Jean-Baptiste Dethieux est psychiatre, psychanalyste, membre titulaire formateur de la SPP.
Sabine Fabre est psychiatre, psychanalyste, membre de la SPP.
Jean-Baptiste Dethieux nous convie à la lecture d’un essai théorique et clinique du conformisme intitulé Les monstres ordinaires. D’emblée le choix de ce titre et la paradoxalité qu’il contient, nous renvoient au cœur même de son livre. Le conformiste, en apparence, n’a rien de monstrueux ni d’effrayant. Bien au contraire, il met tout en œuvre pour passer inaperçu, s’invisibiliser à l’opposé du petit poisson jaune de la première de couverture. Le choix de cette photo vient-il imager l’extrême solitude et la détresse infinie du conformiste ? Celui-ci malgré tous ses efforts pour appartenir au groupe, se vit comme monstrueux, c’est-à-dire comme celui qui ne ressemble pas à ses parents.
Un fonctionnement conformiste de bon aloi nous permet de vivre plus aisément en société, mais ici, il s’agit d’une forme pathologique où l’ensemble de la vie psychique est mobilisé vers le dehors, le socius, afin de coller au plus près des attendus de la collectivité, et ceci aux dépends des revendications du monde interne. Le programme opératoire apparait alors, pour le conformiste, comme le seul moyen d’accéder à un semblant de continuité d’existence. Ce programme pourrait être énoncé ainsi : se vider de sa propre pensée pour adopter un prêt-à-penser groupal, disponible dans l’instant et pour toujours. C’est ce fonctionnement psychique en mode « survie » décrit par les psychosomaticiens de l’École de Paris qui servira entre autres de boussole à l’auteur dans le long voyage analytique entamé avec un patient, Marc.
C’est là un des intérêts de l’ouvrage, nous placer aux premières loges pour assister à l’émergence du travail de contre transfert de l’analyste, seul matériel psychique disponible dans un premier temps. Dans ce long travail en double, Marc met tout en œuvre pour que la rencontre n’ait pas lieu, malgré sa demande. Le contact avec le thérapeute, cet autre étranger, lui fait courir un trop grand risque de collision interne, en le ramenant à ce qu’il abrite sans réussir à l’intégrer : sa part monstrueuse.
Pour accéder et arriver à se figurer ce territoire psychique enclavé, l’auteur se réfère aux travaux d’Hannah Arendt sur « la banalité du mal » développés à partir du procès d’Eichmann, mais également à des œuvres littéraires et cinématographiques mettant en scène des personnages doubles tels Dr Jekyll et Mr Hyde, ou celui de l’homme invisible. La figure du double vient étayer un moi fragilisé, un blessé narcissique à vif. S’en tenir au plus près de la réalité extérieure est alors une nécessité vitale face au vide qui règne à l’intérieur, un vide témoin du travail d’effacement en cours. Ce travail du négatif, assimilable à la pulsion de mort, vise à faire disparaitre toute trace de l’échec dans la constitution d’objets internes fiables. Vivre sans l’appui de représentations internes stables soumet au chaos et à une détresse sans nom. Le noyau monstrueux se constitue à partir de cette impasse cruelle et violente qui oblige le sujet à le maintenir clivé. C’est ici que Jean-Baptiste Dethieux, à la suite de Nathalie Zaltzman, développe une autre finalité à la pulsion de mort : celle de permettre la survie psychique en effaçant les traces traumatiques de cet échec d’organisation. La pulsion de mort devient ainsi le dernier rempart, la dernière défense de nature psychique à visée anti-traumatique.
Un beau chapitre est consacré à Meursault, l’étranger de Camus, ici paradigme du monstre ordinaire. Dans une écriture alliant qualité poétique et analyse métapsychologique, Jean-Baptiste Dethieux ouvre une nouvelle voie à la lecture de ce classique. Pour Meursault comme pour l’homme invisible, tout se joue dans le regard porté vers l’environnement et l’impossibilité d’en percevoir un retour à intégrer. Bien sûr, la référence à D.W. Winnicott s’impose, en particulier celle se rapportant au texte Le Rôle de miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant. Il y est question de Francis Bacon et de sa peinture de visages humains, figures déformées de ce qui n’a pu se réfléchir dans le regard maternel.
Jean-Baptiste Dethieux, grâce à sa connaissance de la métapsychologie freudienne et à sa sensibilité artistique, nous donne accès à l’intime de ces monstres ordinaires, les transformant en monstres presque familiers.
Pour terminer, l’auteur interroge la possible évolution de notre société vers un monde opératoire. Les nouvelles technologies (l’expression même semble dépassée !) pourvoyeuses d’une quantité d’excitation toujours plus grande à traiter et ce dans un temps toujours plus court, favoriseraient-elles de manière défensive et anti-traumatique un fonctionnement opératoire ? S’en tenir à gérer des informations dans l’immédiateté, sans possibilité de différer et en coupant l’accès à tout arrière-plan fantasmatique, aboutit à l’effacement de toute subjectivité. Ainsi depuis Rimbaud et son génial « Je est un autre », nous savons que subjectivité et altérité sont intimement liées, la constitution de la première allant de pair avec la découverte de la seconde.
Les monstres ordinaires, clinique et théorie du conformisme, Jean-Baptiste Dethieux. Préface de Marilia Aisenstein. Éditions In Press, 2024.