Compilation thérapeutique, la psychanalyse entre poire et fromage…
… Ou le seuil de « toxicité » selon le très sérieux modèle pharmacologique…
Les accumulations de différents traitements tous évalués comme efficaces posent la question de leur cohabitation avec la cure psychanalytique freudienne. Le danger étant que cet effet de diffraction relationnelle entre les multiples référents thérapeutiques n’aboutisse à ce que la cure ne devienne qu’un réceptacle centrifuge de tous les transferts désignés classiquement comme « latéraux » et cesse d’être une zone focale, point d’appel à un investissement central de la part du patient.
Outre que de relativiser sa valeur en la mélangeant avec toutes les autres techniques qui utilisent le « transfert de l’espérance » sans pour autant l’analyser, il pourrait s’agir d’une atteinte en profondeur de la règle fondamentale du travail analytique, laquelle vise, non pas à empêcher, mais à utiliser les investissements thérapeutiques latéraux, et à éviter que ces latéralisations, par exemple sur des techniques « para-psychanalytiques » (Bernard Chervet, 2016) soient coupées de toute détermination inconsciente. L’exemple d’une patiente dépendante alcoolique, en est très évocateur : ergothérapie, psychomotricité, groupe de parole au CMP, son RV avec le psychiatre, et enfin les Alcooliques Anonymes.
Au vu de cette offre mirobolante de soin, comment conserver à la séance sa capacité contenante liée à la structure du colloque singulier, sorte de prisme déformant et réformant l’économie psychique du patient. En première approximation les risques encourus sont ceux de rester un lieu de duplication des discours manifestes, de défoulement des excitations, et plutôt qu’à générer de l’intrication et de la secondarisation, pourrait dûment se trouver stérilisée de sa position « magnétique » du matériel psychique, condition d’une amorce processuelle de la cure. Pour revenir à l’exemple de cette patiente, il se pourrait en effet qu’en un an et demi ladite amorce n’ait jamais eu lieu, tant l’environnement soignant lui offre tous les leviers de conservation du symptôme alcoolique et du fonctionnement limite soutenant les résistances de la patiente dans leurs fondements. Sa dépendance à une avidité insatiable et la répétition des attaques des liens, se présentent comme deux facteurs indéfiniment renouvelés par le dispositif alternatif des différents soignants et de leurs cadres. Cette sur-offre semble étrangement lui fournir une réponse à l’impossible endeuillement de son avidité : l’entourage entend les cris de bébé et y répond chacun à sa façon avec abondance !
Ainsi l’agressivité ne se travaille jamais avec l’objet qu’elle vise, la déflexion des mouvements destructeurs se transpose de cadre en cadre, offrant des possibilités d’abaissement des tensions et de leur maintien à un niveau tempéré amenant à l’illusion qu’il se passe quelque chose de thérapeutique, alors que rien ne fonctionne à la bonne place, les alcoolisations n’explosant certes qu’aux urgences devenues le seul lieu de synthèse informel du soin et de la crise.
De façon plus précise, cette attaque des liens porte par conséquent sur le versant interne de la séance analytique, ce par l’effet de saturation du sens que les interprétations des uns et des autres finissent par produire : tout a un sens donc plus rien n’en a… Le pouvoir d’inscription psychique lié à la métaphore de l’outil scripteur qu’est la parole interprétante et la surface réceptive de la psyché du patient en condition de séance perd de son efficience. Envisageons pour dire les choses de façon la plus simple possible qu’il y ait un impératif à réunir des ingrédients conditionnant la démarche psychanalytique, pour que celle-ci produise du changement.
Fromage et dessert…?
Ainsi par sa nature profonde et processuelle, la psychanalyse ne peut pas être tout à fait située dans d’exactes équivalences entre TTC, médiation corporelle, groupe de parole, méditation, remédiation cognitive, pleine conscience, EMDR… Bernard Chervet rappelle parfois que « la différence essentielle, spécifique de l’analyse est la fonction et le mode de liaison à la conscience ; une éthique du lien à la conscience. La dimension refoulante et maîtrisante, voire calmante existe aussi dans tout traitement analytique, mais elle est subsumée par le devenir conscient. »
Quand bien même elle s’y retrouve prise en sandwich, placée là par ignorance de ce qu’elle est et de ce qu’elle requiert pour être utile au patient, on ne doit pas perdre de vue son caractère original lié au mouvement copernicien opéré par Freud : cesser l’action du thérapeute sur le patient pour lui restituer son mouvement centripète, le psychanalyste ne devenant qu’un satellite si nous filons la métaphore jusqu’au bout. En soulignant les interactions gravitationnelles entre les corps célestes, le parallèle n’en n’est pas complètement absurde. De plus on peut imaginer que l’ajout de différentes masses est susceptible d’influencer l’ensemble du système. En résultent donc sur le plan technique : le retrait de la scène de l’agir de l’analyste ainsi que son écoute en égale suspens comme outil de mobilisation du matériel, celui-ci ainsi exhumé, se rapporte aux fonctions interprétatives de la situation analytique.
La culture soignante actuelle s’est beaucoup attachée à raboter la compréhension de la cure analytique pour la faire rentrer dans des grilles comparatives sans lui conférer sa spécificité faite d’alliance entre une nosographie rigoureuse et une pratique exigeant la protection d’un espace interne de la démarche pour protéger voir restaurer l’espace interne du patient. Les coagulations entre différentes démarches, sont donc bien au risque d’altération de ce que la cure tente avec difficulté de sécréter, c’est à dire une parole investie vectorisée vers un potentiel de transformation.
Pour les convaincus il apparait évident qu’il faille prendre soin de la Dame âgée qu’est la psychanalyse pour qu’elle puisse à son tour prendre soin des patients. Ceci nécessite une observation historique, un témoignage que nous devons à nos collègues venus de Grèce, d’Argentine, des pays d’Europe centrale, pays où les dictatures n’ont permis ni la pratique ni le déploiement de la psychanalyse autrement que de façon souterraine. Notons d’ailleurs que les dictatures ont toujours eu une grande bienveillance pour les techniques comportementales adjointes de déférentes prophylaxies idéologiques, « le bon et le mauvais agir » étant une partition rassurante. La psychanalyse a du subir de la part des nazis une exclusion et une persécution réservée à la « science juive », alors que dans le communisme elle était un « parasite bourgeois » menant tout autant à son éradication. Cela laisse songeur sur le fait que les condamnations au nom d’un droit de critique caricaturalement positiviste appuyé sur l’absence de données ou de preuve, sentent la menace d’une autre dictature, en gant de velours, mais aux effets mortifères sur la pratique analytique. « Aller en analyse » n’est pas toujours l’engagement d’une vie mais demeure souvent une décision prenant une place centrale dans l’histoire du sujet. De nombreux artistes en ont témoigné et en témoignent encore : Dali, Breton, Beckett, W. Allen, M. Cardinale et tant d’autres… Ce n’est pas par snobisme que la psychanalyse réclame un aparté spécifique dans le système de soin, c’est par nécessité structurelle, sa survie dépend du respect de sa nature fragile…
Le banquet
Le maintien d’une compréhension mutuelle de ce que chacun fait dans son espace de soin relève de nos cultures de groupes jamais déconnectées du phénomène culturel générique. On connaît par ailleurs les porosités de l’enveloppe culturelle aux forces idéologiques et les déformations qui peuvent s’en suivre : la culture est fonction de ce dont elle est nourrie. C’est pour cela que le métier de clinicien en santé mentale a besoin des espaces communs du banquet platonicien, réseaux, colloques et congrès visant à préserver chez l’autre la nature de son outil et sa mise en pratique. Le risque est sinon de garder une confusion généralisée, où tout est partenarial et complémentaire au titre d’une contiguité et non d’une dialectique identitaire.
L’étape suivante pourrait bien être un mouvement reclivant comme cela se passe à échelle individuelle, pour éviter un chaos psychotique. Au niveau d’un espace de soin c’est un mouvement de balkanisation tel que nous l’avions constaté au début de la constitution de notre Réseau en Santé Mentale Sud-Yvelinois et c’est en tant que tel que nous l’avons pris de front pour en démonter les logiques. Cependant le mouvement de balkanisation semble en correspondance avec la mise en échec du courant thérapeutique par les résistances qui s’y opposent dans le huis-clos des cabinets ou dans sa projection sur les modèles de soin. Le décryptage de cette observation renverrait peut-être à un fantasme originaire du collectif soignant, celui donc d’une puissance obtenue par la quantité, « en somme » un rapport de force voir d’emprise avec le symptôme. La question se pose discrètement pour les situations cliniques que le partenariat zélé échoue à soigner malgré la superposition des techniques innovantes et validées. Ce n’est paradoxalement pas à cause du manque de soins mais plutôt du fait de son excès comme la métaphore pharmacologique du titre le suggère. Reste donc à déterminer ce qui définit ce seuil de toxicité, quel serait l’équilibre du partenariat utile au patient mais protégeant le travail analytique des transferts latéraux paralysant jusqu’au moindre battement de son cœur.
Entrée, plat, dessert
La relation ternaire entre le Médecin généraliste, le Psychiatre et le Psychothérapeute, semble garder un certain sens dans l’assignation des places de chacun, tout en parasitant inévitablement la situation analytique, mais soulignons que celle-ci leur est redevable par ailleurs de constituer les conditions de faisabilité d’une prise en charge psychothérapique. Pensons au patient mélancolique sans le traitement de son inhibition de la pensée, ou au schizophrène dont le traitement rend de plus en plus possible l’accès au travail de type analytique.
Certainement le champ du partenarial, qu’il soit émanation du secteur psychiatrique ou des relations avec un réseau de soin constitué, nécessite d’énoncer ses besoins, ses hypothèses de travail, ainsi que ses limites respectives.
Piotr Krzakowski, psychanalyste membre de la SPP
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