure. Parce qu’elle est en deve­nir, elle doit se mêler, s’emmêler même, dans tous les autres domaines du savoir, dans toutes les dis­ci­plines pos­sibles, les plus larges, pour ensuite s’en défaire et s’ou­vrir à l’é­coute.
La psy­cha­na­lyse est tou­jours prise dans cette contra­dic­tion : l’exi­gence de tra­vail folle que c’est de se for­mer (ce qui ne s’ar­rête jamais) ; et en même temps, celle de se lais­ser défor­mer par ce qui arrive. Accueillir ce qui arrive ne peut être quelque chose de sou­ve­rain. Accueillir c’est bien plu­tôt être défor­mé, alté­ré, chan­gé, trans­for­mé jus­te­ment, par ce qui vient nous déran­ger dans notre savoir. C’est là que la psy­cha­na­lyse devient ver­ti­gi­neuse. Et je crois que c’est la toute pre­mière exi­gence qui est pré­sente dans les plus vieux textes de Freud, dans la cor­res­pon­dance avec Fliess. On retrouve dans la manière même qu’a eu Freud de faire et de défaire son savoir cette exi­gence qua­si impos­sible de ne pas accep­ter de se fixer sur quelque chose. C’est un tra­vail de dé-fixa­tion per­ma­nente non seule­ment pour l’a­na­ly­sante et l’a­na­ly­sant mais aus­si pour l’a­na­lyste, depuis deux pôles dif­fé­rents. C’est cela que sug­gère de prime abord trans-mis­sion. Il y a le pré­fixe « trans » et il y a le « mis­sion », non pas la mis­sion, mais le « mettre » du « trans­mettre », c’est-à-dire « envoyer au-delà ». On reçoit quelque chose et on est envoyé au-delà de ce que l’on reçoit, par ce que l’on reçoit. De la même manière l’a­na­ly­sante ou l’a­na­ly­sant qui énonce quelque chose par l’écoute de l’a­na­lyste, par l’é­coute très sin­gu­lière de l’é­coute ana­ly­tique, est envoyé au- delà de ce qu’il dit. Il y a cette dia­lec­tique : à la fois l’analysant.e en dit plus qu’il ne dit et à la fois l’a­na­lyste entend ce qui ne se dit pas dans ce qui se dit. Il y a ce double mou­ve­ment d’en­voyer au-delà, des deux côtés. C’est pour ça que je te disais dans une sorte de for­mule que l’on pour­rait mettre toute la psy­cha­na­lyse dans le mot de trans­mis­sion. En pre­nant le mot à la lettre, on voit bien que c’est tout le jeu de l’a­na­lyse qui se concentre dans ce mot-là. Donc quand Lacan dit « la psy­cha­na­lyse ça ne se trans­met pas », on peut aus­si dire la psy­cha­na­lyse est – sans être – ce qui ne cesse de se trans­mettre, même sans savoir. L’in­cons­cient est par­tout, y com­pris pour la psy­cha­na­lyse.

A.L : oui ce qui ne cesse de se trans­mettre et ce qui ne cesse d’es­sayer de se trans­mettre : l’in­trans­mis­sible ou l’in­di­cible. Cela met d’emblée en ten­sion ces deux ver­sions : l’in­trans­mis­sible et le trans­mis­sible.

S.H : Ce qui est très inté­res­sant dans la cure elle-même c’est qu’on ne sait pas de prime abord de quoi il en retourne dans la trans­mis­sion. On ne sait pas non plus ce qui va se trans­mettre de l’a­na­lyse à l’analysant.e. Ni ce qui va nous être trans­mis quand on reçoit quel­qu’un, puisque ça marche aus­si dans ce sens-là. Ce très bel ensei­gne­ment de Lacan, selon lequel ce sont les patients qui nous enseignent la cli­nique, signi­fie aus­si qu’ils nous enseignent la théo­rie puisqu’on est cen­sé quand même pas­ser notre temps à théo­ri­ser notre pra­tique. Et c’est la seule théo­rie que l’on doit se per­mettre. Fina­le­ment, on ne sait pas ce qui va nous être trans­mis et ce à quoi cela va nous obli­ger. En tant qu’a­na­lyste on est obli­gé par la parole ana­ly­sante. Obli­gé au sens de « res­pon­sable ». Et on est aus­si obli­gé, à par­tir du moment où l’on com­mence une ana­lyse, à accueillir ce qui se dit en fai­sant fi de toutes formes de pré­ju­gés, y com­pris de pré­ju­gés rela­tifs aux savoirs ana­ly­tiques. Dans le monde ana­ly­tique, cer­taines ques­tions contem­po­raines comme les ques­tions dites « trans » peuvent être abor­dées comme des sujets brû­lants, brû­lants mal­heu­reu­se­ment. Et je ne prends pas cet exemple au hasard car du point de vue du poli­tique c’est tout aus­si fon­da­men­tal : on ne doit pas se pres­ser vers un diag­nos­tic quand on entend une ques­tion dite « trans » au risque de se faire immé­dia­te­ment sourd à la parole qui demande. Allez savoir ! Peut-être qu’il faut com­men­cer par écou­ter ce qui se demande avant d’al­ler dire que c’est de la folie. Mal­heu­reu­se­ment, il y a encore beau­coup trop de débats dans le monde ana­ly­tique, ces pré­ju­gés existent encore beau­coup trop, comme ce fut le cas autour des ques­tions d’homosexualités et qui ren­voient aus­si à une triste his­toire de la psy­cha­na­lyse qui heu­reu­se­ment a évo­lué. C’est ici qu’il me paraît fon­da­men­tal de sou­li­gner qu’il y a de la trans­mis­sion qui vient, tou­jours de la parole, qui nous oblige à l’ac­cueillir quand bien même on n’en sait rien. Et il est impor­tant de dire que l’on n’en sait rien, parce que l’écoute est à ce prix-là. C’est pour cela que j’ai sou­vent essayé de défi­nir la psy­cha­na­lyse mini­ma­le­ment comme : accueil de ce qui arrive. Si on fait atten­tion à cette phrase, vrai­ment, « ce qui arrive », sans pré­ju­ger de ce qui arrive, c’est aus­si la condi­tion de pos­si­bi­li­té que quelque chose arrive. Et je peux appe­ler tout ça « trans­mis­sion » parce que ça nous envoie toutes et tous au-delà et au-delà même de ce que l’on sait et de ce que l’on croit pou­voir savoir.

A.L : J’ ai l’im­pres­sion que c’est ce qui fait la radi­ca­li­té de l’expérience ana­ly­tique : ce qui se trans­met c’est sur­tout que l’on en sait rien. On n’en sait rien, abso­lu­ment. On en sait peut-être quelque chose dans l’i­ci et main­te­nant. Mais le coup d’a­près ça se reforme, ça se déforme, ça se trans­forme, au sens de « trans ».

S.H : « Trans­forme », repre­nons ce mot : c’est au-delà de la forme qui arrive, le pas­sage à une autre forme. Lors­qu’on fait une ana­lyse, on cherche des formes pour la sur­vie du corps par­lant qui est là. On vient faire une ana­lyse parce qu’il y a quelque chose qui ne va pas et par­fois ce quelque chose qui ne va pas c’est fon­da­men­ta­le­ment la vie.

A.L : Ou l’aliénation à une forme trop fixe.

S.H : Voi­là ! C’est là que l’on peut dire que tout le tra­vail de l’a­na­lyste est un tra­vail de dé-fixa­tion. Et Lacan de dire : « une ana­lyse c’est défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole. » Phrase géniale qu’il aurait for­mu­lée très tar­di­ve­ment. Il y a des gens qui ne sont pas tou­jours d’accord pour la lui attri­buer. On ne sait pas si c’est lui qui l’a dite. C’est le sémi­naire de Cara­cas. Peu importe qu’il l’ait dite ou pas, la sim­pli­ci­té appa­rente de cette phrase me semble évi­dem­ment très juste : « défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole » ; et cela ren­voie aus­si­tôt à l’ana­luein grec que j’é­vo­quais tout à l’heure.

A.L : Et peut-être aus­si alté­rer par la parole. Puisque tu par­lais d’altération jus­te­ment. Quand on relit Freud depuis le début, ce qu’il repère d’a­bord cli­ni­que­ment chez ses patients et ses patientes c’est que le symp­tôme émerge là où le ou la patient.e n’a jus­te­ment pas pu se lais­ser alté­rer. Et c’est pour bou­cher l’altération qu’émerge le symp­tôme qui para­doxa­le­ment altère à son tour le sujet mais autre­ment. Et alors la parole en entre­tien ou en ana­lyse vise­rait jus­te­ment à rendre pos­sible une alté­ra­tion. C’est déjà pré­sent chez Freud, très net­te­ment. Tan­dis que dans le monde contem­po­rain on pour­rait croire qu’il faille aider le patient à ne plus être alté­ré. C’est tou­jours la demande : être le moins alté­ré pos­sible, alors que la pro­po­si­tion de l’a­na­lyse ça va être de s’altérer tou­jours un peu plus. Et ça c’est dif­fi­cile à trans­mettre : de soi à soi-même d’a­bord, en tant qu’a­na­ly­sant mais aus­si en tant qu’a­na­lyste ce n’est pas si facile à accep­ter, mais aus­si bien poli­ti­que­ment cette ques­tion de l’al­té­ra­tion pose pro­blème en ce sens qu’elle induit bien des incom­pré­hen­sions et des contre­sens qui impactent les poli­tiques de « soins ».

S.H : C’est pour cela que j’ai beau­coup insis­té sur le lien, voire la syno­ny­mie entre la psy­cha­na­lyse et le poli­tique. Pon­ta­lis parle de la psy­cha­na­lyse comme de « l’é­preuve de l’é­tran­ger ». Il n’y a pas plus poli­tique qu’une telle pro­po­si­tion. Et il n’y a pas plus cli­nique qu’une telle pro­po­si­tion. Et il n’y a pas plus freu­dien qu’une telle pro­po­si­tion dans la mesure même où l’étranger dans la mai­son, c’est ain­si que Freud va par­ler de l’in­cons­cient. L’altération, dès lors qu’on sup­pose ou que l’on pose l’hy­po­thèse de l’inconscient, on fait l’hy­po­thèse de l’é­tran­ger et la néces­si­té d’entendre immé­dia­te­ment l’altération struc­tu­rale en jeu depuis l’hy­po­thèse en ques­tion. C’est génial parce que c’est le béa­ba de la psy­cha­na­lyse : elle ne peut qu’exis­ter depuis l’ac­cep­ta­tion de l’é­preuve de l’é­tran­ger. Je par­lais tout à l’heure de la néces­si­té de l’ar­ti­cu­la­tion des dis­ci­plines. La phrase que je viens de faire « l’ac­cep­ta­tion de l’é­preuve de l’é­tran­ger » demande immé­dia­te­ment, dès lors que je l’é­nonce, de pré­ci­ser qu’il n’y a rien à accep­ter mais que l’é­tran­ger est ce qui oblige. Ce n’est pas une accep­ta­tion ou un refus. L’altération ne demande pas si tu l’ac­ceptes ou si tu ne l’ac­ceptes pas. Elle force, elle te force à son accueil. Pour moi c’est tout l’en­sei­gne­ment de Levi­nas et si l’on veut com­prendre quelque chose même des pre­mières hypo­thèses de Freud dans sa plus grande radi­ca­li­té il peut être très inté­res­sant de lire Levi­nas en même temps. Je suis arri­vé à la psy­cha­na­lyse par là.
J’étais étu­diant en phi­lo­so­phie. J’ai com­men­cé une ana­lyse non pour deve­nir psy­cha­na­lyste mais parce que ça n’al­lait pas bien, le plus sim­ple­ment du monde du point de vue de la psy­cha­na­lyse : on fait une psy­cha­na­lyse parce qu’il y a quelque chose qui cloche. Et ça clo­chait. J’ai com­men­cé à par­ler en ana­lyse et à me rendre compte que ça réson­nait drô­le­ment avec ce que j’é­tais, d’un autre côté, en train d’es­sayer de tra­vailler. J’écrivais à ce moment-là une thèse sur Levi­nas. L’a­na­lyse m’a mené par curio­si­té intel­lec­tuelle à lire Freud, puis Lacan et à vrai dire en lisant Lacan, j’ai com­men­cé par lire le Sémi­naire VII, « L’é­thique de la psy­cha­na­lyse » –  tra­vaillant sur l’œuvre de Levi­nas, le mot « éthique » m’a immé­dia­te­ment atti­ré – et à me dire qu’il y avait là des arti­cu­la­tions extra­or­di­naires qui se jouaient, et pas sim­ple­ment à cause des homo­ny­mies entre « l’Autre » et « l’Autre » par exemple, mais bien parce que ce que j’é­tais moi-même en train d’éprouver sur le divan res­sem­blait beau­coup à ce que j’é­tais en train de com­prendre de la phi­lo­so­phie de Levi­nas. Cela ren­voie à ce dont je par­lais au début de notre entre­tien, sans même y pen­ser : la non-réci­pro­ci­té entre l’un.e et l’autre, l’a­sy­mé­trie entre l’un.e et l’autre et le fait d’être obli­gé par l’ar­ri­vée de l’autre. Levi­nas dit « l’autre qui te tire par les che­veux et qui t’o­blige à l’écouter », que tu le veuilles ou non. À par­tir du moment où l’on frappe à ta porte, et même si tu pré­fé­re­rais ne pas être déran­gé, tu es obli­gé. Même si tu refuses d’ou­vrir ta porte, tu sais que tu le refuses. L’autre est déjà arri­vé par son appel. C’est exac­te­ment ce qu’il se passe dans une psy­cha­na­lyse. On est déjà obli­gé, à par­tir du moment où on a ouvert la porte, décro­ché le télé­phone, don­né un ren­dez-vous. Ça a déjà com­men­cé. L’autre, c’est pas l’autre, c’est l’ap­pel de l’autre.

A.L : De l’autre et de l’au-delà.

S.H : Mais bien sûr, tu as tout à fait rai­son, c’est exac­te­ment ça. C’est pour ça que j’ai com­men­cé cet entre­tien en disant que ce qui m’in­té­resse dans le trans, dans l’au-delà, c’est la dif­fé­rence que cela sup­pose. Et ce qui est très beau, c’est que « tra­ver­ser » fait pen­ser à « pas­sage » et pour qu’il y ait pas­sage, il faut l’altérité, il faut la dif­fé­rence, il faut l’i­nas­si­mi­lable. L’hy­po­thèse de l’in­cons­cient c’est fon­da­men­ta­le­ment cela : « l’é­preuve de l’é­tran­ger », ce qui veut dire aus­si lais­ser l’é­tran­ger à son étran­ge­té et ne pas se dépê­cher de le rame­ner à du connu. Et il y a là toute l’exi­gence de Lacan quand il dit à son audi­toire : « ne vous dépê­chez pas de com­prendre ! ». Qu’est ce que cela veut dire ? Ralen­tis­sez beau­coup, écou­tez et écou­tez sans croire savoir, c’est-à-dire sans rame­ner l’autre au même, sans vous adon­ner à la réduc­tion de l’in­con­nu au connu. C’est ça faire réel­le­ment l’é­preuve de l’é­tran­ger. C’est faire l’é­preuve de l’in­con­nu sans com­prendre. Et Lacan, comme Levi­nas d’ailleurs, va jouer sur le terme alle­mand de begriffe pour par­ler de la griffe du com­prendre, c’est-à-dire rame­ner entre ses griffes l’in­con­nu vers le connu et c’est véri­ta­ble­ment ce qu’il exige pour la psy­cha­na­lyse, pour la cli­nique ana­ly­tique : ne sur­tout pas rame­ner l’in­con­nu au connu. C’est aus­si le vif de la phi­lo­so­phie de Levi­nas, sa grande révo­lu­tion dans l’his­toire de la phi­lo­so­phie. C’est là que j’ai vu des arti­cu­la­tions qui me per­met­taient d’entrer : et dans ce qu’il se pas­sait dans une ana­lyse, et dans ce qu’il se pas­sait dans la phi­lo­so­phie levi­nas­sienne. C’est pour cela que je tiens à rap­pe­ler si sou­vent l’impureté struc­tu­rale de la psy­cha­na­lyse. C’est pour­quoi j’ai tou­jours appe­lé le sémi­naire que j’ai mené pen­dant vingt ans  « De psy­cha­na­lyse et de phi­lo­so­phie », où il m’a fal­lu uti­li­ser à chaque fois la lit­té­ra­ture, le ciné­ma, les images, les arts, l’ar­chi­tec­ture, la poé­sie, les mathé­ma­tiques (pour les­quelles je n’ai aucun savoir mais où je voyais bien qu’il y avait des choses qui pou­vaient se dire) et n’im­porte quoi qui pou­vait me tom­ber sous la main et qui pou­vait m’ai­der, non pas à com­prendre, mais à lais­ser l’é­tran­ge­té de l’é­tran­ger qui arrive dans la séance. L’exi­gence de savoir est ver­ti­gi­neuse à ce titre-là. Cela paraît très simple, comme ça, d’é­cou­ter, mais ça demande tout cela en même temps. Et donc, plus il y a de savoir mobi­li­sé, et plus il y a de trans­mis­sion parce que ça oblige au tra­vail, à la lec­ture. Donc ça veut dire que ça n’a d’in­té­rêt que pour autant qu’on le trans­met, ce n’est pas sim­ple­ment pour soi. On par­tage du savoir. Pour­quoi y‑a-il autant de sémi­naires de psy­cha­na­lyse ? On pour­rait s’in­ter­ro­ger, c’est super para­doxal avec cette idée qu’il n’y aurait pas de trans­mis­sion de la psy­cha­na­lyse. Ou bien, ça aus­si je le pense fon­da­men­ta­le­ment, l’in­trans­mis­sible, de la même manière que l’in­di­cible, l’i­nef­fable, si on veut que ça ne soit pas des paresses de la pen­sée, on doit les entendre comme des pousses au dire, à la trans­mis­sion. Plus on se cogne contre l’im­pos­sible et plus on essaie de s’en appro­cher. Sinon c’est une paresse de par­ler d’in­di­cible y com­pris devant toutes les hor­reurs du monde, d’in­trans­mis­sible quand on fait de la psy­cha­na­lyse, etc. S’il y a de l’in­trans­mis­sible de la psy­cha­na­lyse, il faut l’en­tendre comme une exi­gence de théo­ri­sa­tion, donc de désir de trans­mis­sion, de curio­si­té, d’invention.

A.L : Pour reprendre tes termes : c’est l’in­trans­mis­sible qui nous oblige ?

S.H : C’est l’in­con­nais­sable, c’est l’i­nas­si­mi­lable, c’est l’é­tran­ge­té qui nous obligent. C’est pour ça que j’ai com­men­cé par par­ler du dis­po­si­tif. C’est extra­or­di­naire quand on pense à ça : c’est l’in­con­nu qui te force.

A.L : Qui est le moteur alors ? Qui met en mou­ve­ment ?

S.H : Ce mot que tu viens de dire, c’est un des termes auquel je tiens le plus quand je pense à la psy­cha­na­lyse : « mou­ve­ment ». Freud ne s’est pas trom­pé en n’é­cri­vant pas l’his­toire de la psy­cha­na­lyse mais l’his­toire du mou­ve­ment ana­ly­tique. J’aime beau­coup cette his­toire-là. Il parle d’his­toire du mou­ve­ment psy­cha­na­ly­tique et pas d’his­toire de la psy­cha­na­lyse. Dire mou­ve­ment psy­cha­na­ly­tique ça per­met immé­dia­te­ment de défaire le mas­sif sup­po­sé de ce que l’on devrait savoir de ce qu’est la psy­cha­na­lyse. C’est un mou­ve­ment. Et s’il y a quelque chose que doivent trans­mettre les psy­cha­na­lystes, c’est ce mou­ve­ment-là. C’est dire que dès lors qu’elle se fige, en quelque chose autour de quoi on croit pou­voir tenir un dis­cours ou une parole, par exemple, ce n’est déjà plus de la psy­cha­na­lyse.

A.L : Oui, autour d’une iden­ti­té.

S.H : La fidé­li­té à l’a­na­lyse demande une infi­dé­li­té per­pé­tuelle à la psy­cha­na­lyse. Cela me semble être le point très impor­tant, ça rejoint l’im­pu­re­té dont je te par­lais.

A.L : De désaf­fi­lia­tion per­pé­tuelle aus­si ?

S.H : C’est pour­quoi – et je sais bien ce que ça a de polé­mique – j’ai vou­lu à plu­sieurs reprises par­ler de la psy­cha­na­lyse avec les termes de dés-iden­ti­fi­ca­tion voire de déco­lo­ni­sa­tion. Parce que la psy­cha­na­lyse a tout à faire avec le débat contem­po­rain, à y entrer, à y réflé­chir. Une psy­cha­na­lyse réac­tion­naire qui se crispe sur un héri­tage sup­po­sé n’est pas de la psy­cha­na­lyse. L’hé­ri­tage de la psy­cha­na­lyse doit être l’hé­ri­tage de cette exi­gence d’im­pu­re­té ou de mise en ques­tion per­ma­nente. On ne peut pas se rem­par­der der­rière le cor­pus ana­ly­tique en disant : « Freud a dit ça », « Lacan a dit ça » etc. La psy­cha­na­lyse a pour devoir d’in­ter­ro­ger le cor­pus sur lequel elle repose, et en même temps, ne jamais faire l’é­co­no­mie de la manière dont elle hérite de ce cor­pus.
Il y a deux mots qui me sont venus à l’i­dée quand j’ai com­men­cé à réflé­chir au mot « trans­mis­sion » : héri­tage et conta­gieux. On parle de la trans­mis­sion au niveau de la mala­die. C’est très drôle : la langue pense pour nous. Dans le dic­tion­naire, le pre­mier mot qui défi­nit la « mala­die » c’est : « alté­ra­tion », phy­sio­lo­gique ou psy­chique. Il n’y a pas de trans­mis­sion qui ne soit une alté­ra­tion. C’est là où la psy­cha­na­lyse est fon­da­men­tale mais c’est ce qui peut nous mettre en conflit avec nos pairs. Ou qui peut mettre en conflit des géné­ra­tions de psy­cha­na­lystes d’ailleurs, qui n’ont pas vécu dans leur chair les sémi­naires de Lacan, par exemple. Ou qui ont moins de scru­pules à inter­ro­ger, sans pour autant se frap­per en se deman­dant s’ils ne sont pas suf­fi­sam­ment freu­diens, laca­niens, kleiniens…Il faut inter­ro­ger l’hé­ri­tage pour héri­ter. Je crois que “trans­mettre” c’est inter­ro­ger un héri­tage.

A.L : Pour reprendre une for­mule que cer­tains ont déjà uti­li­sé : en étant « contre, tout contre », les deux en même temps. Pen­ser contre un héri­tage.

S.H : De la même manière qu’il faut la dis­tance, la dif­fé­rence, il faut la dis­har­mo­nie, le conflit, le dif­fé­rend au sens de ce que Lyo­tard a beau­coup repris dans son livre Le Dif­fé­rend[3] : un litige qui ne trouve pas sa solu­tion, ou sa réso­lu­tion, un litige ouvert qui impose la non-récon­ci­lia­tion. Je crois que la psy­cha­na­lyse, y com­pris dans la cure, n’est pas du tout là pour conso­ler, récon­ci­lier, etc. Mais au contraire : pour nous apprendre à tenir des contraires, par exemple. Tu par­lais de l’au-delà : l’hy­po­thèse de l’in­cons­cient selon Freud n’est pos­sible que comme au-delà du prin­cipe de non-contra­dic­tion. C’est ce que l’on doit déduire du fait qu’il ne connaisse pas la mort, le temps, la néga­tion, etc. Donc il est au-delà dans ce sens-là, il est trans, du prin­cipe de non-contra­dic­tion. Donc, on en conclut que la psy­cha­na­lyse n’est pas une pra­tique conso­la­trice, récon­ci­lia­trice. Elle n’a rien à voir avec une paci­fi­ca­tion. On n’im­pose pas au patient d” entrer dans quelque norme que ce soit quand il est en guerre avec une norme. Au contraire, on apprend à faire avec ce qui sin­gu­la­rise par rap­port à une norme. On n’ap­prend pas au patient, ce serait très sou­ve­rain de dire ça. On apprend dans l’a­na­lyse, quand on en fait l’ex­pé­rience, que la sin­gu­la­ri­té n’est pas un drame mais une chance. C’est là qu’on trans­forme, idéa­le­ment dans l’a­na­lyse, une souf­france, un mal­heur, une tris­tesse, en une chance. Là, il y a de la trans­mis­sion.

A.L : Je repense à cette idée de conta­gion, de conta­mi­na­tion. Ça me fai­sait pen­ser qu’en latin conta­mi­nare fabu­las veut dire « racon­ter des his­toires ». Donc conta­mi­ner c’est aus­si trans­mettre des his­toires. En t’é­cou­tant, je me suis mise à pen­ser à l’u­ti­li­sa­tion du Phar­ma­kon par Der­ri­da[4] qui contient à la fois le remède et le poi­son. Sachant que tu t’ins­pires aus­si de l’œuvre de Der­ri­da, je me deman­dais s’il y avait une tran­si­tion à faire, un fil à attra­per là.

S.H : Toute l’œuvre de Der­ri­da tra­vaille avec cette ques­tion du Phar­ma­kon. Ce n’est pas un hasard si dans la grande confé­rence de Der­ri­da, la Dif­fé­rance[5] (avec un « a »), l’un des auteurs phares, fon­da­men­taux, pour mettre en place cette notion de Dif­fé­rance, c’est Freud. Der­ri­da est le phi­lo­sophe qui a pris le plus au sérieux le cor­pus freu­dien. Je le dis tout en sachant qu’il y a un cer­tain nombre de phi­lo­sophes qui se sont ser­vis de Freud. Pour Der­ri­da, j’ai l’im­pres­sion, que sans Freud, il n’y aurait pas eu la Décons­truc­tion. Et il y a un psy­cha­na­lyste qui a fait ce tra­vail-là, c’est René Major. Il a tra­vaillé à l’ar­ti­cu­la­tion des deux cor­pus. Je lui dois beau­coup. Il a fon­dé l’I­HEP – dans le cadre duquel je fai­sais un sémi­naire – après avoir fon­dé quelque chose de très cou­ra­geux à l’é­poque : Confron­ta­tion[6]. Il avait créé un lieu sans lieu fixe où se ren­con­traient des psy­cha­na­lystes de toutes les écoles à un moment où c’é­tait encore plus dif­fi­cile qu’au­jourd’­hui de pas­ser – donc trans encore – d’une école à une autre. Et aus­si, à l’ar­ti­cu­la­tion avec la phi­lo­so­phie, la lit­té­ra­ture etc. Confron­ta­tion c’é­tait un très grand moment de bouillon­ne­ment de la pen­sée. Il y avait des his­to­riens, des phi­lo­sophes. Der­ri­da y a beau­coup par­lé. Il y a eu de grands moments. René Major avait très vite com­pris en lisant Der­ri­da, alors qu’il était lui-même psy­chiatre et psy­cha­na­lyste, qu’il y avait un très grand inté­rêt à faire pas­ser les deux cor­pus l’un dans l’autre. Donc j’hé­rite moi-même de tout ça. Je suis arri­vé à la psy­cha­na­lyse avec Levi­nas mais aus­si avec Der­ri­da, qui est un phi­lo­sophe que je ne cesse pas de lire. C’est celui qui m’a tout trans­mis de ce côté-là. C’est avec lui que j’ai appris à lire et à écrire, ça veut dire à ren­trer dans les textes et à héri­ter. La fidèle infi­dé­li­té dont je par­lais tout à l’heure, c’est du Der­ri­da. Mais aujourd’­hui c’est très dif­fi­cile pour moi de dire ce qui est de la psy­cha­na­lyse, ce qui est de la décons­truc­tion. Ça me semble fon­da­men­tal de ne pas savoir tout à fait. Je sais que par­fois ça fait hur­ler quand on dit ça. Mais si on ne sait pas ? Si on doit ne pas savoir ce que c’est que « la » psy­cha­na­lyse – atten­tion ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de psy­cha­na­lyse – c’est aus­si parce qu’elle n’exis­te­rait pas sans un cer­tain nombre d’hé­ri­tages. Elle ne vient pas de nulle part, on peut en retra­cer la pré­his­toire. Depuis Freud et son désir de phi­lo­so­phie aus­si, et son rap­port ambi­va­lent à la phi­lo­so­phie etc. Tout ça a lais­sé des traces des­quelles on hérite, par­fois sous forme de traces par­fai­te­ment incons­cientes. Et sur les traces des­quelles il est tou­jours inté­res­sant de se mettre en che­min, parce qu’on com­prend aus­si ce qui se passe avec nous aujourd’­hui, de manière contem­po­raine avec la psy­cha­na­lyse – qui n’est pas pure, elle ne l’a jamais été. Là aus­si il y a de la trans­mis­sion, et aus­si de la trans­mis­sion incons­ciente. On ne sait pas très bien de quoi on hérite quand on se dit par­ler au nom de la psy­cha­na­lyse. Ce tra­vail est valable dans la cure ana­ly­tique et hors de la cure, c’est-à-dire dans le monde, quand on pro­nonce le mot de psy­cha­na­lyse.

A.L : En t’é­cou­tant j’a­vais en tête ce moment du sémi­naire II de Lacan où il reprend la fin d’Oe­dipe à Colone : Oedipe au seuil de sa vie, sur le point de mou­rir cherche un lieu de sépul­ture mais comme il est « impur », jus­te­ment, il ne peut être enter­ré tout à fait dans Athènes, mais dans une zone fron­tière, à la fron­tière de la ville. Oedipe aurait pro­non­cé cette phrase dans la tra­gé­die de Sophocle : « Est-ce quand je ne suis plus rien que je deviens… un homme ? ». Lacan s’ap­puie sur cette parole pour réflé­chir plus géné­ra­le­ment le pro­ces­sus ana­ly­tique ain­si que la posi­tion de l’a­na­lyste. J’a­vais l’im­pres­sion que cette parole per­met­tait de conden­ser les ques­tions que tu as abor­dés : celles de l’ad­ve­nir, du deve­nir, qui s’op­posent à la ques­tion de l’être tout en inter­ro­geant la néces­si­té de pen­ser l’im­pur dont tu parles.

S.H : Immé­dia­te­ment quand tu pro­nonces cette réfé­rence et cette séquence-là, ce qui me semble fabu­leux c’est que c’est une ques­tion de fron­tière et de pas­sage des fron­tières. La psy­cha­na­lyse, c’est cette his­toire-là, l’his­toire de pas­sage de fron­tières. Ce qu’on disait depuis le début : de l’une ou de l’un à l’autre, sans cesse. L’altération, c’est l’im­pos­si­bi­li­té de figer ce que c’est que l’autre, ou le même. Ou com­ment le même est déran­gé par l’autre, com­ment le même lui-même est habi­té par cet autre. Et donc là il y a du pas­sage tout le temps. L’exer­cice du pas­sage ana­ly­tique est un exer­cice du pas­sage en ce sens-là que dans le sémi­naire sur l’é­coute, j’ai invi­té à par­ler des gens qui ne sont pas psy­cha­na­lystes mais qui avaient tout à nous apprendre. Par exemple Peter Szen­dy, phi­lo­sophe et musi­co­logue, y est venu nous par­ler – à par­tir de son livre “Ecoute[7]” _ de ce qu’il appelle le « par­tage de l’écoute », for­mule que je me suis per­mis de reprendre. C’est une ques­tion magni­fique, abys­sale. Et en même temps, quand j’ai lu cette locu­tion « par­ta­ger une écoute », je me suis dis que c’é­tait exac­te­ment ce que l’on fai­sait dans une ana­lyse. Et qu” il y avait assez peu de choses écrites dans le cor­pus ana­ly­tique, et qu’il y avait un tra­vail à faire là-des­sus, que j’ai essayé de faire pen­dant 6 ans. En consta­tant que dire à quel­qu’un de venir racon­ter tout ce qui lui passe par la tête, et dire à l’a­na­lyste d’a­voir une écoute dite flot­tante, c’est obli­ger au par­tage de l’é­coute. Ça veut dire que l’a­na­lyste écoute et fait entendre à l’a­na­ly­sante, ou l’a­na­ly­sant, ce qu’il vient de dire. C’est son tra­vail à l’a­na­lyste. Comme quand on passe son casque pour faire écou­ter de la musique à quel­qu’un. Là c’est sub­jec­ti­vé, sin­gu­la­ri­sé, on passe ses oreilles d’a­na­lystes et on les greffe sur les oreilles de l’a­na­ly­sant qui lui après – et c’est pour ça que c’est très inté­res­sant et que c’est une his­toire de pas­sage et de par­tage –  va repas­ser ses oreilles et son écoute à l’a­na­lyste. Il y a une alté­ra­tion, inces­sante au fond, des écoutes dans le par­tage de l’é­coute. Et c’est là que le tra­vail ana­ly­tique est en jeu constam­ment. Et c’est pour ça aus­si qu’il est en mou­ve­ment, qu’il est deve­nir, qu’il est tra­vaillé de l’in­té­rieur par cette épreuve-là d’Etran­gè­re­té. Mais, que l’a­na­lyste ait à faire écou­ter ce qu’il écoute, c’est aus­si qu’il a à faire entendre ce que l’a­na­ly­sant n’en­tend pas de ce qu’il est en train de dire. Il fau­drait reprendre le mythe d’E­cho ici, il y a quelque chose comme ça dans la fonc­tion ana­ly­tique. A ce titre-là aus­si d’une trans­mis­sion. Ce qui est fabu­leux c’est que l’on trans­met quelque chose qui vient de l’autre. Je trouve ça très beau. La trans­mis­sion nous vient de l’autre, ça com­mence tou­jours par l’autre, par l’in­con­nu, l’insaisissable etc. Et pour­tant, avec tout ça et tous ces impos­sibles, c’est aus­si ce qui se par­tage dans le pas­sage de l’é­coute.

A.L : Serait-ce aus­si affaire de tra­duc­tion ? La tra­duc­tion peut-elle être pen­sée comme un para­digme de la trans­mis­sion ?

S.H : Oui, alors il faut remo­bi­li­ser à peu près tout ce qu’on a dit et c’est inté­res­sant car à chaque fois cela nous oblige à faire ce qu’on est entrain de racon­ter. Dans la tra­duc­tion, on a l’ha­bi­tude de par­ler d’une langue de départ et d’une langue d’ar­ri­vée. Mais, au fond, ça c’est pure­ment des­crip­tif, voire phé­no­mé­no­lo­gique, la tra­duc­tion c’est une troi­sième langue. C’est la langue qui va s’in­ven­ter de « l’entre les langues ». Entre la langue de départ et la langue d’ar­ri­vée, il y aura, on va le dire comme ça, la langue de la tra­duc­tion. Celle qui s’in­vente par exemple, trans­crip­tion de ce qui se tra­duit. Ça veut dire que, pre­miè­re­ment, il n’y a pas de tra­duc­tion pure, ça n’existe pas. Ça veut dire qu’il n’y a pas de langue d’o­ri­gine pure et qu’il n’y a pas de langue d’ar­ri­vée pure. Parce que s’il y a une troi­sième langue, elle doit alté­rer tout ça : ce schème du départ et de l’ar­ri­vée. Tout est alté­ré au fur et à mesure qu’une langue s’in­vente. Ce qui est très inté­res­sant c’est que ça rejoint immé­dia­te­ment ce que l’on vient de racon­ter du par­tage et du pas­sage de l’é­coute. Ça veut dire que je mets mes oreilles sur tes oreilles et tu vas écou­ter quelque chose de mes oreilles et me repas­ser ce que tu as écou­té. Dans cet exer­cice de par­tage et de pas­sage inces­sant, tout se trans­forme encore. Donc, les oreilles sont une puis­sante machine de tra­duc­tion. On vient de dire que la trans­mis­sion vient de l’autre. Là-encore, la tra­duc­tion impos­sible au titre d’une tra­duc­tion par­faite ou pure, n’est que le résul­tat d’un conflit des inter­pré­ta­tions, pour reprendre ce titre[8], mais sur­tout pour insis­ter sur le mode conflic­tuel de la chose.
Ça veut dire que la trans­mis­sion elle-même, comme la tra­duc­tion, est l’his­toire du conflit. J’in­siste beau­coup là-des­sus. Tiphaine Samoyault a écrit un livre magni­fique sur la tra­duc­tion[9] où elle insiste sur la dimen­sion conflic­tuelle, voire vio­lente, de la tra­duc­tion. Elle a rai­son, on doit pou­voir dire la même chose de la psy­cha­na­lyse et de la trans­mis­sion ana­ly­tique, ou de la trans­mis­sion des héri­tages psy­cha­na­ly­tiques. On fait vio­lence au texte. Il faut faire vio­lence au texte pour héri­ter et pour faire trans­mis­sion. Faire vio­lence au texte c’est inter­pré­ter, c’est tra­duire, ou retra­duire inlas­sa­ble­ment et c’est à ce titre-là, encore, qu’il y a de la trans­mis­sion. C’est inté­res­sant car ce que l’on peut dire pour l’in­té­rieur de la cure – je ne sais pas si j’aime ce mot ou pas – ou en tout cas, de la thé­ra­pie psy­cha­na­ly­tique, est en jeu en même temps, tout de suite, quand la psy­cha­na­lyse s’a­dresse à l’ex­té­rieur du champ ana­ly­tique, du cabi­net, du bureau. René Major, dont je par­lais tout à l’heure, avait écrit avec Chan­tal Tala­grand, un « Freud » qui est paru chez Gal­li­mard[10]. Dès l’in­tro­duc­tion de leur « Freud », ils expliquent qu’a­près Freud on ne devrait plus pou­voir écrire une bio­gra­phie, que Freud ne vou­lait pas voire qu’il la disait impos­sible. Mais pour­quoi ? Parce que l’hy­po­thèse de l’in­cons­cient est tout ce qu’a­vait ame­né Freud comme com­pli­ca­tion à faire un « gra­phème de bio », c’est-à-dire écrire une vie. On ne pou­vait écrire un Freud que depuis toutes ses hypo­thèses théo­riques ou de Freud lui-même. Je trouve ça très beau, c’est-à-dire qu’on ne peut pas par­ler de trans­mis­sion, de tra­duc­tion, de tout ce dont on a par­lé, en fai­sant comme s’il n’y avait pas eu l’hy­po­thèse de l’in­cons­cient qui nous oblige à chaque fois à prendre en consi­dé­ra­tion ce qu’on ne peut pas assi­mi­ler. Là encore, la trans­mis­sion est pos­sible parce qu’impossible, au fond. On est pris dans cette tenaille-là tout le temps, qui n’est pas un pro­blème ni un drame, c’est une chance. D’être pris dans ce conflit est une chance parce que ça nous oblige à la tra­duc­tion, là pré­ci­sé­ment.

A.L : Et que cette tra­duc­tion signe ou indique le fait que cette pre­mière langue est effa­cée ou qu’elle sera peut être à jamais à une place vide, comme on peut dire. Et c’est ça qui pousse.

S.H : Oui, ou comme l’ob­jet per­du, elle n’a jamais exis­té en tant que pre­mière ori­gi­nelle, ori­gi­nale, pure.

A.L : Oui, et comme la pre­mière lettre de l’al­pha­bet hébreux.

S.H : Exac­te­ment.

A.L : Du coup c’est pour ça que quand les psy­cha­na­lystes, ou Lacan, peuvent dire « la psy­cha­na­lyse ça ne se trans­met pas », c’est aus­si en réfé­rence à tout ça.

S.H : Oui, mais il faut le dire ! C’est pour ça que je te par­lais de « on n’a pas le droit de se pro­té­ger der­rière un Lacan a dit que… » ou un « Freud a dit que », parce que cette phrase « ça ne se trans­met pas », en repre­nant tout ce qu’on a dit là, elle doit nous obli­ger à pen­ser. C’est comme si tu m’a­vais dit « Sté­phane, tu vou­drais bien qu’on fasse un entre­tien sur la trans­mis­sion ?» et que je t’a­vais répon­du « ah non, Lacan a dit que la psy­cha­na­lyse est intrans­mis­sible ». Mal­heu­reu­se­ment ça se fait beau­coup trop dans nos ins­ti­tu­tions ana­ly­tiques.

A.L : C’est ça la grande trans­mis­sion pour moi. Ça repose sur un para­doxe.

S.H : Ce sur quoi j’ai­me­rais beau­coup insis­ter, c’est qu’il ne faut pas écou­ter ou répondre sys­té­ma­ti­que­ment à cette pul­sion de réso­lu­tion des contraires. Si c’est une chance c’est parce que ces contraires-là nous forcent à lire, à pen­ser, à écrire, à réin­ter­ro­ger, à re-théo­ri­ser, à nous cogner et à nous re-cogner encore et donc à recom­men­cer. Ou à « rater mieux » comme disait Beckett. La psy­cha­na­lyse, c’est Beckett. Elle est boi­teuse et elle apprend que boi­ter n’est pas un péché.
C’est la fin d’au-delà du prin­cipe de plai­sir, qui pour moi est toute la psy­cha­na­lyse. Il vaut mieux boi­ter que som­brer tota­le­ment. Dans une ana­lyse on apprend à boi­ter, on apprend que c’est une chance cette boi­te­rie.

A.L : C’est peut-être ce qu’a appris Œdipe à la fin de sa vie alors…

[1] Mise en scène d’Arnaud Aldige et Johan­na Nizard

[2]  Le 22 décembre 1897, Freud écrit à Wil­helm Fliess : « C’est à peine si je peux faire le détail de tout ce qui se résout pour moi (nou­veau Midas !) en…merde.  (p.366–367)] Cela concorde tout à fait avec la doc­trine de la puan­teur interne. Et tout d’abord l’argent lui-même. Je crois que cela passe par le mot schmut­zig [sor­dide] mis à la place de gei­zig [avare]. De la même manière, toutes les his­toires de nais­sance, fausse couche, règles, en pas­sant par le mot « Abort » (Abor­tus) [Ici, note de bas de page : Abort a la double signi­fi­ca­tion de « avor­te­ment » et de « cabi­nets, w.-c ». Abor­tus, mot latin mis entre paren­thèses vient expli­ci­ter le pre­mier sens de Abort.] ramènent au lieu lui-même. [Lokus (lieu d’aisances)] ».

[3]      J.-F. Lyo­tard., Le Dif­fé­rend, Ed. Minuits, coll. Cri­tiques, 1983.

[4]      J. Der­ri­da, La phar­ma­cie de Pla­ton, Tel Quel n°32 et 33, 1968. (Repris dans La dis­sé­mi­na­tion)

[5]      J. Der­ri­da, La Dif­fé­rance, confé­rence pro­non­cée à la Socié­té fran­çaise de Phi­lo­so­phie, le 27 jan­vier 1968, in. Théo­rie d’en­semble, Col­lec­tif, éd. Seuil. (Repris dans Marges — de la phi­lo­so­phie)

[6]      Sémi­naire puis asso­cia­tion.

[7]       P. Szen­dy, Ecoute, une his­toire de nos oreilles, Ed. Minuits, coll. Para­doxe, 2001.

[8]      P. Ricoeur, Le conflit des inter­pré­ta­tions, Ed. Seuil, coll. L’ordre phi­lo­so­phique, 1969.

[9]      T. Samoyault, Tra­duc­tion et vio­lence, Ed. Seuil, 2020.

[10]    C. Tala­grand, R. Major, Freud, Ed. Gal­li­mard, 2006.