Lacan, Mencius, la route chinoise de la psychanalyse

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(…) le dis­cours à cette époque, à l’époque de Men­cius, était déjà par­fai­te­ment arti­cu­lé et consti­tué. Ça n’est pas au moyen des réfé­rences à une pen­sée pri­mi­tive qu’on peut le com­prendre. À la véri­té je ne sais pas ce que c’est qu’une pen­sée pri­mi­tive. Une chose beau­coup plus concrète que nous avons à notre por­tée, c’est ce qu’on appelle « le sous-déve­lop­pe­ment ». Mais ça, le sous-déve­lop­pe­ment ça n’est pas archaïque, cha­cun sait que c’est pro­duit par l’extension du règne capi­ta­liste. Je dirai même plus : ce dont on s’aperçoit, et dont on s’apercevra de plus en plus, c’est que le sous-déve­lop­pe­ment c’est très pré­ci­sé­ment la condi­tion du pro­grès capi­ta­liste.

J. Lacan, Sémi­naire XVIII, D’un dis­cours qui ne serait pas du sem­blant.

Monique Lau­ret est une psy­cha­na­lyste habi­tée par la ques­tion de l’éthique, qu’elle asso­cie étroi­te­ment à la démarche psy­cha­na­ly­tique.  

Selon elle, la valeur por­tée à la trans­for­ma­tion des recherches de satis­fac­tion ins­tinc­tuelle immé­diate en un autre mou­ve­ment : la quête de véri­té, de bon­té, de res­pect d’autrui, pour se tour­ner vers les diverses formes de bien, est une poten­tia­li­té en cha­cun de nous. La dimen­sion éthique semble impli­cite pour elle dans le tra­jet de sub­jec­ti­va­tion de la cure ana­ly­tique, « retour à soi pour pen­ser sa vie » ; même si « toute lumière sur son désir ne peut être faite ».

Psy­cha­na­lyste ini­tiée à la pen­sée et à la culture chi­noise, ensei­gnant la psy­cha­na­lyse en Chine depuis de nom­breuses années, Monique Lau­ret retrace ici les points d’articulation entre la réflexion éthique de Lacan et la phi­lo­so­phie chi­noise qu’il a ren­con­trée et nous a invi­tés à décou­vrir. Elle pré­sente l’éthique d’une manière qui met en valeur la pen­sée des grands maîtres chi­nois, et esquisse des lignes de ren­contre, et sur­tout de diver­gence, avec la pen­sée occi­den­tale, même si, on le lit entre les lignes, c’est la domi­na­tion de la ratio­na­li­té occi­den­tale qui, au moment où elle écrit son livre, en pleine pan­dé­mie du Covid, a conduit à la catas­trophe mon­diale que nous avons connue.

La pen­sée phi­lo­so­phique occi­den­tale s’inscrit dans une culture où domine l’idée d’affirmation de soi et de domi­na­tion du monde maté­riel ; tan­dis que la culture chi­noise (avant qu’elle ne soit obli­gée d’intégrer peu à peu, à par­tir du XIXe siècle, la pen­sée domi­nante occi­den­tale) se carac­té­rise par une volon­té d’intériorité et d’harmonie avec le monde. La trans­mis­sion de l’éthique repose sur une enve­loppe nar­ra­tive tis­sée, au fil des géné­ra­tions, des mul­tiples dis­cours qui ont for­gé l’identité sin­gu­lière d’une civi­li­sa­tion, ins­crite dans un ordre sym­bo­lique qui lui est propre. Monique Lau­ret évoque les cor­pus de pen­sée phi­lo­so­phique et reli­gieuse, des récits, rituels et inter­dits qui ont for­mé, en Orient, des trames étroi­te­ment nouées, guides pour le sujet en quête d’atteindre l’humanité qui lui est imma­nente.  

Or de nos jours, en Chine comme en Occi­dent, le tra­vail psy­cha­na­ly­tique appa­raît sous la plume de Monique Lau­ret comme une des voies nou­velles pour ten­ter de retrou­ver celle qui s’est per­due dans les dérives du capi­ta­lisme, qu’il soit d’État, comme en Chine, ou libé­ral, comme en Occi­dent. Il s’agit de la renon­cia­tion, dans le par­cours indi­vi­duel per­son­nel, au « plus de jouir » laca­nien, en échange d’une meilleure connais­sance de son incons­cient, qui implique néces­sai­re­ment des deuils et l’intégration d’une « tem­pé­rance ».

Monique Lau­ret déve­loppe les rai­sons pour les­quelles la Chine a accueilli, dans les qua­rante der­nières années, la pen­sée de la psy­cha­na­lyse, et pu lui faire une place à la fois dans le champ des études phi­lo­so­phiques et dans celui du soin : si la destruc­tu­ra­tion du lien social et de la pen­sée du vivant a sus­ci­té chez de nom­breux chi­nois une souf­france psy­chique qui néces­site d’être sou­la­gée, de nom­breux élé­ments de leur culture, de trans­mis­sion aus­si ancienne que celle de l’Occident, et encore latents aujourd’hui, pré­pa­raient l’intérêt pour la pen­sée de Freud. Il en est ain­si du rêve, consi­dé­ré depuis l’antiquité chi­noise comme rele­vant de trois natures : de pré­sage, de pen­sée, ou patho­lo­gique – l’inconscient étant consi­dé­ré et recon­nu depuis fort long­temps. À ce pro­pos, Monique Lau­ret pro­cé­de­ra, comme elle le fait tout au long du livre, par touches légères qui pro­posent des rap­pro­che­ments sans les impo­ser dans une démons­tra­tion ; elle évoque les com­men­taires de Lacan sur le rêve du papillon de Zhuang­si (IVe siècle avant notre ère) : Lacan éta­blit la condi­tion d’une posi­tion sub­jec­tive dans le fait de se voir (qui est abo­li dans le rêve) et déve­loppe la place du regard et du désir de l’autre dans le pro­ces­sus qui fait de cha­cun un sujet. « C’est le réseau sym­bo­lique dans lequel le sujet est pris qui déter­mine son iden­ti­té » nous dit-elle. Et c’est dans le récit fait à l’autre que le sujet com­prend sa dépen­dance au regard de l’autre en lui et dis­cri­mine le fan­tasme — rêve (ima­gi­naire) de satis­faire à ce regard « je suis un papillon » du désir qu’il contient (j’ai rêvé que j’étais un papillon).

Néan­moins, si le tra­vail psy­cha­na­ly­tique est d’accéder à la connais­sance de l’inconscient qui parle en nous pour nous dire, au détour de mul­tiples trans­for­ma­tions, notre propre désir de sujet (quand bien même serait-il le désir du désir de l’Autre), Monique Lau­ret déve­loppe avec force pour­quoi, selon Lacan, l’exploration de l’inconscient n’était pas « ontique », en quête d’une essen­tia­li­té du sujet, mais avant tout « éthique » ; elle relève dans le Sémi­naire VII, L’éthique de la psy­cha­na­lyse, l’impératif caté­go­rique : « La fonc­tion du désir doit res­ter dans un rap­port fon­da­men­tal avec la mort ».

Et toute la suite de l’ouvrage por­te­ra les échos de la tra­duc­tion qu’elle en fait : « Réa­li­ser son désir se fait tou­jours dans une pers­pec­tive de condi­tion abso­lue et de Juge­ment der­nier, celui du der­nier ques­tion­ne­ment au moment de notre mort ». Cette véri­té, Lacan avait pres­sen­ti qu’elle serait déniée, en butte aux logiques mer­can­tiles et à l’hubris scien­ti­fique et tech­no­lo­gique occi­den­tale, pour conduire, cite-t-elle « au pied du mur de la haine » et à « l’effondrement de la sagesse ».

C’est alors qu’elle nous emmène sur les voies, emprun­tées par Lacan, du déve­lop­pe­ment de la sagesse chi­noise, cette longue suite de cou­rants, qui se rejoignent ou s’opposent dans des dia­logues mutuels depuis l’Antiquité : le confu­cia­nisme, le taoïsme, le boud­dhisme… Pas à pas, elle évoque la spé­ci­fi­ci­té d’une culture morale chi­noise qui avance en enra­ci­nant la vie et l’humain dans l’univers, qui ne rai­sonne pas en terme d’unité ou de dua­lisme mais « vise à l’harmonie en com­po­sant de manière dia­lec­tique avec les contraires », et « n’est pas de l’ordre de l’être mais d’un pro­ces­sus en déve­lop­pe­ment ». Le mou­ve­ment, la muta­tion, y sont l’essence même de la vie

L’intuition qui anime la pen­sée, le rén, et donne à la sen­sa­tion et à l’affectivité autant de valeur qu’à l’intellect, est par exemple une valeur pré­va­lente sur l’entendement (valeur domi­nante du ratio­na­lisme occi­den­tal) ; cela lui donne une impor­tance maî­tresse, sur le plan éthique, en tant que « sen­ti­ment inné d’humanité », inti­me­ment lié à la spon­ta­néi­té et l’exubérance du déve­lop­pe­ment de l’univers, dans la pen­sée confu­céenne. C’est dans cet esprit du rén qu’il est dit que des sages ont pro­fon­dé­ment influen­cé cer­tains régnants dans la construc­tion des empires et les muta­tions qu’ils sou­hai­taient pour leurs socié­tés.

Lacan s’est inté­res­sé à de nom­breux auteurs chi­nois, d’abord en appre­nant le chi­nois auprès du sino­logue Paul Demié­ville, puis en étu­diant les clas­siques avec Fran­çois Cheng durant quatre années ; il invi­tait les audi­teurs de son sémi­naire à aller à la ren­contre de la pen­sée chi­noise.

Par­mi les sages, Monique Lau­ret dis­tingue Men­cius comme source d’inspiration fon­da­men­tale pour la construc­tion de cer­taines notions théo­riques de Lacan, et elle déve­loppe quelques aspects des rela­tions dia­lec­tiques que ce der­nier a entre­te­nu avec la pen­sée du vieux maître confu­céen dont l’enseignement a été trans­crit par ses dis­ciples, entre le Ve et le IIIe siècle avant notre ère.

Pour elle, Lacan s’est déter­mi­né, dans son dia­logue ima­gi­naire avec Men­cius, sur trois ques­tions : la nature humaine, le désir et la jouis­sance, et enfin la sagesse.

Ces trois ques­tions appa­raissent comme les choix per­son­nels d’une ana­lyste qui se penche sur l’humanité défi­gu­rée, en Orient (et notam­ment en Chine) comme en Occi­dent, par le défer­le­ment trau­ma­tique des vio­lences de masse qui ont tra­ver­sé le XXème siècle et qui se pour­suivent encore aujourd’hui ; néan­moins elle porte tout son espoir dans l’aptitude de l’humain qui veut se recons­truire, à trou­ver la voix‑e d’une parole qui soigne. En outre, elle semble défendre le cou­rant de la pen­sée chi­noise qui pré­sente l’homme en mou­ve­ment de recherche du bien — même si, en psy­cha­na­lyste for­mée à la pen­sée de Méla­nie Klein, elle connaît la force des pul­sions de des­truc­tion qui peuvent s’y oppo­ser.

Sur cette nature humaine en cha­cun de nous, Monique Lau­ret avance que Lacan, bien que cri­tique, rejoint le point de vue de Men­cius, que cette huma­ni­té est une « vir­tua­li­té pos­sible », et que le Mal serait la « non mise en acte de cette poten­tia­li­té ». Citant le sur­saut humain de cer­tains citoyens chi­nois aupa­ra­vant pous­sés à la tra­hi­son de leurs proches lors du pro­ces­sus de déshu­ma­ni­sa­tion de la Révo­lu­tion cultu­relle, elle com­mente : « Une sub­jec­ti­vi­té peut-être bles­sée jusqu’à en deve­nir informe, se réduire, se rata­ti­ner en un point ultime, mais une lueur d’humanité peut per­sis­ter (…) Une renais­sance est tou­jours pos­sible, l’homme a tou­jours le pou­voir de dire non ».

Elle sai­sit ain­si la parole de Lacan à tra­vers sa propre sen­si­bi­li­té et sa propre culture psy­cha­na­ly­tique, qui intègrent les déve­lop­pe­ments de Méla­nie Klein sur la pul­sion de mort et le sadisme, et tisse des liens entre la pen­sée chi­noise et ce qu’elle trouve chez Lacan d’un inté­rêt pour les poten­tia­li­tés de trans­for­ma­tion qui habitent le sujet, en deve­nir per­ma­nent : il existe un tra­jet tou­jours renou­ve­lé du lien à autrui où les oscil­la­tions entre féro­ci­té schi­zo-para­noïde et posi­tion dépres­sive peuvent faire de l’autre un objet par­tiel sou­mis aux attaques féroces du sadisme (c’est là que se situe le mal), mais aus­si conduire à recon­naître en lui « l’Autre dans sa tota­li­té », à tra­vers l’intégration et les mou­ve­ments répa­ra­teurs de la posi­tion dépres­sive que Méla­nie Klein a décrits.

Ses réflexions sur le désir et la jouis­sance nous pré­sentent un Lacan qui conçoit le pro­ces­sus psy­cha­na­ly­tique et l’accès au désir comme une « voie rare », qui conduit à la tem­pé­rance, le sujet se sachant « dési­rant, man­quant, et incons­cient ». Un tra­jet qui évoque la spi­ri­tua­li­té confu­céenne, où le Ciel est à entendre non comme une trans­cen­dance, mais comme ce qui se lie à « l’ordre natu­rel des choses ».

Enfin, par­ta­geant l’inquiétude expri­mée par Lacan d’une dis­pa­ri­tion de la sagesse, liée à la déme­sure scien­ti­fique de nos socié­tés, Monique Lau­ret consacre de longues pages à cette der­nière, et invite impli­ci­te­ment le lec­teur à pen­ser à notre dis­ci­pline comme outil pour le main­tien d’une sagesse dont nos socié­tés ont cruel­le­ment besoin actuel­le­ment.

Dans la langue chi­noise, le psy­cha­na­lyste est méde­cin de « cœur-esprit ». Monique Lau­ret nous res­ti­tue, de son point de vue d’analyste enga­gée dans la Cité, l’aspect « cor­dial » d’une pen­sée laca­nienne qui, pour cer­tains d’entre nous, sem­blait s’être éloi­gnée dans les éthers intel­lec­tuels d’un lan­gage deve­nu trop abs­trait.

 Elle ter­mine en fai­sant non appel à la psy­cha­na­lyse mais à la phi­lo­so­phie, et aux déve­lop­pe­ments de Fran­çois Jul­lien sur la néces­si­té de pen­ser l’inouï au niveau col­lec­tif, afin de sor­tir nos civi­li­sa­tions de la « désaf­fec­tion de l’humain » qui les gagne. Néan­moins elle nous fait entre­voir que, depuis notre bureau d’analyste, notre tra­vail d’intrication pul­sion­nelle et notre posi­tion de « refu­se­ment » auprès des patients, qui ébranle les men­songes schi­zo-para­noïdes ou le déni pour les confron­ter à la dou­lou­reuse inté­gra­tion d’un objet total et à jamais énig­ma­tique, sont des ouver­tures vers le Vide, si pré­cieux dans la phi­lo­so­phie chi­noise.

Le Vide de la tra­di­tion chi­noise est une notion reprise par Lacan ; Monique Lau­ret rap­pelle que selon lui, « il est cen­tral chez le sujet et concerne cette région de la Chose freu­dienne ». Pour Lacan « la béance du vide (…) consti­tue le pre­mier pas de tout mou­ve­ment dia­lec­tique, comme dans la pen­sée chi­noise ». Ces ouver­tures vers le vide peuvent accueillir l’inouï (notion déve­lop­pée par Fran­çois Jul­lien, que Monique Lau­ret invite ici dans sa réflexion), comme il laisse la place aux souffles qui tra­versent les êtres mais par­ti­cipent aus­si de l’harmonie des êtres dans le Cos­mos. Le souffle, mécon­nu de la pen­sée occi­den­tale, et qui pour­tant, nous rap­pelle Monique Lau­ret, anime, dès notre pre­mier cri, l’entrée dans le monde et l’appel à l’Autre… Tra­dui­sant Men­cius qui dit « Appuyez-vous sur la volon­té, mais n’opprimez pas les souffles », elle pro­pose : « un psy­cha­na­lyste pour­rait dire : Appuyez-vous sur votre désir, mais n’opprimez pas les souffles ». On pour­rait aus­si bien dire : « Pen­sez à vous, mais n’oubliez jamais d’embrasser dans votre quête de la véri­té l’inconnu vivant et fra­gile du reste du monde, aus­si loin de vous soit-il ». Est-elle, est-on dans l’hubris, lorsqu’on ambi­tionne de faire de la psy­cha­na­lyse autre chose que « la recherche du confort bour­geois » dénon­cée par Lacan, et que l’on espère voir se déve­lop­per le sens de sa res­pon­sa­bi­li­té humaine sur les ter­rains psy­chiques conquis par le patient grâce au tra­vail d’intrication pul­sion­nelle et à la meilleure connais­sance de ses dési­rs ?


Lacan, Men­cius, la route chi­noise de la psy­cha­na­lyse. Monique Lau­ret, Cam­pagne Pre­mière, 2022.