Transmission, séparation, institution : entretien avec Olivier Nicolle

Oli­vier Nicolle est psy­cha­na­lyste, ancien maître de confé­rence à l’Université de Picar­die Jules-Verne, a été membre du CEFFRAP.

Les Enfants de la psy­cha­na­lyse : La trans­mis­sion de la psy­cha­na­lyse est pro­blé­ma­tique : elle repose sur un para­doxe qui met en ten­sion d’une part les exi­gences liées à la pos­si­bi­li­té de trans­mettre un savoir, et des connais­sances psy­cha­na­ly­tiques repro­duc­tibles et uni­ver­selles ; et d’autre part la prise en compte de l’expérience ana­ly­tique, l’expérience per­son­nelle des trans­ferts, l’histoire sin­gu­lière et non repro­duc­tible d’une cure. Ce para­doxe invi­te­rait-il d’emblée à repé­rer une dia­lec­tique pos­sible ?

Oli­vier Nicolle : Oui, c’est un para­doxe qui en engendre d’autres à son tour. Vous sem­blez lier para­doxe et dia­lec­tique, nous envi­sa­geons ou invo­quons bien sou­vent une dia­lec­tique pour ten­ter de sur­mon­ter un para­doxe… ou mieux, de le trans­for­mer.  Ce qui a pour effet d’ouvrir une mul­ti­pli­ci­té de posi­tions pos­sibles, indi­vi­duelles, contin­gentes, voire pré­caires, sinon tem­po­raires. Voi­là qui peut aus­si rendre compte de notre diver­si­té comme ana­lystes, et de celle des ins­ti­tu­tions « psy­cha­na­ly­tiques », mais sans doute aus­si, en par­tie au moins, de ce qu’on a pu nom­mer une « babé­li­sa­tion » de la psy­cha­na­lyse, et une sorte de « fureur scis­si­pare » dirais-je, qui a pu s’observer dans cer­tains pays, et notam­ment en France, et ce, pré­ci­sé­ment autour de ce que l’on résume sous les mots « trans­mis­sion de la psy­cha­na­lyse ».  On pour­rait envi­sa­ger donc de pen­ser (anthro­po­lo­gi­que­ment et ana­ly­ti­que­ment) un couple dia­lec­tique transmission/dispersion dans la suc­ces­sion des géné­ra­tions – au-delà de la trans­mis­sion comme pro­blé­ma­tique iso­lée.

Je par­lais d’engendrer à son tour de nou­veaux para­doxes… alors par exemple : com­ment conci­lier l’idée d’une norme col­lec­tive, et un pro­ces­sus infi­ni, par­fois aus­si indé­fi­ni, entre deux sujets – ou bien : com­ment main­te­nir l’idée d’un « ensei­gne­ment », avec « école(s) » et « maîtres » comme disent encore cer­tains, et l’horizon d’un déga­ge­ment par le sujet lui-même de ses propres dési­rs, et d’un tra­jet de vie, et de vie comme ana­lyste, qu’il puisse s’approprier ? Force est aus­si de remar­quer que ces para­doxes ne se muent pas tou­jours, dans les condi­tions grou­pales des ins­ti­tu­tions d’analystes, en occa­sions éla­bo­ra­tives dia­lec­tiques, mais par­fois en posi­tions nar­cis­siques inex­pug­nables sinon inex­piables, ayant des effets d’interdits de pen­ser ou de dire, et de vio­lence.

EDP : De quelle manière ce para­doxe, que l’on pour­rait qua­li­fier de para­dig­ma­tique, inter­vient-il dans votre façon d’envisager la trans­mis­sion en psy­cha­na­lyse, sur­tout lorsque celle-ci s’opère hors de la cure, plus pré­ci­sé­ment à l’université, et dans des groupes à visée de for­ma­tion ?

ON : Évi­dem­ment, ma façon de ques­tion­ner la trans­mis­sion en psy­cha­na­lyse se tra­vaille à par­tir de ma propre expé­rience, ain­si que celle de « quelques autres ». Ma ren­contre avec la psy­cha­na­lyse a été ma ren­contre avec mon pre­mier ana­lyste, et avec son écoute dans des moments de fin d’adolescence, alors que mes conflits internes vécus comme para­doxes, jus­te­ment, me sem­blaient rendre ma vie impos­sible. Plus tard, j’ai tra­vaillé ma for­ma­tion pen­dant une bonne ving­taine d’années au Qua­trième Groupe. Je l’ai quit­té un an après la scis­sion, entre autres parce que j’en étais arri­vé à la conclu­sion que cette socié­té – à l’époque en tous cas – échouait à éla­bo­rer cet évé­ne­ment. J’ai plus tard fré­quen­té un peu la SPRF. Briè­ve­ment d’ailleurs, parce que le tra­vail psy­chique néces­si­té par mon départ du Qua­trième Groupe me pré­ser­vait main­te­nant d’une dépen­dance à une nou­velle socié­té, qui dans sa jeu­nesse et son insé­cu­ri­té, m’a confron­té à des effets de vio­lence ins­ti­tu­tion­nelle que je trou­vais inac­cep­tables. Il faut dire que, paral­lè­le­ment, j’ai été vingt-cinq ans durant membre du CEFFRAP (Cercles d’Études Fran­çaises pour la For­ma­tion et la Recherche : Approche Psy­cha­na­ly­tique du groupe, du psy­cho­drame, de l’institution), et que j’y ai notam­ment inves­ti les pro­ces­sus de crise et de régres­sion grou­pale dans les ins­ti­tu­tions… C’est d’ailleurs là, au CEFFRAP, que nous orga­ni­sions très régu­liè­re­ment des groupes de sen­si­bi­li­sa­tion aux mou­ve­ments incons­cients grou­paux, puis des groupes de for­ma­tion au psy­cho­drame de groupe, et à l’écoute ana­ly­tique des groupes. C’est ce à quoi vous faites allu­sion, je crois.

Ces acti­vi­tés grou­pales étaient conçues par des ana­lystes, de dif­fé­rentes socié­tés se réunis­sant au CEFFRAP, pour contri­buer à la for­ma­tion et à la trans­mis­sion à tra­vers l’expérience per­son­nelle des par­ti­ci­pants, dont beau­coup avaient une expé­rience per­son­nelle ana­ly­tique.

Mais ce type de situa­tion for­ma­tive « par l’expérience per­son­nelle » est aujourd’hui mal­heu­reu­se­ment qua­si­ment impos­sible à ins­tau­rer à l’Université, et je n’y ai pu – des années durant cepen­dant, et tant mieux – repro­duire en gros cette trans­mis­sion « par l’expérience per­son­nelle » que dans un seul cas : la par­ti­ci­pa­tion durant quelques heures à un psy­cho­drame pour un groupe de futurs cli­ni­ciens presque diplô­més, groupe dont le psy­cho­dra­ma­tiste était exté­rieur à l’université.

Sinon l’université reste (même dans le cas de l’élaboration en groupe des stages cli­niques) en gros struc­tu­rée ver­ti­ca­le­ment par la rela­tion ex cathe­dra, plu­tôt anta­go­niste avec une « trans­mis­sion de la psy­cha­na­lyse » qui soit en même temps une « libé­ra­tion dans la psy­cha­na­lyse ». Au contraire, dans ce milieu comme dans bien d’autres, se trans­fèrent sans cesse et s’actualisent jusqu’à l’agir des rela­tions infan­tiles et infan­ti­li­santes, pétries de craintes, de fausse révé­rence, de com­plai­sance, de séduc­tion, de pro­tec­tion pater­na­liste, voire pire.

Je crois aujourd’hui, après une tren­taine d’années à l’université, que des « effets de trans­mis­sion » peuvent certes décou­ler inci­dem­ment des dis­po­si­tifs uni­ver­si­taires (ensei­gne­ments, recherche, col­loques etc.).  Pour­tant la seule voie d’une trans­mis­sion plus authen­tique, à l’université, de la pra­tique de la psy­cha­na­lyse (et non des théo­ri­sa­tions et du dis­cours « psy­cha­na­ly­tique appli­qué »), cela reste le témoi­gnage per­son­nel qu’un ana­lyste, dans son ensei­gne­ment, peut don­ner de sa posi­tion ana­ly­tique dans la pro­po­si­tion d’un dis­po­si­tif cli­nique et/ou thé­ra­peu­tique, le témoi­gnage per­son­nel de son écoute, de ses hési­ta­tions et de son ques­tion­ne­ment tou­jours  convo­qués par la cli­nique, de sa prise en compte des trans­ferts, de son ouver­ture au latent chez lui-même comme chez l’autre, de son tact dans l’intervention etc. Je crois que ce qui, dans un tel milieu (je parle ici de la psy­cho­lo­gie cli­nique), peut aider à trans­mettre la psy­cha­na­lyse, c’est ce qui témoigne pour des étu­diants, tra­vaillant la cli­nique, d’une humi­li­té réa­liste qui est le fruit des ana­lyses per­son­nelles et de l’expérience du vif (et par­fois brû­lant) de la pra­tique ana­ly­tique. C’est aus­si ce qui fait connaître la psy­cha­na­lyse comme une liber­té d’imaginer, de pen­ser et de res­sen­tir – et non comme la reven­di­ca­tion d’un savoir pré­ci­sé­ment défi­ni et défi­ni­tif (ce qui, cer­tains s’en rap­pellent, a sans doute été l’une des illu­sions idéa­li­santes très par­ta­gées des années 70–80, que nous payons chè­re­ment aujourd’hui, dans le monde psy­chia­trique comme à l’Université, entre autres).

EDP : L’histoire de la psy­cha­na­lyse et des socié­tés « ana­ly­tiques » est tra­ver­sée par de mul­tiples scis­sions : com­ment ana­ly­sez-vous les enjeux et écueils dans la trans­mis­sion qui ont conduit, et encore aujourd’hui, des ana­lystes à se sépa­rer, à se désaf­fi­lier de leur socié­té d’origine ? En quoi trans­mis­sion et sépa­ra­tion sont par­fois imbri­quées ?

C’est, me semble-t-il dans cer­taines aires cultu­relles, en France tout par­ti­cu­liè­re­ment, que l’histoire du mou­ve­ment psy­cha­na­ly­tique est depuis l’après-guerre (en après-coup de la dis­pa­ri­tion de Freud ? puis de celle de Lacan ?) carac­té­ri­sée par la scis­si­pa­ri­té répé­ti­tive, jusqu’à un cer­tain émiet­te­ment. Il y a des situa­tions radi­ca­le­ment dif­fé­rentes ailleurs, cha­cun le sait : au Royaume-Uni, par exemple, la Bri­tish Socie­ty a pu gar­der depuis tou­jours une struc­ture assez souple pour res­ter unique et suf­fi­sam­ment diver­si­fiée pour conte­nir les uns, les autres et ceux qui ne se veulent ni l’un ni l’autre : the Inde­pendent Group… En Alle­magne, les deux socié­tés his­to­riques de l’IPA rendent compte des après-coups de la césure nazie catas­tro­phique dans l’histoire de la psy­cha­na­lyse alle­mande comme dans celle du pays, et voi­sinent avec des socié­tés locales rat­ta­chées ou non, dans les­quelles se côtoient par­fois des­cen­dances freu­dienne, adlé­rienne et jun­gienne, d’une façon qui nous paraî­trait quel­que­fois inte­nable…

Mais, outre cela, votre ques­tion deman­de­rait à être elle-même diver­si­fiée, je pense : « excom­mu­ni­ca­tion » (pour reprendre un mot laca­nien qui en dit long sur son arrière-plan mythique), exclu­sion donc, scis­sion (grou­pales), sépa­ra­tion, désaf­fi­lia­tion (indi­vi­duelles) ne sont pas une et même chose, mais des des­tins très dif­fé­rents, et il fau­drait les inves­ti­guer cha­cun pour ce qui le concerne, et évi­dem­ment dans une his­toire propre. Ceci, quand bien même dans toutes ces occur­rences, il s’avère après-coup y avoir eu un nouage com­plexe fait d’enjeux per­son­nels, dont beau­coup incons­cients, et de mou­ve­ments grou­paux. Par­mi ceux-ci, cer­tains sont essen­tiel­le­ment des construc­tions ima­gi­naires grou­pales (qu’on songe par exemple à la tâche com­mune du « sau­ve­tage héroïque de la psy­cha­na­lyse mena­cée » ou à la reven­di­ca­tion par­ta­gée de trans­mettre « la psy­cha­na­lyse pure et authen­tique ». D’autres, et par­fois les mêmes, sont aus­si des mani­pu­la­tions poli­tiques pures et simples (ain­si : « sou­te­nez-moi/­nous en tout, parce que nous vous assu­rons la recon­nais­sance par l’IPA »).

Au-delà de ces évi­dences, je ne pour­rais ren­voyer qu’à l’ensemble des tra­vaux, nom­breux et très dif­fé­rents, qui ont été consa­crés à ces ques­tions depuis une cin­quan­taine d’années, et, entre autres mais pour sûr, aux tra­vaux d’Anzieu, de Kaës éga­le­ment et de quelques autres du CEFFRAP, depuis 2014 hélas dis­per­sé, tra­vaux por­tant sur les construc­tions et les crises grou­pales ins­ti­tu­tion­nelles en géné­ral.

Et en repre­nant les termes de votre ques­tion, je vou­drais faire remar­quer que « trans­mis­sion » et « sépa­ra­tion » ne sont pas seule­ment imbri­quées, comme vous le dites, elles sont insé­pa­ra­ble­ment liées. Ne serait-ce déjà que parce que la trans­mis­sion, anthro­po­lo­gi­que­ment, n’a lieu que face à l’inéluctable de la mort, de la sépa­ra­tion défi­ni­tive, la mort de cha­cun, la mort d’une géné­ra­tion, et pour nous, la mort de la psy­cha­na­lyse. La trans­mis­sion est tou­jours aus­si celle d’une géné­ra­tion qui anti­cipe sa dis­pa­ri­tion à une autre qui, a prio­ri, lui sur­vi­vra.

Je dis a prio­ri, parce ma géné­ra­tion est née dans la décen­nie sui­vant la dis­pa­ri­tion bru­tale du sol de l’Europe, deve­nu un immense cime­tière, de popu­la­tions entières tuées au com­bat, bom­bar­dées, affa­mées, chas­sées, mais aus­si assas­si­nées indus­triel­le­ment dans une ten­ta­tive qua­si réus­sie d’effacement total, toutes géné­ra­tions confon­dues, de sorte que se sont éva­nouies dans leur fumée des pra­tiques, des savoirs, des cultures, des langues et des trans­mis­sions sécu­laires, voire mil­lé­naires.

Comme on l’a fait remar­quer récem­ment très oppor­tu­né­ment, la psy­cha­na­lyse, si elle en a réchap­pé, n’en est pas res­tée indemne[1]. Le dérou­lé des évé­ne­ments nous a mon­tré à quel point cette anni­hi­la­tion, sauf pour quelques très rares indi­vi­dus, avait été impré­vi­sible, incom­pré­hen­sible, impen­sable parce qu’elle avait défié tous les a prio­ri qui nous aident à pen­ser notre vie. Aujourd’hui, outre les défis que nous pré­sentent d’une part la machine « vir­tuelle » enva­his­sante, et main­te­nant l’IA, et à l’heure où l’on recom­mence d’autre part en Occi­dent à brû­ler des livres non-conformes idéo­lo­gi­que­ment, à bâillon­ner des intel­lec­tuels, et où un nou­vel ico­no­clasme pro­gresse, qui peut dire ce que l’on par­vien­dra à trans­mettre et à pen­ser, voire même, ce que l’on pour­ra encore lire de l’œuvre freu­dienne dans une géné­ra­tion ou deux ? Qui peut dire si les usages sociaux, et les dis­cours poli­tiques à venir per­met­tront encore à la « méthode psy­cha­na­ly­tique » de se déployer dans une pri­va­cy entre deux sujets ?  Comme tout un cha­cun, je n’en sais rien… Je sais certes qu’à chaque géné­ra­tion, à chaque trans­mis­sion, la perte, l’oubli mais aus­si la nou­veau­té, l’invention, la créa­ti­vi­té sont déjà à l’œuvre, cepen­dant nous savons aus­si que la dis­pa­ri­tion bru­tale, totale, et sur­tout inima­gi­nable, est aus­si pos­sible.

Alors qu’est-ce donc du coup que « l’Institution », sinon (aus­si) ce qu’un groupe de sujets édi­fient ou à quoi ils s’allient, parce qu’ils tiennent que, face à cette grande mort que cha­cun porte en soi, comme l’énonce Rilke, cet édi­fice tien­dra debout (comme son nom l’indique : stare/instituere), même après que la mort fasse de cha­cun d’entre eux des gisants ? On se sou­vient évi­dem­ment des cir­cons­tances de la nais­sance du Comi­té secret puis de l’Internationale autour de Freud vieillis­sant et anti­ci­pant sa dis­pa­ri­tion, et aus­si celle, pos­sible déjà, de la psy­cha­na­lyse. Chaque fan­tasme ins­ti­tu­tion­nel par­ta­gé sécrète, dis­tri­bue entre ses membres et entre­tient au moins un peu une illu­sion d’immortalité à tra­vers la trans­mis­sion.

Mais ce n’est pas tout : la transmis­sion ne va jamais sans transfert ni sans traduc­tion, et la traduc­tion ne va jamais sans inter­pré­ta­tion, c’est-à-dire sans appro­pria­tion de l’objet transmis, appro­pria­tion qui elle-même ne va jamais sans transfor­ma­tion, ni sans perte accom­pa­gnant celle-là. Toute transmis­sion se déroule donc certes à l’ombre de la mort, mais aus­si de la transfor­ma­tion, de la nou­veau­té, donc,  mais au risque  de la trahison[2]. C’est évi­dem­ment l’enjeu d’un tra­vail  de la perte, et de sépa­ra­tion,  que de pou­voir éla­bo­rer ces dimen­sions-là dans une « fin de for­ma­tion » ins­ti­tu­tion­nelle[3], et ce autant pour les trans­met­teurs que pour le ou la réci­pien­daire.

J’insiste après d’autres sur l’activité tra­duc­trice au sens fon­da­men­tal dans ma façon d’essayer de pen­ser la pra­tique ana­ly­tique, et sur­tout sur l’activité « trans- » elle-même, parce qu’accompagnant l’élément dyna­mique de tant des concepts et notions que nous uti­li­sons, ce syn­tagme et ses appa­ren­tés dési­gnent (posi­tion 1) le pas­sage d’un état ou d’une ins­crip­tion (2) à un/e autre(3), et font signe de la ter­na­ri­té au sein de laquelle un sens appa­raît. À l’Inconscient, nous n’avons accès que par des tra­duc­tions, trans­for­ma­tions, et tra­duc­tions de tra­duc­tions et de trans­for­ma­tions.

Il est d’ailleurs à remar­quer qu’à part dans les pays ger­ma­niques, l’œuvre de Freud, de Ferenc­zi, d’Abraham et de qua­si­ment toute la géné­ra­tion des fon­da­teurs ne se trans­met en psy­cha­na­lyse qu’à tra­vers des tra­duc­tions, dans chaque langue diver­se­ment ins­pi­rées, avec les consé­quences de gain et de perte que cela occa­sionne. L’exemple fran­çais est à cet égard très… par­lant.

Pour reve­nir et en finir (ici…) sur ce  point de votre ques­tion, en repre­nant avec un grain de sel la plu­ra­li­té de situa­tions que vous évo­quiez (scis­sion, sépa­ra­tion, désaf­fi­lia­tion…) quant à l’institution ana­ly­tique, je dirais que c’est quand même de tout autres des­tins psy­chiques de la perte intrin­sè­que­ment liée à la trans­mis­sion que de pou­voir dire : « adieu et mer­ci beau­coup » à ceux qui vous ont trans­mis et auto­ri­sé – ou bien alors  de hur­ler en meute « sus aux traitres ! », ou bien encore : « feu sur le quar­tier géné­ral ! »

EDP : D’ailleurs com­ment l’institution psy­cha­na­ly­tique intègre-t-elle la nou­veau­té, et pro­meut-elle une pen­sée en per­pé­tuel mou­ve­ment, tout en pour­sui­vant la trans­mis­sion des fon­da­men­taux, sans les­quels elle ne se recon­naî­trait pas ?

ON : Pour cha­cun de nous la nou­veau­té est sus­cep­tible d’investissements et de fan­tasmes très dif­fé­rents, jusqu’aux oppo­sés. La nou­veau­té c’est d’une part la sépa­ra­tion elle-même, l’épiphanie de la sépa­ra­tion dirait-on : sépa­ra­tion d’avec le vieux monde, le monde des vieux et le dis­cours des vieux — et les affects vio­lents qui sont en cause ici, sou­te­nus par les dis­cours sociaux d’une éco­no­mie de consom­ma­tion effré­née à laquelle nous par­ti­ci­pons, peuvent aus­si se résoudre dans une posi­tion maniaque assez répan­due : tout nou­vel objet est alors un objet-inté­res­sant, mais très vite ou très sou­vent aus­si un tout-bon-objet. Nous évo­quions pré­cé­dem­ment l’Université : la dic­ta­ture du publish or per­ish, avec ses indices etc. y encou­rage lar­ge­ment ce mou­ve­ment, qui n’est sûre­ment pas absent dans ce qu’on a appe­lé la « Psy­cha­na­lyse à l’Université ».

Mais la nou­veau­té, c’est aus­si en cha­cun comme dans l’Institution, l’angoisse devant l’inconnu. Dans l’Institution, l’objet nou­veau est de fait sou­vent vécu comme un objet sus­pect, sinon dan­ge­reux. Il n’en va pas autre­ment dans les ins­ti­tu­tions « psy­cha­na­ly­tiques ». Le confor­misme, une des voies de « l’identification mutuelle » et de « l’idéalisation du chef » (au sens de Freud 1925) y est remar­qua­ble­ment à l’œuvre, et il faut sou­vent des trans­ferts idéa­li­sants très intenses sur un « maître à pen­ser » la cli­nique, pour que des pro­po­si­tions nou­velles trouvent leurs voies au sein des ins­tru­ments éla­bo­ra­tifs de la cli­nique.

À mon sens, il ne fau­drait d’ailleurs pas seule­ment s’interroger sur une « psy­cho­so­cio­lo­gie » de la  nou­veau­té, mais plu­tôt, ana­ly­ti­que­ment, sur la nou­veau­té et son envers, c’est-à-dire sur le couple nouveauté/obsolescence : quels sont donc les motifs incons­cients, indi­vi­duels et grou­paux, qui, dans le milieu ana­ly­tique en l’occurrence sou­tiennent durant une géné­ra­tion ou plus  un concept ou une concep­tion, deve­nant peu à peu un ins­tru­ment éla­bo­ra­tif légi­ti­me­ment par­ta­geable dans une par­tie impor­tante du mou­ve­ment ana­ly­tique ? Quels sont les pro­ces­sus d’obsolescence ame­nant tel autre concept ou telle concep­tion, autre­fois (années 60, 70, 80) res­sen­tis si évi­dem­ment opé­ra­toires, à appa­raître désor­mais à la plu­part d’entre nous comme une for­mu­la­tion dévi­ta­li­sée, voire un man­tra, dont l’intérêt et le sen­ti­ment de per­ti­nence qui leur était atta­ché semble s’être main­te­nant déro­bés, défaits. Bien sûr, les trans­ferts… Concepts et concep­tions théo­ri­co-cli­niques sont incons­ciem­ment des êtres ima­gi­naires, objets de nos amours. Et désa­mours. Mais encore ?

Par ailleurs, par-delà les méfaits du confor­misme et de l’angoisse quant à l’objet nou­veau (qui nous fait ris­quer aus­si la dis­pa­ri­tion de l’objet « connu »), faut-il consi­dé­rer comme vous sem­blez le faire, que la « nou­veau­té » en soi, le « per­pé­tuel mou­ve­ment » soit une posi­ti­vi­té ?… Pour moi c’est tout sauf évident.

EDP : Vous avez sou­te­nu l’idée ori­gi­nale que la crise en ins­ti­tu­tion per­met fina­le­ment la mise en œuvre des impen­sés de la genèse grou­pale de l’institution. Pour­riez-vous nous expli­quer en quoi la crise peut être ain­si géné­ra­trice de trans­mis­sions jusqu’alors res­tées voi­lées ? L’état de crise per­met-il selon vous la co-construc­tion d’un mythe ori­gi­naire qui ait valeur de refon­da­tion ?

ON : Je ne dirais pas cela tout-à-fait ain­si. Le fait que la mise en crise du groupe aille de pair avec (entre autres) le retour sur la scène grou­pale de mou­ve­ments res­tés cli­vés, déniés, pro­je­tés depuis l’origine du grou­pe­ment ou la fon­da­tion, et cela assu­rant les alliances, pactes, idéa­li­sa­tions etc. vécues comme néces­saires à la durée du groupe dans l’être, ceci avait déjà été repé­ré sous d’autres formes dans des recherches menées depuis les années 70 autour puis à la suite d’Anzieu, par Kaës et d’autres au CEFFRAP. Je n’ai peut-être que contri­bué à véri­fier exem­plai­re­ment ces mou­ve­ments dans de nom­breuses situa­tions grou­pales ins­ti­tu­tion­nelles, mais j’ai pu pré­ci­ser de façon plus sys­té­ma­tique le recours du groupe, après sa fon­da­tion, à un régime de dis­cours pour lequel j’ai repris de l’anthropologie le terme (mais pas le conte­nu) de « mytho­poïèse », de « fabri­ca­tion mythique ». Mythique, parce que comme le rêve, le mythe, en tant que régime de dis­cours grou­pal, désigne une véri­té de l’origine par ce fait même qu’il la trans­fi­gure en la cachant, en la tra­ves­tis­sant.

Je ne crois pas que la crise en elle-même soit géné­ra­trice de trans­mis­sions, cli­ni­que­ment elle en serait plu­tôt un moment d’effacement, de rejet violent etc. car la crise est un défi­lé de régres­sions indi­vi­duelles en groupe, et col­lec­tives par­ta­gées.

Ana­lo­gi­que­ment au rêve : le rêve mani­feste ne nous apprend pas grand-chose en soi, il n’est pas en lui-même la Via Regia… c’est l’apparition de sens (Deu­tung) dans le dépliage-déploie­ment du mycé­lium asso­cia­tif, dans la croi­sée des trans­ferts de la séance qui l’ouvrira, cette Voie. Dans la crise grou­pale, ce sera son éla­bo­ra­tion pro­gres­sive, plus ou moins asso­cia­tive par les membres du groupe, avec un tiers ana­lyste et en après-coup par­fois fort loin­tain, qui consti­tue sou­vent une élu­ci­da­tion au moins par­tielle, et de fait, un enri­chis­se­ment de la pen­sée des membres du groupe sur leur propre his­toire par­ta­gée. C’est cette élu­ci­da­tion qui fait, si vous vou­lez le dire ain­si, trans­mis­sion : parce qu’il s’agit d’une réap­pro­pria­tion, mais sous un tout nou­veau jour, d’éléments iden­ti­fi­ca­toires qui ne s’étaient  trans­mis aux géné­ra­tions suc­ces­sives venues s’agréger au groupe, que dans une ver­sion mythi­fiée et en géné­ral gran­diose de la fon­da­tion, de la geste des fon­da­teurs ou de ceux tenus pour tels, et sur­tout des excès de cette geste, alors que leurs effets de vio­lence, d’injustice, de culpa­bi­li­té, de honte etc., « oubliés » depuis, réap­pa­raissent dans la cli­nique de la crise grou­pale elle-même.

EDP : Les pro­ces­sus de trans­for­ma­tion à l’adolescence sont eux aus­si sous-ten­dus par la crise qui fra­gi­lise les iden­ti­fi­ca­tions du sujet et les trans­mis­sions incons­cientes sur les­quelles il s’était édi­fié. Pour­rions-nous rap­pro­cher ce que vous dites à l’endroit de la crise ins­ti­tu­tion­nelle, de la crise ado­les­cente qui vous a éga­le­ment occu­pé comme ana­lyste ?

ON : C’est effec­ti­ve­ment dans le mou­ve­ment de l’adolescence que la « pas­si­vi­té infan­tile » se lève (en géné­ral…) en par­tie au moins, et que les rema­nie­ments dont vous par­lez s’opèrent sous des moda­li­tés mul­ti­formes.

« Peut-on rap­pro­cher », dites-vous ? Si nous nous réfé­rons seule­ment ou essen­tiel­le­ment à une écoute asso­cia­tive, alors règne le prin­cipe de géné­ra­li­sa­tion[4], et certes alors toutes les crises psy­chiques ont des aspects com­muns, à com­men­cer par les régres­sions de tous types, le retour puis l’envahissement de repré­sen­ta­tions non seule­ment infan­tiles, mais archaïques : des objets par­tiels, cli­vés et binaires, vio­lem­ment pro­je­tés, intrai­tables, qui déchirent la pen­sée des sujets et des groupes de sujets, en atti­sant les vécus per­sé­cu­toires, vic­ti­maires, sado­ma­so­chistes, par exemple. Ils rendent alors très dif­fi­cile ou impos­sible la for­ma­tion de com­pro­mis, engagent au pas­sage à l’acte comme réso­lu­tion tem­po­raire de l’an­goisse et des affects etc.

Mais en ce qui me concerne, ces cli­niques, indi­vi­duelle ado­les­cente ou grou­pale, une fois repé­rées, décrites, je pré­fère vrai­ment que cha­cune soit bien dif­fé­ren­ciée. D’abord parce que chaque dis­po­si­tif « appelle », « borde » comme on dit, et va héber­ger une cli­nique dif­fé­rente : ain­si l’écoute ana­ly­tique en groupe avec un ana­lyste n’est pas le même dis­po­si­tif qu’avec un couple d’analystes. L’écoute des asso­cia­tions dans un « groupe de parole » ne mobi­lise pas les mêmes res­sorts que le psy­cho­drame de groupe, lequel ne mobi­lise pas les mêmes mou­ve­ments trans­fé­ren­tiels que le psy­cho­drame indi­vi­duel, lequel n’est évi­dem­ment pas la même chose que le face-à-face. Ensuite parce que chaque entre­prise tra­vaillée par une com­pré­hen­sion psy­cha­na­ly­tique (et non pas seule­ment psy­cho­lo­gique ou psy­cho­pa­tho­lo­gique) des pro­ces­sus, engage immé­dia­te­ment la ques­tion des trans­ferts, et de « l’adresse » dès le pre­mier moment cli­nique (et ce, quand bien même nous savons d’expérience qu’une par­tie – et par­fois impo­sante – des enjeux trans­fé­ren­tiels d’une entre­prise ana­ly­tique ne sera sai­sie par l’analyste que bien après-coup, par­fois des années plus tard, et qu’une part ne le sera jamais). 

Enfin parce que si dans l’é­la­bo­ra­tion d’une cli­nique (dont le maté­riel, du fait des regres­sions, est très struc­tu­ré par les pro­ces­sus pri­maires), on se centre sur­tout ou trop sur ce qui est ana­logue, sur les élé­ments com­muns, sur la géné­ra­li­sa­tion des concepts et des concep­tions, on risque bien de res­ter dans les géné­ra­li­tés, la pen­sée molle qui n’en est pas une, ou même la non-pen­sée qui flotte sur de fausses évi­dences, sur des « res­sem­blances ». Le risque alors c’est d’être au « Café du Com­merce » ana­ly­tique… que cha­cun de nous fré­quente de temps en temps !

Ain­si, si je reprends l’exemple des intenses régres­sions, dans la crise grou­pale et ins­ti­tu­tion­nelle elles s’originent bien sou­vent dans une fan­tas­ma­tique de la mort incons­ciem­ment par­ta­gée et ter­ri­fiante : mort des fon­da­teurs, mort de leur géné­ra­tion de col­lègue, mort de l’institution, mort de l’idéal grou­pal, mort des iden­ti­fi­ca­tions héroïques par­ta­gées etc. Cela les dif­fé­ren­cie, pour moi en tout cas très évi­dem­ment, de la crise ado­les­cente, de sa pro­blé­ma­tique du puber­taire, avec l’angoisse de l’inceste face à l’approche de l’adulte aux dif­fé­rents sens de ce terme, avec le deuil du corps d’enfance et de sa sen­so­ria­li­té, sen­sua­li­té etc. Certes, la mort est pré­sente aus­si dans la crise ado­les­cente, mais à de tous autres titres : on est là, je crois, dans deux mondes psy­chiques bien dif­fé­rents, même si, lorsque nous écou­tons un groupe en crise ou un sujet ado­les­cent, cer­taines repré­sen­ta­tions, cer­tains mou­ve­ments des trans­ferts, cer­taines for­ma­tions défen­sives peuvent « res­sem­bler » ou nous « faire pen­ser » à d’autres cli­niques dans d’autres dis­po­si­tifs.

Je ne sais pas si cela peut ser­vir de conclu­sion, for­cé­ment par­tielle et tem­po­raire face à l’ampleur des ques­tions que vous posez. Mais en fai­sant le tour de ce que nous avons évo­qué, il me semble que se jus­ti­fie la consta­ta­tion que, comme dans la suc­ces­sion des géné­ra­tions d’une famille, on peut croire savoir ce que l’on veut trans­mettre, on ne sait jamais ce qui sera trans­mis de fait, ni sous quelle forme cela sera reçu, ni encore à quel moment de la vie du réci­pien­daire de cette trans­mis­sion lui devien­drait éven­tuel­le­ment per­ti­nente. Et com­ment nous ana­lystes oublie­rions-nous à quel point c’est sou­vent cela-même que l’on se refu­sait abso­lu­ment à trans­mettre, qui l’a jus­te­ment été… Alors comme dans tant d’autres ques­tions ana­ly­tiques, gar­dons sur ces sujets une humi­li­té de prin­cipe… ce qui n’empêche pas de réflé­chir.


[1] KAHN L. (2018) Ce que le nazisme a fait à la psy­cha­na­lyse, PUF, Paris.

[2] VALABREGA J.-P. (1987) « Sur le concept de tra­duc­tion et sa nébu­leuse », Topique n° 39, EPI, Paris.

[3] NICOLLE O. (2011) « Des­tins de la perte, forme(s) et for­ma­tion » in KAËS R. et DESVIGNES C. Le tra­vail psy­chique de la for­ma­tion, entre alié­na­tion et trans­for­ma­tion, col. « Incon­sient et culture », Dunod, Paris.

[4] MATTE-BLANCO I. (1988) Thin­king, Fee­ling and Being, New Libra­ry of Psy­cho­ana­ly­sis, Rout­ledge, Londres