De la disparition à la déposition

Julia Pélissier et Mathieu Petit-Garnier reviennent sur le documentaire Tant qu’ils ne retrouvent pas le corps de Rémi Lainé et Pascale Robert-Diard, en accès libre sur Arte jusqu’au 30 mars 2024. Cette série en trois épisodes met en scène l’affaire Le Roux-Agnelet en donnant la parole à ceux qui l’ont vécu.
À la suite de l’article, un entretien avec le réalisateur Rémi Lainé aborde le travail documentaire et la fabrication de ce film.

Notre his­toire, celle de nos mythes, pour­rait se réduire à un enchaî­ne­ment de faits divers, à moins que ce que nous appe­lons « fait divers » ne soit que la loin­taine résur­gence de la mytho­lo­gie qui fonde notre civi­li­sa­tion. 
Deux jumeaux se battent. Au cours de la rixe, l’un tombe et se tue. Une enquête est en cours pour savoir si le sur­vi­vant n’a pas assas­si­né son frère. Encore un drame de la jalou­sie : envieux de son frère, pré­fé­ré du père, il le tue. Tra­gique incen­die. Seul un couple et ses deux filles par­viennent à s’échapper de la ville en flamme, mais la mère de famille meurt au cours de leur fuite.
Romu­lus et Remus, Caïn et Abel, Loth et ses filles, ces héros de ce qui peut appa­raître comme des faits divers rendent compte des motions incons­cientes que les psy­cha­na­lystes aiment à décou­vrir : la jalou­sie fra­ter­nelle, l’amour des filles pour leur père.

Patrick Avrane, Les faits divers. Une psy­cha­na­lyse, 2018

La dis­pa­ri­tion d’A­gnès Le Roux et ses mul­tiples rebon­dis­se­ments ont depuis presque qua­rante ans nour­ri avec fer­veur les colonnes des faits divers puis celles des chro­niques judi­ciaires pour fina­le­ment consti­tuer une sub­stance nar­ra­tive et roma­nesque spec­ta­cu­laire don­nant lieu à de nom­breux repor­tages et fic­tions. Le docu­men­taire en trois par­ties Tant qu’ils ne retrouvent pas le corps de Rémi Lai­né et Pas­cale Robert-Diard com­mence par nous pré­sen­ter « l’af­faire » à par­tir de la matière média­tique. Des archives sonores et visuelles illus­trent au cours des trois épi­sodes le dérou­lé de la dis­pa­ri­tion d’A­gnès Le Roux en 1977, puis des trois pro­cès accu­sant Mau­rice Agne­let, jus­qu’au der­nier acte à la cour d’as­sises de Rennes en 2014, qui semble lui, nous être dévoi­lé au pré­sent. Ces extraits d’ac­tua­li­tés ou de repor­tages ne trans­mettent pas seule­ment des infor­ma­tions sur l’af­faire ; à tra­vers les jingles, les habillages d’an­tennes ou les voix (re)connues des jour­na­listes, ces ves­tiges du pas­sé rap­pellent au spec­ta­teur un uni­vers et une époque, un moment de l’his­toire récente fran­çaise, d’une concré­tude sen­so­rielle qui nous ren­voie aus­si à notre his­toire intime. Cette affaire à bien des égards énig­ma­tiques, dont il serait presque auda­cieux de n’avoir jamais enten­du par­ler, est ins­crite dans la toile de fond d’une vie pas­sée dont on se sou­vient plus ou moins vague­ment. La dis­pa­ri­tion de cette jeune femme vien­drait-elle faire écho aux objets per­dus en cha­cun de nous ?

De ce dis­cours sou­te­nu par l’identification col­lec­tive, le docu­men­taire nous amène vers d’autres archives, intimes cette fois, celles de ceux qui ont vécu cette dis­pa­ri­tion de façon trau­ma­tique, de ceux qui n’ont jamais pu refou­ler la scène ori­gi­naire trop énig­ma­ti­que­ment vio­lente de ce qu’est deve­nu l’affaire Le Roux-Agne­let. Appa­raissent pro­gres­si­ve­ment des pho­tos que les années ont sou­vent fait jau­nir, des lettres manus­crites aux signa­tures par­fois dou­teuses, ou encore, et de façon plus sur­pre­nante, des enre­gis­tre­ments sonores ou vidéos d’où l’é­poque cré­pite : autant de traces per­son­nelles autre­fois pièces à convic­tions confiées aux docu­men­ta­ristes par les intimes d’A­gnès ou de Mau­rice, comme on les entend appe­ler (et par­ler) désor­mais. 

© Rémi Lai­né

Enfin, ces archives, qu’elles soient col­lec­tives ou par­ti­cu­lières, dia­loguent avec un maté­riel inédit : les visages fami­liers ont vieilli et nous les retrou­vons aujourd’­hui au tra­vers d’en­tre­tiens sin­gu­liers, offrant aux spec­ta­teurs (et aux inter­viewés ?), la pos­si­bi­li­té d’un temps d’a­près. Chaque per­son­nage est fil­mé au sein de son envi­ron­ne­ment actuel ou peut-être quo­ti­dien, dans l’in­ti­mi­té de son décor d’au­jourd’­hui, au sein d’une inté­rio­ri­té dont les murs nous appa­raissent plus ou moins fra­gi­li­sés. Les frères et sœurs, les enfants, les fils témoignent non plus à la barre mais à nous spec­ta­teurs, des effets de cette his­toire qui demeure d’a­bord la leur. 

« Rien n’est plus impu­dique, obs­cène même, qu’un dos­sier d’ins­truc­tion » écrit Pas­cale Robert-Diard dans son livre La Dépo­si­tion dont le docu­men­taire est adap­té. La jus­tice qui s’empare de l’in­time se révèle par­fois d’une indé­cence chi­rur­gi­cale. Mais en tem­pé­rant la curio­si­té voyeu­riste inévi­table au fait divers, le réa­li­sa­teur par­vient à réins­crire déli­ca­te­ment l’af­faire média­tique dans la vie de per­son­na­li­tés vivantes et nuan­cées. La camé­ra se tient à bonne dis­tance de son objet, afin de sai­sir chaque pro­ta­go­niste dans son vécu sans le sur-expo­ser, lais­sant à cha­cun le droit à ses silences et à un récit qui lui est propre. 

En un sens, c’est à cette ambi­tion à la fois sub­jec­ti­vante mais extrê­me­ment coû­teuse que nous confronte ce film : que chaque membre d’une famille s’autorise une parole propre (n’est-ce pas d’ailleurs de cette ten­ta­tive qu’est née « l’affaire » ? Avant qu’elle ne dis­pa­raisse, les choix d’Agnès Le Roux sont vécus par les siens comme une tra­hi­son). Et aus­si construits ou mis en scène soient-ils, c’est peut-être par ces temps silen­cieux au sein d’un face-à-face pro­ces­suel que ces entre­tiens résonnent par­ti­cu­liè­re­ment pour nous. 

Cette affaire semble en quête per­ma­nente de récit, et Rémi Lai­né fait de ses per­son­nages des nar­ra­teurs, dont la mise en intrigue revêt une fonc­tion struc­tu­rante, en rejoi­gnant en un sens la pers­pec­tive déployée par Ricœur, « Nous racon­tons des his­toires parce que fina­le­ment les vies humaines ont besoin et méritent d’être racon­tées. Cette remarque prend toute sa force quand nous évo­quons la néces­si­té de sau­ver l’histoire des vain­cus et des per­dants. Toute l’histoire de la souf­france crie ven­geance et appelle récit ». Le film témoigne des effets de sa fabri­ca­tion, de son mon­tage, et du temps long de la construc­tion sur la parole de ceux qui y ont par­ti­ci­pé. Nous assis­tons, par ces entre­tiens, au déploie­ment d’une nar­ra­ti­vi­té confi­gu­rante, qui semble sou­te­nir sinon favo­ri­ser une cer­taine com­pré­hen­sion de soi au pro­fit d’un sen­ti­ment de conti­nui­té d’existence, là où l’identité s’échafaude sur le récit.  

Si la jus­tice est elle en quête d’une véri­té judi­ciaire sur laquelle appuyer son ver­dict, on sait que la vie psy­chique doit faire l’aveu du plu­riel en tolé­rant une mul­ti­tude de véri­tés par­fois contra­dic­toires. Le refou­le­ment, le déni ou le cli­vage ten­te­ront de recons­ti­tuer une pos­si­bi­li­té de fonc­tion­ne­ment psy­chique en les fai­sant coexis­ter plus ou moins effi­ca­ce­ment. En expo­sant l’af­faire Le Roux-Agne­let telle une tra­gé­die antique où plu­sieurs géné­ra­tions tentent tant bien que mal de se désen­che­vê­trer d’une malé­dic­tion fon­da­trice, le docu­men­taire nous donne à voir les amé­na­ge­ments psy­chiques de cha­cun des membres encore vivants des deux familles face à une accu­sa­tion de meurtre res­tée sans preuve irré­fu­table. 

© Rémi Lai­né

Côté Le Roux, la haine semble avoir trou­vé ses lettres de noblesse ; la famille d’Agnès témoigne avec digni­té de sa dou­leur et d’un besoin réponse. Cette famille est confron­tée au manque, au trou lais­sé par une dis­pa­ri­tion sans récit pos­sible ; tan­dis que l’autre, celle de l’accusé, doit com­po­ser avec des révé­la­tions acca­blantes. Et au cours de ces trois épi­sodes, le drame bas­cule d’une famille à l’autre. C’est du côté de la famille Agne­let que la parole nous appa­raît la plus dérou­tante et signi­fi­ca­tive : le docu­men­taire se res­serre pro­gres­si­ve­ment autour du per­son­nage de Guillaume Agne­let, que l’on se plaît à croire à même de s’extraire non sans héroïsme de la fata­li­té. Si le titre du livre dont il s’inspire se réfère à l’acte – La Dépo­si­tion – celui du docu­men­taire en a rete­nu les mots. Pas n’importe les­quels : ceux qu’on a ten­té d’enterrer, d’oublier, d’ignorer ; ceux qui ont fait l’objet d’une lutte ter­rible, avant de consti­tuer un cer­tain sou­la­ge­ment. Pro­non­cés l’air de rien par un père accu­sé à son fils ado­les­cent et loyal, c’est de leurs effets dont Rémi Lai­né et Pas­cale Robert-Diard pro­posent le récit. Contrai­re­ment au corps de la jeune femme, ces mots, eux, n’ont pas pu dis­pa­raître de la mémoire de Guillaume. 

Ces mots du père n’échappent pas à leur des­tin et deviennent, imman­qua­ble­ment, un secret de famille. Mère et fils savent, et se taisent. Dès le pre­mier des trois épi­sodes, très tôt dans le récit, Guillaume Agne­let le dit : « je dois gar­der le secret parce que c’est mon père ». Il se sou­met ain­si à un inter­dit, et du père au fils, ce secret a quelque chose d’incestuel. « Pour­quoi ne s’accorderait-il pas le droit d’écraser ses sou­ve­nirs ? », lui qui a pen­dant plu­sieurs années déli­bé­ré­ment sou­te­nu son père, en par­ti­ci­pant de façon si active à l’élaboration de sa défense, de plus en plus vacillante. 

Mais à ce titre, la jus­tice semble éton­ne­ment bien faite, rap­pelle Pas­cale Robert-Diard :

La loi, qui connaît mieux la vie qu’on ne le dit par­fois, a pré­vu des cas comme ça. Elle dit que lorsqu’on est le père, la mère, le frère, la sœur, l’enfant ou le conjoint de l’auteur d’un crime ou d’un délit, on ne peut pas être puni pour ne pas l’avoir dénon­cé. Que se taire n’est pas un délit pénal mais un conflit moral qu’il appar­tient à cha­cun de résoudre comme il peut. Elle concède aus­si à la famille le droit de men­tir, en la dis­pen­sant de prê­ter ser­ment à la barre des témoins.

La Dépo­si­tion, p.82

Sur­pre­nante dis­po­si­tion juri­dique qui semble ser­vir un cli­vage fonc­tion­nel de contrainte, en main­te­nant la pos­si­bi­li­té d’existence légale des ram­bardes pro­tec­trices du secret. « Si le secret fait des fous, la révé­la­tion fait alors des morts » écrit Gérard Bayle en rap­pe­lant le secret à l’origine de la malé­dic­tion des Lab­da­cides dont Œdipe et sa des­cen­dance subi­ront les consé­quences que l’on connaît. 

Com­ment Guillaume a t‑il pu se déga­ger de cette emprise ? D’où est fina­le­ment pos­sible ce lourd pas de côté vers le che­min de la dépo­si­tion ? 

Le film s’est pas­sé du recours expli­cite au dis­cours des experts psy­chiatres ou psy­cho­logues mobi­li­sés par l’affaire, et son inté­rêt repose ici bien davan­tage sur le tra­jet du fils jusqu’à son déga­ge­ment que sur l’énième por­trait sen­sa­tion­na­liste d’un per­vers nar­cis­sique. Pour­tant, dans son livre, Pas­cale-Robert Diard arti­cule ces deux aspects :

Cer­taines vagues sont plus fortes que d’autres. Comme ce jour où le psy­chiatre char­gé de l’expertise de son père a été enten­du à la barre. Quelques phrases de sa dépo­si­tion s’étaient fichées comme des pointes véné­neuses dans sa mémoire : “Pour Mau­rice-Agne­let, l’autre n’existe pas. Il est englou­ti. Dans son lien à autrui, Mau­rice Agne­let est indif­fé­rent à celui qui est au bout du lien. Ce qu’il aime, c’est le lien et il n’y a pas de rup­ture pos­sible de ce lien. Toute per­sonne qui tente de lui échap­per doit être réduite.”Elles réveillaient chez Guillaume la brû­lure de la scène de la cui­sine à Cham­bé­ry. C’était la pre­mière fois qu’il enten­dait expri­mer par un autre ce qu’il res­sen­tait au tré­fonds de son être.

La Dépo­si­tion, p.84

D’une dépo­si­tion à l’autre… Si l’institution judi­ciaire de manière géné­rale s’est éri­gée en tiers déci­sif et conte­nant, c’est non sans conni­vence amu­sée pour nous d’ap­prendre que c’est ici la parole du psy qui l’incarne en par­ti­cu­lier. Son père, à l’o­ri­gine homme de lois, en a dénié les digues ; c’est en s’en res­sai­sis­sant que Guillaume fera tom­ber celles du secret. 

À l’heure où nous écri­vons ces lignes, on apprend qu’une fois de plus, l’affaire fait l’objet d’une nou­velle fic­tion, Tout pour Agnès. On l’a dit, avant même d’être défi­ni­ti­ve­ment close par la jus­tice en 2014, nom­breux sont ceux qui s’en sont ins­pi­rés : des maga­zines télé­vi­sés d’investigation, des docu­men­taires radio­pho­niques (Fabrice Drouelle en a fait une Affaire sen­sible), des adap­ta­tions fic­tion­nelles (André Téchi­né a mis en scène l’o­ri­gine du drame dans L’homme qu’on aimait trop), etc. Com­ment com­prendre cet engoue­ment créa­tif insa­tiable, presque obs­ti­né ? Remé­mo­ra­tion, répé­ti­tion et per­la­bo­ra­tion ? Les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes de ce drame fas­cinent, séduisent, répulsent. La mul­ti­pli­ca­tion de ces nom­breuses créa­tions docu­men­taires et artis­tiques vien­draient-elles répondre au besoin de renou­vel­le­ment d’une fonc­tion cathar­tique, au sein d’un après-coup plus ou moins long ? Cet article s’inscrit d’ailleurs sans doute lui-même dans cette dyna­mique qui se répète, où le pas­sé se trouve sans cesse repen­sé, remo­de­lé, où la mémoire explore de nou­velles formes pos­sibles. 

Le docu­men­taire s’achève sur les pro­pos des deux fils du désor­mais défunt Mau­rice Agne­let. Si l’un consi­dère depuis une large plage bre­tonne que sa dépo­si­tion donne à sa fille « toutes les cartes en mains pour ne pas res­ter blo­quée » comme il a pu l’être, l’autre ins­tal­lé en Nou­velle-Calé­do­nie loin de la métro­pole demeure convain­cu que le far­deau se trans­met­tra. Son fils devra répondre à la ques­tion : « Es-tu le petit-fils de l’assassin ? ».

D’une géné­ra­tion à l’autre hantent dénis et cli­vages, dont les quelques élé­ments don­nés par le docu­men­taire sur les parents de Mau­rice Agne­let offrent un aper­çu gla­çant et la mesure des forces à affron­ter pour se déga­ger de tels fan­tômes.


Avrane Patrick, Les faits divers. Une psy­cha­na­lyse. PUF, 2018
Bayle Gérard, Épître aux insen­sés (Études sur les cli­vages). Presses Uni­ver­si­taires de France, « Épîtres », 1998
Ricœur Paul, Temps et récit. Paris, Seuil, 1983–1985
Robert-Diard Pas­cale, La Dépo­si­tion. L’Iconoclaste, 2016
Téchi­né André, L’Homme qu’on aimait trop. 2014 – d’après Une femme face à la mafia de Renée Le Roux et Jean-Charles Le Roux, Albin Michel, 1989.


Poussés par la curiosité, et accompagnés de Cécile Corre, nous avons rencontré le réalisateur Rémi Lainé afin de l’interroger sur la fabrication de ce film.

Rémi Lai­né, pour­riez-vous com­men­cer par nous racon­ter votre par­cours ?

À l’o­ri­gine, avant de réa­li­ser des films, je suis un jeune jour­na­liste, fas­ci­né par les faits divers depuis l’enfance. Détec­tive, avec ses unes de Di Mar­co – deve­nu main­te­nant un des­si­na­teur culte – était consi­dé­ré à l’é­poque comme de la presse de cani­veau ; mais avec les his­toires qu’on y racon­tait, on plon­geait à chaque fois dans les contes de Per­rault, de Grimm, dans la mytho­lo­gie grecque. On avait table ouverte sur les fon­da­men­taux de la condi­tion humaine, les crimes pas­sion­nelles, les tra­gé­dies fami­liales. Quand j’ai débu­té à 19 ans dans un jour­nal local, le Pays de Franche-Com­té, j’étais le nez sur le gui­don, à l’affut de ces his­toires hors normes, avec en plus cette adré­na­line propre à la presse quo­ti­dienne.
Mais le pro­blème, c’est que mes sources pro­ve­naient essen­tiel­le­ment de la police, des gen­darmes et des magis­trats, ce qui rédui­sait la façon dont on pou­vait racon­ter les his­toires. J’ai à ce pro­pos une anec­dote qui a du sens, qui ren­voie à la famille : dans les années 1980, je me suis inté­res­sé à un motard qui bra­quait des banques avec élé­gance : il envoyait un bou­quet de fleurs à la cais­sière le len­de­main, pro­po­sait un siège à une vieille dame qui atten­dait au gui­chet… Cet homme a fini par se faire cof­frer mais a ensuite réus­si à s’évader. Alors qu’il était en cavale, il a dû lire l’article que j’avais écrit sur lui, et a envoyé une carte pos­tale au jour­nal pour lequel je tra­vaillais : « Bons bai­sers d’un pays où l’on res­pire à pleins pou­mons ». Pen­dant plu­sieurs années, on n’en­tend plus par­ler de lui, on croit qu’il est au Cana­da où des rumeurs sur­gissent de temps en temps. Un jour, un gen­darme me parle d’un bra­queur soli­taire à moto, qui « tape » en Bre­tagne et pour­rait bien être l’homme en ques­tion : je passe quelques coups de fil, je recense une ving­taine de bra­quages qui lui sont impu­tables et je fais son por­trait en double page, très fier, pour racon­ter que notre gent­le­man était réap­pa­ru. L’article paraît un 24 décembre, mon télé­phone sonne ce matin-là. Une dame d’un cer­tain âge demande à par­ler à l’auteur de l’article : « Vous avez des enfants, Mon­sieur ? Vous comp­tez en avoir ? Si vous avez des enfants un jour, je vous sou­haite qu’il ne vous arrive jamais ce qui m’est arri­vé ce matin : avoir des nou­velles de mon fils qui ne m’a pas don­né signe de vie depuis quatre ans en ouvrant le jour­nal. Vous auriez au moins pu me pas­ser un coup de fil ». C’était sa mère. J’ai eu honte. Contac­ter les proches du bra­queur, ça ne m’avait pas tra­ver­sé l’esprit… Je crois qu’inconsciemment, c’est à ce moment-là que j’ai déci­dé de quit­ter le fait divers pour faire du docu­men­taire, creu­ser les his­toires. 

Com­ment s’est opé­ré ce virage ?

Deux-trois ans plus tard, j’avais 25 ans, et je com­men­çais à me las­ser sérieu­se­ment des faits-divers à la sauce locale. Je suis contac­té par un des piliers de la télé­vi­sion de l’époque, le réa­li­sa­teur Daniel Kar­lin, qui tra­vaillait sur des ques­tions de socié­té, et qui avait pour co-auteur le psy­chiatre Tony Lai­né. On n’avait aucun lien de paren­té mais ça les amu­sait de recru­ter quelqu’un qui por­tait le même nom. La ren­contre avec Kar­lin a été un coup de foudre. Il m’a appor­té ce qui me man­quait à l’époque, il cher­chait à don­ner du sens à des his­toires qui a prio­ri n’en avaient pas. Radio­gra­phie d’un meurtre concluait sa série L’Amour en France (1989) qui a mar­qué l’histoire de la télé­vi­sion (La Une du Figa­ro Maga­zine, « L’Amour en France, télé cochonne ! »). C’est le pre­mier film de Daniel auquel j’ai col­la­bo­ré. Il me fas­ci­nait par sa manière de recueillir la parole de celles et ceux qui avaient été impli­qués dans cette his­toire et n’avaient jamais pu vrai­ment s’exprimer. Il leur redon­nait une épais­seur humaine, une com­plexi­té.  Il y avait quelque chose de récon­for­tant, on avait l’impression, en redon­nant la parole à ceux qui en avaient été pri­vés, d’avoir une véri­table uti­li­té sociale.

Tony Lai­né, qui for­mait ce tan­dem avec Daniel Kar­lin a eu une place très impor­tante dans ces années-là en fai­sant pas­ser dans le champs média­tique les notions que la psy­cha­na­lyse était en train de déve­lop­per dans le champ de la psy­chia­trie de sec­teur (La rai­son du plus fou) ou celui de la péri­na­ta­li­té (Le bébé est une per­sonne) dans les années 1980. Com­ment vous êtes-vous ins­crit dans ce mou­ve­ment ?

Chez mes parents, ça ne cau­sait pas beau­coup. Mon père était tech­ni­cien chez Peu­geot et ma mère comp­table, avec de part et d’autre de jolis trau­ma­tismes. Ma mère fai­sait beau­coup d’ef­forts parce qu’elle avait tout de même conscience des effets de la parole, elle ado­rait écou­ter Fran­çoise Dol­to à la radio ; mal­gré tout, les psys, c’était pour les fous, on n’en par­lait pas. Donc en tra­vaillant avec Tony Lai­né, je côtoyais de près un psy­chiatre pour la pre­mière fois. Il avait un remar­quable bon sens, il éclai­rait les zones d’ombre. J’avais un côté chien de chasse qui déter­rait les his­toires et les per­son­nages, Daniel et lui, dans une espèce d’osmose psy­cha­na­ly­ti­co-ciné­ma­to­gra­phique appor­taient du sens, bien au-delà du tra­vail d’enquête. Pour Tony, je suis deve­nu « l’ami Rémi, qui n’est ni mon fils, ni mon père ». À sa mort en 1992, j’ai béné­fi­cié de ce nom com­mun en recons­ti­tuant le duo Kar­lin-Lai­né avec Daniel.

© Rémi Lai­né

Votre docu­men­taire sur l’affaire Le Roux-Agne­let démarre jus­te­ment comme un fait divers avec l’évocation d’un crime, une his­toire de famille, une ambiance mafieuse autour des grands casi­nos de la Rivie­ra et une tem­pête média­tique. Com­ment en êtes-vous arri­vé à cette his­toire ?

Je rêvais depuis long­temps de reve­nir au fait-divers. À la fin du confi­ne­ment en 2020, un de mes proches amis, le docu­men­ta­riste Mos­co Levi Bou­cault m’appelle pour m’inciter à adap­ter le livre de Pas­cale Robert-Diard, La Dépo­si­tion. Il aurait très bien pu le faire lui-même, mais il insiste en disant que c’est une his­toire pour moi. Je vois dans le livre de Pas­cale une belle oppor­tu­ni­té : l’his­toire des casi­nos, le contexte fas­ci­nant, l’hé­ri­tière traître et dis­pa­rue. Mais sur­tout, ce sont ces deux familles, étroi­te­ment liées à l’origine, qui m’intéressent.
Au départ, je ne sais pas exac­te­ment ce qui m’interpelle per­son­nel­le­ment. La réa­li­sa­tion d’un film dure géné­ra­le­ment deux ou trois ans et c’est seule­ment après que je com­prends pour­quoi je m’y suis enga­gé, et com­ment cela résonne sur le plan plus per­son­nel, intime.
Dans un pre­mier temps, je ne vois pas encore com­ment racon­ter dif­fé­rem­ment une his­toire qui a fait l’objet de dizaines d’é­mis­sions de télé­vi­sion. J’y vais un peu à recu­lons, puis fina­le­ment la matière m’a don­né de l’ap­pé­tit. Patri­cia Le Roux (la sœur d’Agnès dis­pa­rue) est une amie de longue date des Kar­lin. C’é­tait une per­son­na­li­té du monde de la culture, femme de théâtre. Elle évo­luait sous son nom de mariage, sans doute pour se tenir à dis­tance de son his­toire fami­liale. C’est avec elle que je com­mence, en béné­fi­ciant de l’amitié avec les Kar­lin. On s’est beau­coup revu, on a pris du temps. Elle me parle à cœur ouvert et je mesure alors la puis­sance de la saga.

Donc le pro­jet démarre par une ren­contre, des échanges…

Avec chaque per­son­nage que je ren­contre pour le film, je déve­loppe la rela­tion à l’instinct, une stra­té­gie par­ti­cu­lière qui n’est pas pré­mé­di­tée mais qui s’appuie jus­te­ment sur ce que per­met la rela­tion éta­blie. Lors des entre­tiens, cha­cun sait qu’il pour­ra voir toutes les séquences mon­tées dans les­quelles il appa­raît, deman­der des modi­fi­ca­tions et déci­der s’il sou­haite ou non que je les conserve pour le mon­tage final. Du reste, c’est lié au droit à l’image, un droit consti­tu­tion­nel. Mais insis­ter sur la pos­si­bi­li­té du revoir est aus­si un sub­ter­fuge. Cela per­met de créer un cli­mat de confiance, de favo­ri­ser une parole libre.
Quand on part à la recherche de l’in­time, c’est la moindre des choses. 

J’ai ensuite ren­con­tré Jean-Charles Le Roux, le jeune frère d’Agnès. Durant tout le périple judi­ciaire (37 ans…), il s’est fait porte-parole de la famille. C’est un homme acces­sible de prime abord, sym­pa­thique. Il était un bon client pour les jour­na­listes, tou­jours la phrase qui fai­sait mouche, reprise dans les jour­naux télé­vi­sés. Mais la façon dont il avait pris l’habitude de par­ler de cette affaire ne me conve­nait pas pour le tra­vail que nous entre­pre­nions. Il fal­lait accé­der à une parole dif­fé­rente, plus per­son­nelle. Je ne ces­sais de lui dire : « Tu peux te lâcher, de toutes manières, tu rever­ras tout ce qui est enre­gis­tré ».  J’ai eu l’impression de le brus­quer. Il résis­tait à l’idée que l’on tourne chez lui mais je crois que peu à peu il a com­pris que c’était un tra­vail com­mun. Il nous a fina­le­ment ouvert sa porte. Quant à la chro­no­lo­gie du tour­nage, on a béné­fi­cié d’une fenêtre de tir assez royale, si j’ose dire : non seule­ment l’affaire était close par la jus­tice, tous recours épui­sés, mais Mau­rice Agne­let nous a fait le cadeau de mou­rir au moment où le pro­jet a com­men­cé. Quand Téchi­né a fait son film sur cette affaire, L’Homme qu’on aimait trop en 2014, Agne­let ne l’a pas lâché et vou­lait tout maî­tri­ser. Nous, on a eu la chance de ne pas l’avoir dans les pattes. Je pense que la mort de Mau­rice Agne­let a aus­si contri­bué à libé­rer la parole de Jean-Charles, sa rage était tom­bée. J’ai com­pris que Jean-Charles redou­tait ce que ces entre­tiens allaient lui faire vivre sur le plan émo­tion­nel. Jean-Charles a per­du son père quand il avait neuf ans et peut-être qu’Agnelet – qu’il a bien connu – a repré­sen­té un temps pour lui quelque chose de l’ordre d’une figure pater­nelle. D’où sa rage ; non seule­ment parce qu’il était évident que cet homme avait à voir avec la dis­pa­ri­tion de sa sœur, mais qu’en plus, il l’avait mani­pu­lé, tra­hi. Mais si je tenais à « cas­ser » les défenses de Jean-Charles c’était aus­si pour lui don­ner une cer­taine épais­seur.
Cela dit, si je cherche les émo­tions lors du tour­nage, je m’en méfie aus­si. Quand quelqu’un pleure, je me recule, je coupe la camé­ra. Je tiens à ce que l’on per­çoive l’émotion mais je n’aime pas mon­trer les gens pleu­rer.

Vous uti­li­sez un voca­bu­laire proche de celui des psy­cha­na­lystes qui parlent aus­si de défenses trop rigides, mais plu­tôt avec l’idée de les assou­plir. Il y a l’idée de l’af­fect comme des­ti­tuant une parole trop construite, et en même temps vous dites que lorsqu’il y a trop d’émotions vous cou­pez la camé­ra. En psy­cha­na­lyse, on dit que l’af­fect ne ment pas…

Entre les deux il y a un tout petit che­min, étroit. Faire « cra­quer » les défenses des per­sonnes avec qui je m’entretiens, tout en pre­nant soin de l’image qu’ils laissent. Une fois le film dif­fu­sé, ils sont face à eux-mêmes, et je tiens à ce qu’ils n’aient aucun regret. Quand le bateau repart, eux res­tent à quai…
Daniel Kar­lin pre­nait tou­jours des notes pen­dant les entre­tiens pré­pa­ra­toires au tour­nage ; il notait dans ses car­nets les mots sur les­quels la per­sonne pou­vait buter, ce que les corps déga­geaient, les gestes qui leur échap­paient, les affects qui sur­gis­saient. Puis ma quête des émo­tions est aus­si empreinte des reli­quats de mon pas­sé de « chien de faits divers », elles rendent l’histoire attrac­tive.
Par­fois, des per­sonnes qui ont tou­jours fan­fa­ron­né de n’avoir jamais pleu­ré craquent pour la pre­mière fois devant la camé­ra. Kar­lin disait qu’apparaître devant une camé­ra, avec der­rière, une parole qui devient publique, fai­sait par­fois sur­gir des choses qui ne s’étaient jamais pro­duites.
Il m’est aus­si arri­vé de sai­sir des fous rires inat­ten­dus, mais c’est plus rare.

On a aus­si été sen­sibles à la dis­tance à laquelle vous pla­ciez la camé­ra… 

Oui, il y a tou­jours une juste dis­tance pour cau­ser, deux-trois mètres mini­mum. Plus près ça me semble intru­sif. Cela relève du bon sens. Comme lorsque vous rece­vez un patient, j’imagine qu’il y a comme une dis­tance « de sécu­ri­té » à res­pec­ter.
Puis le propre du docu­men­taire, c’est qu’il y a des grandes ten­dances mais pas de règles, je n’en ai du moins pas encore trou­vées pour l’instant. En docu­men­taire, on peut tou­jours tout reques­tion­ner, c’est le genre le plus libre du ciné­ma.

Et les lieux, les décors ?

Quelqu’un qui pour­rait me rece­voir chez lui et qui me donne ren­dez-vous ailleurs n’ouvre pas immé­dia­te­ment sa porte en grand. J’en déduis qu’il tient à dis­tance, comme Jean-Charles au début de notre ren­contre – même si ça peut évo­luer, la preuve ! Je tenais à fil­mer les prin­ci­paux per­son­nages chez eux, don­ner à l’image une idée de là où ils vivent, les sor­tir de leur condi­tion de per­son­nages média­tiques. Par­fois j’étais un peu coin­cé… comme lorsque j’ai deman­dé à Guillaume l’endroit où il se sen­tait le plus à l’aise pour par­ler, il s’est mis en tailleur sur son cana­pé… ce n’était ni le plus facile, ni le plus élé­gant. Mais c’est ain­si qu’il se sen­tait bien. Et tant pis pour la « belle image ».

À un autre moment du film, Guillaume est assis devant une table sur laquelle on a remar­qué un drôle d’objet, une petite boîte trouée qui nous a intri­gués… 

On pour­rait peut-être appe­ler ça un objet tran­si­tion­nel ! De mémoire, je dirais que c’est Guillaume qui tenait à ce que cet objet soit dans le cadre, comme un mes­sage adres­sé à son frère Tho­mas. Ils par­tagent tous les deux une pas­sion pour Saint-Exu­pé­ry : cette boîte, c’est la repro­duc­tion en métal de celle dans laquelle est enfer­mé le mou­ton du Petit Prince. C’est Tho­mas, sou­deur de pro­fes­sion, qui l’avait faite pour lui des années aupa­ra­vant.

© Rémi Lai­né

Com­ment s’est pas­sée la ren­contre avec Tho­mas et Guillaume Agne­let ? 

Avec Tho­mas, comme il était très en colère contre Pas­cale Robert-Diard au moment de paru­tion de son livre que j’étais cen­sé adap­ter, je me dou­tais bien qu’il allait se méfier de moi. En pre­nant contact avec lui, je tenais à ce qu’il com­prenne ma posi­tion. Je lui dis : « je ne sais pas si ton père a tué Agnès, la seule chose cer­taine, c’est qu’il sait ce qui lui est arri­vé. Est-ce que c’était suf­fi­sant pour le condam­ner, je n’en suis pas sûr ». Ça, il ne peut pas le contre­dire… Cet échange nous a per­mis d’établir une rela­tion qui s’est jouée cartes sur table ; on a pu se par­ler et se dire les choses même si elles ne font pas plai­sir. Je crois que Tho­mas vit dans la foi de l’innocence de son père ; c’est déli­cat de contre­dire quelqu’un sur sa foi. Lorsque nous sommes allés pas­ser une semaine chez lui en Nou­velle-Calé­do­nie, nous avons appris à mieux nous connaître. Il res­tait très en colère contre Guillaume, qui avec sa dépo­si­tion, avait rom­pu l’omertà, trans­gres­sé à ses yeux une sorte de loyau­té fami­liale.
Guillaume, de son côté, cher­chait à renouer avec son frère. Mais au départ, il ne vou­lait pas par­ti­ci­per au docu­men­taire, il consi­dé­rait avoir déjà suf­fi­sam­ment tra­vaillé avec Pas­cale pour son livre. Quand il a su qu’on était chez Tho­mas, il a pris contact avec nous. Je pense qu’il y a vu l’op­por­tu­ni­té de se rap­pro­cher de son frère. Il nous a « uti­li­sés » et c’est très bien comme ça.

La rela­tion deve­nue impos­sible entre les deux frères est au cœur du film, tous les deux y appa­raissent très tou­chants pris dans le lien dou­lou­reux à leur père accu­sé de meurtre. Com­ment ont-ils reçu le film ? 

Tho­mas est venu à Paris, je tenais à ce qu’on le visionne ensemble. Je vous passe les condi­tions désas­treuses (retard de l’avion, tsu­na­mi, valise per­due) et déjà éprou­vantes de son arri­vée… Il se pré­sente très ten­du, comme prêt à l’affrontement. Il regarde les trois volets d’une traite, trois heures assis les yeux rivés sur la télé, à cin­quante cen­ti­mètres de l’écran. Au géné­rique de fin, il se tourne vers moi, j’ai l’impression que son visage s’est apai­sé, il y a un long silence puis il lâche : « C’est puis­sant ». Sur le moment, je n’ai pas eu d’autres réac­tions de sa part. Je crois qu’il était sai­si par l’émotion.
Je lui ai don­né un cadeau que Guillaume m’avait remis pour lui. Il l’a ouvert devant moi, c’était une repro­duc­tion de la boîte du Petit Prince, en bois. Guillaume l’avait fabri­quée spé­cia­le­ment pour lui. La même que celle en métal. Une boîte à la fois ouverte et fer­mée, qui laisse ima­gi­ner ce qu’on veut dedans, c’est tout le secret.
Le film pou­vait leur don­ner l’occasion de se récon­ci­lier, j’étais moi-même pris par cet enjeu-là en essayant de convaincre Tho­mas de reprendre contact avec son frère.

© Rémi Lai­né

Au mon­tage, il y avait deux fins au film : celle que vous connais­sez où il est ques­tion de leurs enfants par qui pas­se­ra peut-être la récon­ci­lia­tion, et une autre qu’on a fina­le­ment cou­pée. Tho­mas y lisait un mes­sage de Guillaume qu’il venait de rece­voir, la veille de notre départ de Nou­velle-Calé­do­nie. C’était un mail assez étof­fé, plein de réfé­rences à Saint-Exu­pé­ry. Guillaume ter­mi­nait par trois ques­tions qui, je crois, ne ces­saient d’interroger Tho­mas : «… ce que j’ai dit à Rennes est-ce « réel » ou sim­ple­ment « vrai » ? Mau­rice Agne­let est-il réel­le­ment un cri­mi­nel, ou cela sim­pli­fie-t-il sim­ple­ment ma vision du monde ? Mau­rice Agne­let est-il réel­le­ment inno­cent ou cela sim­pli­fie-t-il sim­ple­ment la vision du monde de Tho­mas ? »
Notre film cherche à mon­trer qu’il y a plu­sieurs véri­tés, cha­cun la leur, concor­dant avec un pro­ces­sus judi­ciaire qui après avoir pati­né, a fini par don­ner la sienne en condam­nant Mau­rice Agne­let.

Com­ment avez-vous pen­sé l’articulation entre ces entre­tiens intimes et les archives média­tiques ou fami­liales ?

Au début du pro­jet, avec une affaire ten­ta­cu­laire comme celle-ci, j’ai un peu l’impression de pêcher au cha­lut ; on avance de manière empi­rique en ten­tant de se démar­quer de ce qui a déjà été fait. On récu­père tout ce qu’on peut.
On a pu accé­der aux archives judi­ciaires qui rece­laient quelques élé­ments pré­cieux, comme les enre­gis­tre­ments audios d’Agnès et sa cor­res­pon­dance avec Agne­let.
Les archives fami­liales étaient moins nour­ries, elles avaient été pillées par des confrères qui ne les avaient jamais ren­dues. Il nous man­quait des images d’Agnès : on avait en tout et pour tout quatre pho­tos, pas­sées en boucle dans la presse depuis des années. Jean-Charles Le Roux m’a mis sur la piste de l’ex-mari d’Agnès, Jean-Pierre Hen­ne­quet « qui n’arrêtait pas de la prendre en pho­to » ; il nous a confié ses dia­pos et sur­tout, il a retrou­vé des bobines de films Super8. On a décou­vert Agnès autre­ment, via des images où on la voit vivre, par­fois belle, par­fois moins, gri­ma­çant, cha­hu­tant. La pre­mière fois qu’on a pro­je­té les bobines, la voir appa­raître là, en grand, presque vivante… Nous étions sidé­rés. Cette femme dont on dres­sait le por­trait depuis des mois… d’une cer­taine manière, on la retrou­vait. Elle était par­mi nous sur ce mur blanc de la salle de mon­tage. On a alors repris toute l’écriture du film.

Je tra­vaille avec deux mon­teuses for­mi­dables, Tania Gol­den­berg et Josiane Zar­doya : elles ont un talent fou, se com­plètent et en un sens, s’additionnent. L’une est riche en ful­gu­rances esthé­tiques et ciné­ma­to­gra­phiques, l’autre est une achar­née de la nar­ra­tion, sou­cieuse de la com­plexi­té des per­son­nages. Mais par­fois les rôles s’inversent. Je leur dois cette série.

Et le titre du film ? Celui du livre est très beau, La Dépo­si­tion… il évoque le Christ, la des­cente de croix… Celui du film est très beau aus­si ! Com­ment l’avez-vous choi­si ?

J’aimais La Dépo­si­tion. Arte a insis­té pour que nous le chan­gions. On a eu quan­ti­tés de pro­po­si­tions peu satis­fai­santes, puis on a pen­sé reprendre des mots pro­non­cés par Guillaume – « le silence tue plus que la véri­té » –  mais on ne les avait pas repris dans le film. Fina­le­ment c’est Pas­cale Robert-Diard qui a pen­sé à cette phrase d’Agnelet qui porte si bien l’histoire.

Pro­pos recueillis par Cécile Corre, Julia Pélis­sier et Mathieu Petit-Gar­nier.

Tant qu’ils ne retrouvent pas le corps · Rémi Lai­né, Pas­cale Robert-Diard · 2023 · Rec­tangle pro­duc­tion, Arte

En accès libre sur Arte.tv jusqu’au 30 mars 2023.