De part son asymétrie, le cadre analytique, n’est-il pas un dispositif permettant à ce malentendu qu’est le transfert d’advenir ? Malentendu nécessaire qui permet à certains patients d’accrocher dans la relation transférentielle, puis de projeter sur leur analyste des figures, des modes de relations du passé, pour les rejouer à nouveau autrement. Malentendu inéluctable inhérent à toute rencontre humaine, une analyse uniquement faite de « bien-entendus » serait à coup sûr fallacieuse. Malentendu malheureux s’il pousse à l’acte ou à la rupture de la cure, mais malentendu fructueux si l’analyste sait en tirer profit, en jouant le jeu tout en n’ étant pas dupe, et en ne se laissant pas emporter dans la répétition. Alors comment faire bon usage du malentendu dans la cure ?
Voilà l’histoire de quelques malentendus cliniques qui se sont bien terminés sur le plan analytique et m’ont amené à m’interroger à cette question …
Avant même de commencer un travail, certains patients se trouvent des points de connivence avec leur analyste, dans le nom, le prénom, l’adresse, ou le peu qu’ils en connaissent. L’analyste ne découvrira parfois que bien plus tard ce à quoi cela correspond. Ce pré-transfert étant parfois indispensable pour qu’un travail commence dans de bonnes conditions.
Ayant son cabinet dans un endroit où une illustre figure du Rock était décédée de suicide, un analyste recevait un ancien fan de la star, qui venait chaque année en pèlerinage sur ce lieu et avait choisi son « psy » sur le bottin en fonction de son adresse, surtout pour pouvoir rentrer dans l’immeuble de son idole et approcher d’encore plus près le lieu sacré. La demande de départ n’avait donc rien d’une demande d’analyse, le patient ne venait que pour parler de son idole et s’approcher du lieu de sa mort, mais l’analyste profita subtilement du malentendu et de la coïncidence d’adresse pour proposer des rencontres régulières puis finalement un cadre. A travers le deuil pathologique de l’idole, il put aborder avec le patient à mesure que celui-ci put l’entendre, d’autres blessures et pertes plus personnelles de son passé, et l’amener à un travail analytique de mise en lien et de réappropriation de son histoire. Après plusieurs années, l’analyste devant déménager, le travail pût se poursuivre dans un autre lieu, mais n’aurait certainement pas pu débuter ailleurs que dans cet endroit hautement symbolique pour le patient.
Un jeune patient remarquant un tissu coloré sur mon divan, imagina qu’il venait du même pays qu’il avait dû quitter durant son enfance, il se persuada que j’y avais longuement voyagé et que j’en connaissais profondément la culture (ce qui n’était pas mon cas, puisque ce tissu était un cadeau). Cela l’aida à s’y allonger et à commencer une analyse. Il ne me livrera ce détail que des années plus tard, en m’expliquant qu’il s’était tout de suite senti « chez lui » sur ce divan. Ce petit malentendu avait permis d’amorcer le transfert.
Grâce aux livres anciens de ma salle d’attente un homme accepta de commencer une analyse… Il venait me rencontrer suite à des crises d’angoisses l’ayant amené à plusieurs reprises aux urgences médicales, ramenant à chaque fois des bilans somatiques totalement normaux. Dans un premier temps, venu voir un psychiatre pour se débarrasser de ses symptômes bruyants, l’homme ne présageait pas que ces manifestations d’angoisse n’étaient que les fils dépassant d’une grosse pelote de nœuds de conflits beaucoup plus anciens à démêler. Remarquant mon divan, il me prévînt d’emblée qu’il ne voulait pas d’une analyse, comme son père grand adepte du divan qui en avait fait plusieurs tranches, mais était resté englué toute sa vie dans ses symptômes anxio-dépressifs. Mais remarquant les livres anciens dans ma salle d’attente, il me raconta comment ces mêmes livres qu’il possédait chez lui, l’avaient sauvé du désespoir à l’adolescence, et l’avaient ensuite accompagné toute sa vie. Petit à petit, il ne venait plus voir la psychiatre pour se débarrasser de ses symptômes, mais venait me parler de ses livres et à travers eux de toute sa vie et son histoire. S’il les retrouvait ici, cela ne pourrait que le sauver une deuxième fois, me disait-il, c’était pour lui un signe qui l’aida à surmonter ses réticences premières et à finalement accepter le cadre d’une analyse classique. En plus de tout ce qui s’était joué dans la relation entre nous, ces livres jouèrent le rôle d’appât lui permettant d’accrocher au cadre et de s’autoriser consciemment à commencer une analyse.
Quelques années plus tôt, un autre malentendu avait marqué mon internat de psychiatrie adulte lorsque je découvrais la prise en charge au long cours des patients psychotiques difficiles. A l’époque interne, un psychiatre de peu mon ainé me transmettait une phrase qu’il trouvait bien utile pour le traitement des patients difficiles : « Sur un malentendu, ça peut marcher ! ». Cette phrase nous était familière, mais nous ne savions plus tous deux d’où elle venait, nous l’imaginions sortie de l’esprit d’un grand théoricien de l’âme humaine, dont nous aurions oublié le nom. Elle nous fut bien utile à l’occasion de la prise en charge de Monsieur G. Cet homme d’une cinquantaine d’année se présentait au centre médico-psychologique (CMP) pour des troubles du sommeil, le corps amaigri par une alimentation uniquement faite de lait froid en bouteille, la voix éraillée par des années de cris poussés devant son téléviseur et de tabagisme intensif. Il m’expliquait d’un ton vigoureux, dans un vocabulaire d’un autre siècle, qu’il s’était quelques années plus tôt « tiré une balle dans le cœur », me montrant fièrement sa cicatrice sur le thorax et m’assurant qu’il serait capable de refaire la même chose s’il ne retrouvait pas le sommeil. Il refusait toute forme de traitement médicamenteux ou institutionnel. Il passait ses journées seul chez lui, dans un logement insalubre, à délirer à bas bruit, croyant que sa télévision parlait de lui, sans trop déranger ses voisins… Son seul contact humain était l’épicier d’à côté lui vendant ses bouteilles de lait. Retrouvant son dossier aux archives, je découvrais qu’il avait été interné en placement d’office vingt ans plus tôt, pour une schizophrénie délirante, s’étant effectivement tiré une balle, à cette nuance prés que la balle avait frôlé le cœur pour aller se loger dans le poumon gauche, ce qui l’avait laissé sain et sauf. Il avait ensuite disparu de la circulation. L’idée était de lui faire accepter un traitement et de le faire venir plusieurs heures par jour à l’hôpital de jour, pour prendre au moins un repas par jour, réduire sa cachexie et renouer avec le monde social. Les soignants étaient de plus en plus inquiets de devoir le transférer dans une structure plus intensive, vu l’ampleur de ses troubles. Mais il refusait toute forme d’hospitalisation, même de jour, et on n’était pas loin d’envisager le placement d’office à nouveau. Accrochant quelque chose dans la relation avec lui, j’arrivais à le faire revenir régulièrement à ces entretiens au CMP avec l’interne et un autre membre de l’équipe. Il nous racontait ses histoires incompréhensibles, et nous l’écoutions attentivement sans rien comprendre à son discours verbal mais en réagissant à ses émotions, ses joies, ses peurs, ses colères, ses blagues, parfois même en riant tout en le prenant toujours très au sérieux. Remarquant l’investissement du patient à mon égard, mon collègue me poussait à le convaincre de venir à l’hôpital de jour. Tout les moyens étaient bons me disait-il, et sur un malentendu, ça pouvait marcher. Mon poste d’interne étant partagé pour moitié à l’hôpital de jour, je proposais à Monsieur G. de continuer les entretiens là-bas, « cela ne changerait pas grand-chose, en plus il y a la télévision » lui assurai-je dans un demi-mensonge. Le fait que je travaille dans les deux lieux, facilita grandement le transfert du patient, au sens propre comme au sens figuré. Monsieur G. accepta et sa vie se ritualisa là-bas. Au début scotché devant l’écran du service, envahi de ses idées de références, il pu ensuite insidieusement profiter des ateliers thérapeutiques, et de toute la prise en charge ambulatoire de l’hôpital de jour, tout en étant persuadé de ne pas y être. Le malentendu avait marché ! Avec mon collègue, nous nous réjouîmes de notre roublardise, et nous cherchâmes de qui était cette célèbre phrase savante. Sur internet nous tombions sur un extrait du film « Les bronzés font du ski »(1), moment fameusement drôle, où le personnage de Jean-Claude Duss, incarné par Michel Blanc, tente vainement de « conclure » avec les femmes, sa seule source d’espoir étant que « Sur un malentendu, ça peut marcher ! ». Ce n’était donc pas un grand théoricien de l’âme humaine, qui nous avait aidés, mais le trait d’humour de joyeux lurons ayant fait rire toute la France pendant plusieurs générations ! Quelques temps vexés par notre bévue, aspirant à de plus grandes ambitions intellectuelles, nous abandonnions l’adage et nous nous concentrions sur d’autres lectures ou références bien plus érudites. Quittant le service pour un autre stage d’interne, mon collègue m’apprenait quelques années plus tard que Monsieur G. allait de mieux en mieux, il ne parlait plus de se tirer une balle dans le cœur, il était même tombé amoureux de Mlle D. rencontrée à l’hôpital de jour, une jeune femme fracassée par la vie, attirée par les relations à haut risques. Leur amour promettait d’être intense … Il était toujours persuadé de ne pas être à l’hôpital de jour mais au CMP puisqu’il avait suivi l’interne qui y travaillait. Le malentendu continuait de marcher donc, et je réalisais que cet adage avait visé juste. Charles Baudelaire, quelques siècles plus tôt, n’avait il pas dit que « Dans l’amour comme presque toutes les affaires humaines, l’entente cordiale est le résultat d’un malentendu. Ce malentendu, c’est le plaisir. » (2) Il s’agissait de construire un lien quel qu’il soit avec cet homme, d’entendre au-delà des mots son discours shizophasique incompréhensible, dans une forme d’écoute émotionnelle préverbale, au prix de rentrer dans sa folie, sans s’y perdre pour autant.
Le cadre analytique n’est-t-il pas une scène où le théâtre intérieur du patient peut se déployer, et les malentendus se rejouer ? Une scène dans laquelle l’analyste tour à tour meneur de jeu et acteur peut discerner puis révéler les rôles et les personnages à mesure que le patient peut en prendre conscience. Le transfert alors un malentendu qui marche ? Un nécessaire quiproquo, où le psychanalyste aguerri accepte d’interpréter le rôle que le patient lui assigne pour ensuite mieux le lui nommer et le lui dévoiler, à mesure qu’il pourra l’entendre. Le patient ne lui réservant pas toujours le meilleur rôle, quand il s’agit de transfert négatif. Admiré, idéalisé ou amoureusement aimé, l’analyste peut aussi être haï, dénigré, ignoré ou maltraité. Un transfert passionnel, mal analysé pouvant mener à des passages à l’acte amoureux ou haineux tant du côté du patient que de l’analyste. Car le malentendu qui marche peut se voir autant du côté comique que tragique. Pouvant virer au drame, comme dans la tragédie de Camus portant le même nom, où le fils ‑partit depuis vingt ans et revenu incognito chez lui – pris pour un autre, se fit dépouiller puis tuer par sa mère et sa sœur, qui découvrant le malentendu finirent par se suicider (3). Le transfert, un malentendu qui marche à condition de savoir le manier avec précaution, pour mieux reconnaitre et dévoiler les passions sans les déchainer ni les agir pour autant. Le malentendu, un ingrédient essentiel au transfert comme le levain l’est au pain, en révélant toute sa nature et sa saveur. A tel point qu’« entre gens qui s’entendent, il ne peut y avoir d’analyse » disait Jacques André en 2006 dans l’ouvrage collectif La psychanalyse à l’épreuve du malentendu (4). Pourvu que nos références, théoriques littéraires ou humoristiques, nous aident à manier cela avec subtilité, à rester créatif et à continuer d’avancer avec nos patients, pour construire avec chacun un lien unique, fait d’ententes, de mésententes, de conflits, de compromis mais aussi de malentendus.
Références :
(1) La troupe du splendide, Les bronzés font du ski, film réalisé par Patrice Leconte en 1979
(2) Charles Baudelaire, Mon cœur mis à nu, 1857, dans Baudelaire Fusées-Mon cœur mis à nu-La Belgique déshabillée, Folio classique
(3) Albert Camus, Le malentendu, Gallimard, 1958
(4) Jacques André, Introduction Le malentendu dans La psychanalyse à l’épreuve du malentendu, sous la direction de Jacques André et Isabelle Lasvergnas, puf, 2006