Entretien avec Arnaud Desplechin pour la Revue Française de Psychanalyse

Distillant au gré de sa filmographie de nombreuses références à la psychanalyse, Arnaud Desplechin – cinéaste contemporain à l’œuvre exigeante et personnelle qui s’élabore de films en films – nous a donné l’envie de l’entendre sur son rapport à notre discipline dans son processus de création, dans l’élaboration de ses personnages, dans le passage des mots aux images, comme dans la possible représentation de la folie au cinéma…
Amélie de Cazanove est psychologue et psychanalyste membre de la SPP. Co-fondatrice de la revue Les Enfants de la psychanalyse. Co-organise depuis 12 ans les Rencontres cinéma et psychanalyse, séminaire qui invite les cinéastes à discuter entre cinéma et psychanalyse.
Kalyane Fejtö est psychologue et psychanalyste membre de la SPP. Co-responsable de la rubrique Recherches de la RFP. Auteur de plusieurs articles parus dans la RFP, parmi lesquels « La post-adolescence, une phase de développement », « L’oreille et l’esprit, écoute musicale et écoute psychanalytique » ou « Prendre sa place dans la société ».

Cet entre­tien est ini­tia­le­ment paru dans la Revue Fran­çaise de Psy­cha­na­lyse 2019/4 Vol.83 et nous le publions ici avec l’ai­mable auto­ri­sa­tion des PUF.

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Amé­lie de Caza­nove et Kalyane Fejtö : Vous êtes un cinéaste qui fait expli­ci­te­ment réfé­rence à la psy­cha­na­lyse dans vos films, com­ment avez-vous com­men­cé à vous inté­res­ser à cette dis­ci­pline ?

Arnaud Des­ple­chin : Tout com­mence par un choc de lec­ture. Je venais d’arriver à Paris pour y faire une école pro­fes­sion­nelle de ciné­ma, l’Idhec. J’avais 17 ans. Depuis petit, ce qxui m’intéressait avant tout c’étaient les gestes tech­niques : bran­cher des pro­jec­teurs, char­ger le film dans une camé­ra… et j’ai vite com­pris que je ne ferai pas d’études clas­siques. À mon arri­vée à Paris, j’ai lu dans Le Nou­vel Obser­va­teur, un article de Sol­lers, je crois, qui disait que Lacan était l’homme le plus intel­li­gent de France. J’ai com­men­cé à lire un sémi­naire de Lacan que Serge Daney avait évo­qué dans les Cahiers du ciné­ma, le sémi­naire XI sur le regard, avec Hol­bein sur la cou­ver­ture. J’ai mis plu­sieurs années à le lire sans trop savoir ce que cela disait, mais cela m’a beau­coup ensei­gné. J’ai com­men­cé à fré­quen­ter les Sémi­naires de manière spo­ra­dique, incer­taine, confuse. Je deman­dais à mes cama­rades pari­siens, plus âgés, plus savants, ce qu’était l’objet petit a… Mais ils n’en savaient rien ! Alors j’ai essayé de conti­nuer à mani­pu­ler cela… J’avais lu en ter­mi­nale des ouvrages de Freud, mais c’est plus tard, quand j’ai ter­mi­né l’école, que j’ai lu les Cinq Psy­cha­na­lyses et sur­tout « L’homme aux rats », qui est mon ami, mon frère… Et Inhi­bi­tion, Symp­tôme et Angoisse que j’adore. J’ai alors décou­vert un grand écri­vain. J’ai une lec­ture très roma­nesque de Freud, comme chez Phi­lip Roth, j’aime le fait que l’auteur se mette en scène dans ses écrits et que le che­min de sa pen­sée devienne l’objet de chaque texte. Cette mise en crise de l’auteur à l’intérieur du texte me fas­ci­nait com­plè­te­ment et je suis tom­bé amou­reux de ça. Par la suite j’ai fré­quen­té pas mal de psy­cha­na­lystes par le ciné­ma, je lisais les Cahiers du ciné­ma qui fai­saient sou­vent réfé­rence à la psy­cha­na­lyse. Je pense à Pas­cal Bonit­zer, à Jean Pierre Oudart. N’ayant pas fait d’étude, la décou­verte de Freud, de l’éthique de la psy­cha­na­lyse m’a ser­vi de vade-mecum phi­lo­so­phique et m’a accom­pa­gné. Quand j’ai com­men­cé à deve­nir un homme, vers 25 ans, j’ai inter­ro­gé cette pen­sée selon laquelle on est tou­jours le maître de son cha­grin, et qu’il ne sert à rien d’aller payer une for­tune une per­sonne qui ne vous dira rien. À la fin de Rois et Reine, je pense à une phrase où Mathieu dit au petit gar­çon : « Bien sûr, on a tou­jours rai­son mais peut être qu’on a un petit peu tort en plus. » En fait, cet « en plus » est for­mi­dable. Et donc on irait voir quelqu’un pour qu’il écoute non pas un « nous », ni un « je », mais un autre dis­cours qui se tient à notre insu. Et cette éthique m’a aidé énor­mé­ment dans la vie d’abord, mais aus­si pour les films. Quand j’ai com­men­cé à écrire des scé­na­rii, je me suis ren­du compte que cela m’avait nour­ri, je ne cher­chais pas le fin mot du per­son­nage, son secret, sa clef mais ce qui le met en crise, ce qui l’agit à son insu, ce qui peut le faire déra­per… Cette pers­pec­tive per­met de don­ner de l’épaisseur aux per­son­nages.

AC et KF : Votre lec­ture de la psy­cha­na­lyse joue donc un rôle dans la manière d’élaborer vos per­son­nages… Quand vous dites que vous vous inté­res­sez à ce qui se joue à leur insu, cela pose la ques­tion de l’inconscient, de leur incons­cient…
A. D. : Est-ce que les per­son­nages ont un incons­cient ? Je n’en suis tou­jours pas sûr ! L’auteur en a un, le texte aus­si. C’est ce qui fait qu’on peut l’interpréter, lui confé­rer des signi­fi­ca­tions. Le texte, il faut le faire chan­ter et ça c’est le tra­vail des acteurs. Moi, mon tra­vail c’est d’écrire ou de lire un texte, sans vrai­ment savoir ce qu’il veut dire. Je ne dois pen­ser qu’à sa puis­sance dra­ma­tique. Plus tard, c’est aux acteurs de le décap­su­ler. C’est en regar­dant les acteurs que je com­mence à com­prendre la trame, le sens qui vient affleu­rer.

AC et KF : La récur­rence de vos per­son­nages dans votre fil­mo­gra­phie donne‑t‑elle tout de même à « voir » une forme de mani­fes­ta­tion de leur incons­cient ? Par exemple, le Paul Déda­lus du début n’est pas le même qu’à la fin…
A. D. : Non mais ils ont des traits en com­mun. Paul Déda­lus a une his­toire par­ti­cu­lière avec la psy­cha­na­lyse… Quand on voit les per­son­nages de Woo­dy Allen, ceux de la grande époque des années 70–80, ils témoignent de psy­cha­na­lyses un peu réus­sies. Paul Déda­lus, lui, dans Com­ment je me suis dis­pu­té…, c’est une psy­cha­na­lyse ratée ! Il ne parle plus à son ana­lyste, il se perd, il est fou de rage. Mais il y a des choses qui viennent réson­ner d’un âge à l’autre, chez les dif­fé­rents Paul Déda­lus, que je com­prends mieux à force de l’avoir pra­ti­qué. Par exemple, je com­prends mieux sa miso­gy­nie. Ce rap­port dif­fi­cile qu’il peut avoir avec les femmes. Je vois com­ment cela s’articule autour de sa mère, ce manque de mère qui l’accompagne dans les deux films.

AC et KF : C’est un effet d’après coup de vos films pré­cé­dents ?
A. D. : Pour moi c’est très concret. Quand je com­mence à fil­mer, c’est pour com­prendre quelque chose que je ne com­pre­nais pas en lisant. Quand la scène se tourne, je réa­lise sou­dain : « Mais c’est pour ça que j’ai écrit ces mots bizarres. » Et là, ça vaut le coup de fil­mer, qu’il y ait du jeu de l’acteur. J’ai l’appétit de décou­vrir pour­quoi une scène s’est pas­sée comme ça.

Juste avant cet entre­tien, j’étais en plein tra­vail sur mon nou­veau film… Le por­trait de deux femmes cri­mi­nelles. Je ne sais pas pour­quoi elles ont fait ça. Ce sont les actrices qui me le diront avec leur jeu. J’ai des hypo­thèses bien sûr, mais c’est dans le jeu que je vais vrai­ment com­prendre. En cela ce peut être com­pa­rable à une séance, l’étincelle qui se passe, quand on réus­sit à faire rendre du sens à quelque chose.

AC et KF : Ces nou­velles ques­tions qui émergent, vous poussent‑elles à faire reve­nir des per­son­nages dans vos films ? 
A. D. : Il me semble que je trouve de bons noms de per­son­nages de fic­tion, alors il me plaît de les réuti­li­ser. Je pense à Berg­man, j’ai revu la tota­li­té de l’œuvre récem­ment et je voyais des pré­noms et des noms qui reve­naient d’un film à l’autre, sur trente ans… Et je me disais que c’est la même chose que de jouer avec des acteurs avec qui on a déjà joué. Un film, pour le faire, on retourne au gre­nier, on ouvre la malle, on y trouve quelques vieux outils, quelques acces­soires et on essaie de fabri­quer du nou­veau. Il y a une expres­sion de Yeats, pour par­ler de ces échoppes, de ces bou­tiques où l’on trouve des vieux tis­sus… The foul rag and bone shop of the heart…

Au départ des Trois Sou­ve­nirs de ma jeu­nesse, je me suis dit que je n’en avais pas fini avec Paul et Esther. Il y avait quelque chose d’eux que je n’avais pas eu la place de racon­ter dans Com­ment je me suis dis­pu­té… Le pre­mier film com­men­çait par : « Cela fait dix ans que Paul et Esther sont ensemble et cela fait dix ans que Paul et Esther ne s’entendent pas. » Eh bien, je n’avais pas racon­té ces dix ans qui pré­cé­daient le film. Les deux héros étaient des pro­vin­ciaux et ce motif, de la jeune femme pro­vin­ciale et du jeune homme qui quitte la pro­vince avant elle, je le trou­vais très roma­nesque et j’ai eu envie de le creu­ser.

J’ai fil­mé deux fois Ismaël Vuillard, qui est un per­son­nage dans l’excès, la déme­sure, la pro­vo­ca­tion, la crise… J’avais un tel plai­sir à fil­mer Mathieu… Je me rap­pelle le pre­mier jour du tour­nage dans Rois et Reine, la scène où les deux infir­miers viennent le cher­cher pour l’emmener à l’hôpital. C’était com­pli­qué à faire, on avait le trac. On a fait une prise ou deux, puis j’ai pris le rôle. Mathieu m’a regar­dé stu­pé­fait : « Tu veux que j’aille aus­si loin que ça ? ! » Il fal­lait que le per­son­nage soit en sur­ré­gime tout le temps. Par la suite, j’ai eu envie de retrou­ver le fan­tôme de ce per­son­nage qui vit d’autres aven­tures, mais tou­jours en sur­ré­gime. C’est ce que j’ai fait dans Les  Fan­tômes d’Ismaël. Ce qui m’a gui­dé avec la réuti­li­sa­tion du nom d’Ismaël, c’était l’envie de retrou­ver cette déme­sure du per­son­nage. J’ai repris ce nom, comme une main ten­due vers Mathieu…

AC et KF : Dans un sens on peut dire que vous vous inté­res­sez aux mêmes thèmes que la psy­cha­na­lyse et que vous fabri­quez de la repré­sen­ta­tion à par­tir d’un tra­vail sur l’intime dans son arti­cu­la­tion avec le col­lec­tif…
A. D. : Je pense au sta­tut de la véri­té en psy­cha­na­lyse : est-ce que quelqu’un a rai­son ou a tort ? Cette ques­tion m’ennuie, j’aime quand c’est plus ambi­gu que cela. La véri­té : elle arrive, ce n’est pas quelque chose que l’on pos­sède. Je par­lais de Berg­man ; chez lui, le vrai c’est quand quelque chose est irré­mé­diable. Dans Com­ment je me suis dis­pu­té…, Esther dit d’abord à Paul Déda­lus : « Je serai ta veuve joyeuse », et après, elle l’appelle et lui dit en san­glo­tant : « Tu es mort pour moi »… Dans les deux cas, elle a rai­son.

C’est ain­si dans la situa­tion ana­ly­tique qui sus­pend le sta­tut de la véri­té. Deux per­sonnes sont dans une pièce et espèrent que la véri­té va arri­ver. La morale de la psy­cha­na­lyse, c’est qu’on n’a pas rai­son tout seul. Bien sûr, on a rai­son mais à l’intérieur de nous, il y a quelqu’un d’autre, un enfant, une par­tie de nous qu’on ignore et qui a besoin de se faire entendre. Et c’est peut-être autrui qui peut s’occuper d’écouter cette autre voix. C’est ce genre de fic­tion qui m’intéresse.

Ça me frappe que la psy­cha­na­lyse et le ciné­ma soient nés au même moment. J’ai cru com­prendre que Freud découvre que bien sûr les rêves nous parlent, mais il n’y a pas de clefs des songes. Ce pro­ces­sus de la signi­fi­ca­tion entre les rêves et les films me semble iden­tique. Dans le film des frères Lumière, lorsque le train entre dans la gare de La Cio­tat, je pense tou­jours à un tau­reau ou à un mino­taure ; mais on peut le regar­der sous un angle social, ou prous­tien… L’image nous fait signe, et on n’en finit pas de décryp­ter ces signes. Ou, dans le der­nier plan de North by nor­th­west , on pense à un rap­port sexuel, quelque chose qui vient péné­trer, une menace. L’image pho­to­gra­phique est poly­sé­mique… Je pense à cette phrase de Truf­faut : « La vie c’est moins bien que les films », la vie est un peu sur­éva­luée. Effec­ti­ve­ment, les films nous récon­ci­lient avec une véri­té : le quo­ti­dien, quand ça ne signi­fie pas, quand on est dans la dépres­sion, on se dit que tout est terne, ennuyeux. Mais c’est une illu­sion. Dès que vous fil­mez le réel et que vous le pro­je­tez, ça com­mence à signi­fier. Il me semble que c’est ce qui se joue pareille­ment chez l’analyste, vous avez une bribe de rêve, une expé­rience quo­ti­dienne, vous avez pas­sé une mau­vaise semaine, de l’ennui, et puis tout d’un coup quelque chose se déclenche, s’articule et « ça signi­fie ». Et ça c’est vrai, c’est plus vrai que l’ennui. Le monde adulte vous explique que le quo­ti­dien est ennuyeux tan­dis que le monde de l’enfance ça scin­tille de signi­fi­ca­tions pos­sibles. Ce qui fait que pour moi, le ciné­ma appar­tient en grande par­tie aux enfants, qui voient des choses que les adultes ne voient pas.

AC et KF : Si l’on revient sur la repré­sen­ta­tion que vous don­nez de la psy­chia­trie, comme dans Rois et Reine à tra­vers les aven­tures d’Ismaël Vuillard, il y a quelque chose de joyeux qui détonne avec la manière dont on repré­sente « la folie » au ciné­ma…
A. D. : Ismaël Vuillard n’est pas fou, c’est un homme extrême, c’est sa sœur qui l’a fait inter­ner… En fait, je n’ai jamais fil­mé la folie. Ou peut-être dans La Sen­ti­nelle dans lequel le per­son­nage devient bor­der­line à la fin… Mais je n’ai jamais vrai­ment osé fil­mer la folie, comme Berg­man dans Per­so­na, peut-être parce que c’est une peur qui m’habite… Il vaut mieux s’en amu­ser, la trans­for­mer en comé­die. En fait, j’ai une seule expé­rience que je me reproche de n’avoir pas su fil­mer assez bien : c’est dans Un conte de Noël. Émile Ber­ling a un épi­sode psy­cho­tique et attaque sa mère à coups de cou­teau. Quand on y pense, elle l’avait méri­té. Il reprend son pénis et lui rentre dans le lard ! Et après il se jette par la fenêtre et se retrouve à l’hôpital. C’est tel­le­ment violent de repré­sen­ter ce saut. Il y a quelque chose qui est très juste dans la per­for­mance d’Émile, et son geste rompt avec le lan­gage, il y a un dys­fonc­tion­ne­ment radi­cal qui se fait.

Je pense à Sara­bande  de Berg­man, à l’avant-dernier plan sur la fille qui est psy­cho­tique et qui est en ins­ti­tu­tion, une image de cau­che­mar, un peu expres­sion­niste, qui est très juste. L’actrice lève les yeux et plus aucun contact n’est pos­sible entre Liv Ulman et sa fille. C’est ver­ti­gi­neux, très dif­fi­cile à fil­mer. Il me fau­drait plu­sieurs années pour y arri­ver, je ne sais pas quand je pour­rai faire cela.

AC et KF : Dans votre adap­ta­tion du livre de Deve­reux, Jim­my P., vous explo­rez la dimen­sion du trau­ma à tra­vers ce per­son­nage.
A. D. : Oui, le trau­ma est impor­tant. Dans « Jim­my P. », on a tour­né le pre­mier jour l’arrivée de Jim­my devant Karl Men­nin­ger, avec Beni­cio del Toro. Je regrette tou­jours de ne pas lui avoir deman­dé d’aller plus loin et de manière plus spec­ta­cu­laire dans sa réac­tion à l’enfermement. J’ai le sou­ve­nir ébloui de Beni­cio en Indien schi­zo­phrène dans The Pledge . Mais nous avions si peu d’argent, si peu de temps ! C’est cette crise de Jim­my qui fait dire aux Cau­ca­siens que c’est un schi­zo­phrène. Il faut quelqu’un qui connaisse sa culture pour dénouer les codes et dire que ce type n’est pas fou du tout. Le che­min par­cou­ru par le per­son­nage de Jim­my aurait pu être plus vaste. Peut-être que la modes­tie des moyens de ce film a empê­ché ce déploie­ment…

C’est ma peur à moi d’être enfer­mé comme Jim­my, comme Ismaël. J’ai aus­si peur d’être fou que j’ai peur de mes cau­che­mars. Quelque chose qui se passe dans votre tête et que vous ne pou­vez pas contrô­ler. Quand ça arrive, vous faites com­ment ? Je suis très sen­sible à cet écart, quand une per­sonne n’est plus dans le même registre de lan­gage, quand on entend le son de la psy­chose… La voix, la struc­ture de la phrase… Lorsqu’on sent que le lan­gage n’est plus quelque chose que vous avez en com­mun, que la per­sonne est tota­le­ment enfer­mée. Dans mes fan­tai­sies, mes ter­reurs je me dis que cela pour­rait m’arriver. C’est pour ça je pré­fère m’en amu­ser dans mes films.

AC et KF : Nous sommes sen­sibles à trois thèmes pré­sents dans vos films : la repré­sen­ta­tion de la mort comme condi­tion de la créa­tion, la riva­li­té fra­ter­nelle en tant qu’elle est consti­tu­tive de toutes les riva­li­tés, et la haine comme condi­tion de la sépa­ra­tion…
A. D. : Je reviens sur Paul Déda­lus, per­son­nage qui témoigne d’une inca­pa­ci­té en tant que fils d’aimer sa mère. Il se rend compte qu’il hait sa mère ou que sa mère le hait, c’est réver­sible. Ça me plai­sait parce que c’est scan­da­leux. Dans le ciné­ma ou dans la fic­tion, un enfant se doit d’aimer sa mère. Un fils peut haïr son père mais pas sa mère. C’est pour ça que je l’ai appe­lé Déda­lus. Dans le pre­mier cha­pitre d’Ulysse de Joyce, Mul­li­gan dit à Déda­lus : « Ta mère a cre­vé à l’hôpital » et Ste­phen Deda­lus répond : « Per­sonne n’insulte ma mère sauf moi »… Effec­ti­ve­ment, il n’est pas allé pleu­rer à l’enterrement. C’est un divorce com­plet. Et c’était tel­le­ment cho­quant, scan­da­leux, une chose inter­dite à racon­ter, que je me suis jeté des­sus. Il y avait un tel fran­chis­se­ment d’interdit, et une peur aus­si. Dans Com­ment je me suis dis­pu­té, Paul Deda­lus quand il drague Jeanne Bali­bar au res­tau­rant, fait une méchante blague sur sa mère, morte d’un can­cer du sein. À chaque fois qu’il fait la blague, je me dis : « Tu ne devrais pas faire cette blague, ça ne se fait pas, c’est un péché. » Et à chaque fois que le film est pro­je­té, il la refait cette blague, c’est irré­mé­diable. Au début du film, dans le récit inau­gu­ral, on voit Paul Deda­lus, enfant, faire son auto­bio­gra­phie roma­nesque « à la Ste­ven­son », et sa mère reproche à son fils d’avoir dit du mal de ses parents. En fait elle lui scie les jambes et l’empêche de jamais par­tir. Elle reçoit une haine phé­no­mé­nale en retour. La scène est fil­mée à Rou­baix en contre­jour, la mère fait très peur. Et le père est vic­time de la mère. Ce sont des familles que je n’avais jamais vu racon­tées au ciné­ma.

AC et KF : Dans Rois et Reine, le fran­chis­se­ment de l’interdit est dans l’autre sens.
A. D. : Oui, il s’agit de la haine du père pour sa fille, la plus for­mi­dable que j’ai fil­mée ! Le père se défend contre une pas­sion éro­tique qu’il a pour sa fille. Il la pro­tège et s’occupe de tout après la mort de son amant, pour récu­pé­rer l’enfant. Il faut qu’il y ait quelqu’un d’autre pour dénouer le couple ter­rible qu’ils forment tous les deux. C’est comme Le Roi Lear qui pose chaque fois à Cor­de­lia la même ques­tion : « Est-ce que tu m’aimerais plus que tu aimes ton mari ? » Mais Cor­de­lia dit non à son père, contrai­re­ment à Emma­nuelle Devos qui ne sait pas dire non et qui est prise dans une spi­rale de haine qui la dépasse, qui la brûle et la marque. Elle appar­tient à son père, c’est son objet. La per­for­mance de Gar­rel était incroyable. Ça a beau­coup tou­ché Emma­nuelle qui n’avait pas encore eu de père au ciné­ma, ce couple amou­reux qui devient un couple sub­mer­gé par la haine. Alors que le per­son­nage mas­cu­lin, joué par Mathieu Amal­ric, est plus com­ba­tif envers sa mère, Nora est plus frêle, elle n’a pas cette défense.

J’ai mis au début du film, le géné­rique de Break­fast at Tiffany’s . Dans ce film, le per­son­nage joué par Audrey Hep­burn a connu tel­le­ment de choses moches qu’elle ne veut plus que ce qui est joli. Nora c’est pareil, elle a un appé­tit que les choses soient jolies. Elle veut que tout soit net, propre. Cet appé­tit est faux. Mais Ismaël a aus­si quelque chose de faux. Il a un appé­tit de souf­france alors qu’il ne souffre de rien, il a le cul bor­dé de nouilles du début à la fin ! Dans ma note d’intention au CNC, je disais que le per­son­nage se voyait en dolo­riste abso­lu, en bon catho­lique. Il recherche la souf­france, alors que quelles que soient ses mésa­ven­tures, tout lui réus­sit tou­jours à la fin. Nora, dans un esprit pro­tes­tant ne se plaint jamais. On pour­rait dire que c’est la fille d’un pas­teur inces­tueux. La somme de mal­heurs qui lui arrive est incom­men­su­rable, et elle défend l’idée d’une har­mo­nie qu’elle n’arrive jamais à accom­plir.

AC et KF : Nous en venons à votre docu­men­taire, L’Aimée. Qu’est-ce qui vous a conduit à pas­ser de la fic­tion au docu­men­taire ?
A. D. : En pré­am­bule, je pour­rais dire, en reve­nant à mon pre­mier film, La Vie des morts, que toute l’intrigue était ratée ! Per­sonne n’a jamais com­pris l’histoire de ce film. En fait, c’est une fille qui est enceinte de son cou­sin mou­rant, c’est un film à la Cro­nen­berg. Mais j’ai racon­té les choses de manière trop confuse. Et avec LAimée, j’ai aus­si racon­té les choses de manière confuse !
Pour vous répondre main­te­nant, je dirais qu’en réa­li­té, je voyais ce docu­men­taire presque comme une fic­tion. Car, contrai­re­ment à mon per­son­nage dans le film, ma mère est encore vivante, j’ai des sœurs, des nièces… Dans L’Aimée, la famille est orga­ni­sée autour d’un père qui est tout seul. Il y a aus­si deux frères : l’un sté­rile, moi et l’autre qui a trois gar­çons, mon frère. Et tous ces hommes parlent d’une femme qui est morte. J’aimais cette struc­ture qui fai­sait plus ciné­ma­to­gra­phique.

Dans le récit, le nar­ra­teur, moi en l’occurrence, perd une per­sonne qui lui est chère et dont il n’a pas d’image. Ça c’est auto­bio­gra­phique. Et il s’accroche à une res­sem­blance entre une grande tante et la per­sonne per­due. On voit juste un des­sin que le nar­ra­teur a fait, mais c’est une image à la place d’une autre qui manque dou­lou­reu­se­ment. Quand j’ai com­men­cé à faire ce film qui est impro­vi­sé, j’avais un deuil à pas­ser. Je pen­sais à Ver­ti­go  dont la musique accom­pagne le film. Quand la mort arrive, on se demande si on a su vrai­ment aimer la per­sonne qui manque, ou si on n’a su aimer qu’une image. Est-ce qu’on a seule­ment connu la per­sonne que l’on pleure ? J’ai donc com­men­cé le film autour de cela, comme un mau­so­lée pour un per­son­nage qui n’est pas nom­mé dans le film, et que le nar­ra­teur regrette. La suite n’était pas vrai­ment pré­vue. Tout d’un coup, mon père s’est mis à par­ler de cent his­toires. Notam­ment toute l’histoire du tableau de cette mère qu’il n’a pas connue. Et j’ai retrou­vé ce qui m’intéressait aus­si dans Rois et Reine : les enfants post­humes. C’est comme un conte fan­tas­tique. C’est étrange parce que mon père a été post­hume de mère, sa mère était mou­rante quand il est né. Et puis il y a la seconde femme de son père, qui l’adopte très tard, quand il avait qua­rante ou cin­quante ans. À la fin, elle le confon­dait et ne savait plus si elle était la mère réelle ou non. J’ai donc fait un film en par­tant de cette femme qui me man­quait et cela m’a conduit à l’histoire de mon père, qui n’a pas connu sa mère. Cette incer­ti­tude entre ces por­traits de femmes mécon­nues me plai­sait.

Il y a comme une véri­té de ciné­ma, qui tour­ne­rait autour de deux pro­po­si­tions. La pre­mière : le fait que « tou­jours un homme n’a pas su défendre une femme ». C’est à cette impuis­sance que je mesure la viri­li­té d’un per­son­nage. Mon père n’a jamais su pro­té­ger sa mère de la mort. Dans Ver­ti­go, on sent que le per­son­nage joué par Jim­my Ste­wart est en deuil tout le temps. Par deux fois, il n’a pas pu empê­cher une femme de tom­ber. C’est cela que je trouve sublime dans l’accès à l’amour, c’est le fait qu’on l’ait raté. D’un autre côté, et c’est l’autre pro­po­si­tion, dans L’Aimée comme dans Rois et Reine, « une femme tou­jours a déjà tué un homme ». Elle a repous­sé un père, moqué un frère, détes­té un oncle, reje­té un gar­çon dans la cour de récréa­tion… Et elle mesure avec ver­tige cette pos­si­bi­li­té-là, cette capa­ci­té à tuer un homme.

Ces deux motifs sont en réponse : l’impuissance mas­cu­line et la ter­reur devant un pou­voir fémi­nin sont des thèmes qui m’habitent très fort.

Pour moi, il n’y a pas de dif­fé­rence entre le docu­men­taire et la fic­tion. Dans le docu­men­taire, ce n’est pas moi. D’ailleurs je suis dégui­sé, j’ai un cha­peau ! J’ai com­men­cé par vous dire tout ce qui me semble raté dans le film, et pour­tant quelque chose vient apai­ser le deuil du nar­ra­teur à la fin, quand le père dit : « Je ne l’ai pas connue » et je lui réponds : « Oui, mais elle, elle t’a connu. » Quand je pense à mes propres deuils, j’ai une seule cer­ti­tude, c’est que j’ai été connu. Ma réus­site, c’est le fait que mon père m’ait fait ce cadeau, par cette phrase, à la fin du film.

AC et KF : Peut‑on dire que dans vos films, la mort serait comme le point de départ du pro­ces­sus de créa­tion ?
A. D. : Effec­ti­ve­ment, lorsque quelqu’un dis­pa­raît, il faut qu’il laisse une trace dans la com­mu­nau­té des vivants. Je ne me rap­pelle plus quel écri­vain russe, qui, voyant les pre­miers films muets, en 1900, écri­vait : « C’est affreux le ciné­ma, on voit des fan­tômes sur un écran. » C’est vrai qu’au début de l’envie de créer, il y a ce désir de récu­pé­rer cer­taines per­sonnes qui sont mortes, avec des bouts d’histoires. La ques­tion est de les rame­ner dans le tableau d’une manière ou d’une autre. Je prête ce désir à mes per­son­nages qui essaient de récu­pé­rer leurs morts. Inver­se­ment, dans mon pre­mier film, Marianne Deni­court est une sorte de Vierge Marie à l’envers qui donne la mort. Comme elle ne peut pas don­ner la vie, c’est le don mini­mum qu’elle peut faire.

Mais je vous réponds avec trouble car je m’apprête à fil­mer l’histoire de deux meur­trières. Je vais tour­ner et retour­ner à Rou­baix ! Peut-être pour la der­nière fois avec ce film-là, enfin on ne sait jamais. Je pars d’un fait divers qui avait fait grand bruit. C’est un meurtre à la Crime et Châ­ti­ment, un meurtre qui peut paraître sor­dide, et j’essaie de fil­mer des femmes qui ne le sont pas, qui n’ont pas des vies faciles, et qui passent à l’acte. On ne voit pas le meurtre à pro­pre­ment par­ler. Fil­mer un meurtre, je ne sais pas faire. Je pense qu’à un moment elles sont deve­nues folles. C’est mys­té­rieux et donc inté­res­sant.

AC et KF : Il y a dans vos films une cer­taine « dimen­sion scan­da­leuse » autour de la filia­tion. Paul dans Un conte de Noël ne s’entend pas avec sa mère et lui redonne la vie en lui don­nant un organe. Dans Rois et Reine, Ismaël refuse d’adopter Elias qu’il a pour­tant éle­vé et auquel il est très atta­ché. Ce que sa psy­cha­na­lyste lui for­mule d’ailleurs comme un inter­dit « Il est hors de ques­tions que vous l’adoptiez ! »
A. D. : Je crois qu’au départ Ismaël est per­sua­dé qu’il va adop­ter Elias.
Lorsque son ana­lyste lui dit « il est hors de ques­tion que vous adop­tiez Elias ! », Ismaël referme la porte et part l’adopter ! Si mon ana­lyste me dit d’aller à droite, je vais à gauche ! Il fait le voyage à Rou­baix pour régler les ques­tions admi­nis­tra­tives. Or dans la der­nière scène il ne l’adopte pas. Pour­quoi ? Où est la clef pour qu’il revienne sur sa déci­sion ?

J’avais écrit une scène fic­tion­nelle mais basée sur la réa­li­té de la vie quo­ti­dienne à Rou­baix avec une cer­taine vio­lence, que je trou­vais juste. C’est la scène de l’épicerie qui per­met­tait d’attraper en comé­die des choses qui ne sont pas vécues de manière comique. Comme on s’inquiétait que le film soit trop long, on cher­chait à rac­cour­cir le scé­na­rio et cette scène pou­vait être sup­pri­mée. Roger Boh­bot le scé­na­riste avec lequel je tra­vaillais sur la struc­ture du film a trou­vé l’explication tal­mu­dique au fait qu’Ismaël n’adopte fina­le­ment pas Elias. On sait par la scène chez l’analyste, que notre héros a une grand-mère adop­tive. Le père incar­né par J.-P. Rous­sillon paraît vul­né­rable et fra­gile, avec cette voix grave et en même temps flû­tée. Ismaël pense tout le temps qu’il doit pro­té­ger, répa­rer quelque chose de son père. Et quand les voyous attaquent l’épicerie, le père se défend avec aisance, c’est Clint East­wood ! Ismaël se dit alors que son père n’a pas besoin d’être répa­ré. C’est alors qu’il se dit qu’il ne doit pas répa­rer par l’adoption, l’adoption de son propre père par la grand-mère. Son pro­jet ambi­gu d’adopter Elias est obso­lète. Donc la scène du hold-up a une néces­si­té nar­ra­tive pure puisque c’est par là qu’Ismaël renonce à l’adoption. Grâce à ces expli­ca­tions tal­mu­diques, tout d’un coup le sens arrive…

AC et KF : Le sens après-coup, puisque vous l’aviez déjà écrit ?
A. D. : On rêve d’abord et après on essaye de fabri­quer du sens. Lacan dans Télé­vi­sion parle de « raser le sens », le frô­ler, non pas le figer mais arri­ver à l’effleurer quand il passe.

AC et KF : Votre ciné­ma parle beau­coup mais l’image y est impor­tante. À pro­pos du pre­mier sémi­naire que vous avez lu sur le regard, dans votre désir très jeune de vou­loir faire du ciné­ma, quelle place occupe la repré­sen­ta­tion ima­gée ?
A. D. : Il y a même une cer­taine fas­ci­na­tion pour les images. La ques­tion poli­tique m’importe. Qu’est-ce qui est pro­gres­siste et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Un texte de Stan­ley Cavell sur Band Wagon et la ques­tion afro-amé­ri­caine évoque Fred Astaire en train de se faire cirer les chaus­sures par un dan­seur afro-amé­ri­cain. C’est une image très ambi­guë. Est-ce une image d’asservissement ou est-ce une apo­lo­gie ? La scène est tota­le­ment indé­ci­dable. C’est le pre­mier film où un afro-amé­ri­cain est cité au géné­rique du début. Le cireur de chaus­sures était le maître de Fred Astaire, celui qui inven­tait ses rou­tines. C’est un hom­mage qui est ren­du à son prof et en même temps, le Noir est celui qui cire les chaus­sures. C’est une ambi­guï­té incroya­ble­ment vio­lente.

AC et KF : On se dirige du côté de la repré­sen­ta­tion inter­dite, de ce qui est inter­dit à repré­sen­ter. La fas­ci­na­tion des images aurait un lien avec l’image inter­dite ? Il y a for­cé­ment une ten­ta­tion à trans­gres­ser cet inter­dit ?
A. D. : À pro­pos des images inter­dites et les images qui m’ont frap­pé immé­dia­te­ment, il y a le film de Dreyer, Ordet , vu très jeune, beau­coup trop jeune. Quand je l’ai vu j’avais encore la foi, j’étais ter­ri­fié par la repré­sen­ta­tion de la résur­rec­tion. Je croyais que j’allais aller en enfer parce que j’avais vu un tel film. Il y a la puis­sance des blancs chez Dreyer, ce sont des images qui font signe. Je ne m’en suis pas remis !

AC et KF : Une dimen­sion trau­ma­tique ?
A. D. : C’est très agréable, fon­da­teur en tous cas. C’est curieux mais je crois qu’on va voir des films pour être trau­ma­ti­sé, pour voir des images inter­dites. Des images qui nous font signe par leur opa­ci­té et charge à nous ensuite de les décap­su­ler, peu à peu de les faire chan­ter.

AC et KF : Dans cette ligne, on ne peut s’empêcher d’associer l’idée de la repré­sen­ta­tion inter­dite avec Claude Lanz­mann et son film Shoah , qui a réus­si à fil­mer l’infilmable. Vous étiez très liés, vous pour­riez nous en par­ler ?
A. D. : Comme tous les petits fran­çais j’ai vu Nuit et Brouillard  très jeune, beau­coup trop jeune. Mais j’en suis ravi, ça fait par­tie avec Ordet des films avec une dimen­sion trau­ma­tique vus trop jeune.
Quand j’ai vu Shoah, ce jour-là je suis deve­nu spec­ta­teur, avant je ne l’étais pas. Shoah a fait de moi un spec­ta­teur.

La pre­mière fois que je l’ai vu, j’étais furieux, heur­té. Il y avait plein de choses que je ne com­pre­nais pas. Par exemple, la confé­rence de Wann­see se résume à trois plans et dure une minute trente sur un film de neuf heures. Par ailleurs, la scène devant l’église dure un temps inter­mi­nable. Pour­quoi cette tem­po­ra­li­té ? Ou encore pour­quoi toute la der­nière par­tie qui se ter­mine sur le ghet­to de Var­so­vie ? Plein de choses me res­taient opaques et je me sen­tais atta­qué par le film. Je ne com­pre­nais pas ce que je regar­dais. Ça n’est pas un repor­tage, ça n’est pas un film his­to­rique, ça n’est pas chro­no­lo­gique… et donc je bataillais contre le film. Ensuite je fus inca­pable de dire ce que j’avais vu. Je savais que j’avais vu un film mais je ne savais pas ce que j’avais vu. Je vou­lais par­ler de Shoah, que per­sonne autour de moi n’avait encore vu, mais je pleu­rais trop dès que je me met­tais à par­ler. Un ami de mon père, psy­cha­na­lyste, Jacques Asher, celui qui a écrit La Greffe (point de départ de Un conte de Noël) m’a par­lé d’une inter­view de Lanz­mann dans la Nou­velle Revue de Psy­cha­na­lyse.

À l’époque Lanz­mann était très peu consi­dé­ré par les ciné­philes mais il l’était par les phi­lo­sophes, les poètes et les psy­cha­na­lystes. Cet entre­tien m’a beau­coup aidé à digé­rer ce que j’avais vu pour pou­voir com­men­cer à en par­ler. Il m’est appa­ru que, der­rière ce « scan­dale » de pas­ser autant de temps sur la ques­tion polo­naise et si peu par exemple sur la confé­rence de Wann­see, il y a que le film n’est pas une expli­ca­tion.
Ce qui s’est pas­sé est impen­sable, ce qui est impen­sable en bonne logique, n’existe pas. Or ça a exis­té, les Polo­nais sont la maté­ria­li­té de la chose, le scan­dale de ça a eu lieu.

Ils sont aus­si la méta­phore du spec­ta­teur. Ils ne sont pas vic­times, ni bour­reaux, ce qui reste c’est la fonc­tion de témoin. Vous voyez quelque chose et que pou­vez-vous faire ? Rien ! Comme Kars­ki, rien ! Alors peut être comme lui, comme Kars­ki, vous pou­vez faire quelque chose, vous pou­vez dire un tout petit bout du spec­tacle de ciné­ma que vous avez vu à quelqu’un d’autre et ça va lui don­ner envie de voir le film. Lanz­mann a inven­té cette mise en crise du spec­ta­teur moderne. C’est dans ce sens-là que je m’autorise à dire qu’il a fait de moi le spec­ta­teur que je suis.

AC et KF : Vous pen­sez que ça a modi­fié quelque chose dans votre manière de créer ?
A. D. : C’est une his­toire très géné­ra­tion­nelle, j’ai été l’enfant de deux films, Fan­ny et Alexandre  et Shoah. J’espère avoir été au ren­dez-vous du ciné­ma de mon époque. À l’époque Shoah était le film que tout le monde atten­dait, mais pas de la part de Lanz­mann. J’avais une ving­taine d’années, et Godard disait dans les Cahiers du ciné­ma, le ciné­ma ira mieux, le monde ira mieux, si on arrive enfin à fil­mer les camps d’extermination. Godard disait qu’il fau­drait le faire du point de vue des bour­reaux. Comme c’était Godard, j’imaginais qu’il avait rai­son. En fait pas du tout, Godard avait oublié les témoins. Chaque fois il met­tait vic­times et bour­reaux face à face. Et puis tout un coup un type a dit, on prend les choses de manière un tout petit peu plus com­pli­quées, un angle un peu plus ana­ly­tique avec du tiers. Et ce tiers-là, Lanz­mann l’a inven­té.

AC et KF : Vous reven­di­quez plu­tôt l’idée d’un assem­blage d’histoires et l’idée de faire plu­sieurs films en un. Vous pro­po­sez plu­sieurs ver­sions d’une même his­toire dans la suc­ces­sion des films et au-delà à l’intérieur d’un même film…
A. D. : C’est parce que ma tête fonc­tionne comme ça ! Évi­dem­ment ça ter­ri­fie le pro­duc­teur avec qui je tra­vaille. Quand je raconte, je digresse, je repars, c’est plus amu­sant. J’adore racon­ter des his­toires mais quand je fabrique un film, je cherche une sorte de des­sein caché qui fait que tout se tient. Une seule his­toire qui tient sur une idée très simple à laquelle on ajoute des motifs, des varia­tions comme dans la musique baroque ou le rap.

Par exemple avec Com­ment je me suis dis­pu­té…, on ne sait pas tout au long du film et jusqu’à la fin, si c’est un type qui s’endort ou qui se réveille. Il est comme Des­cartes : il ne sait pas s’il a jamais été en vie. Et il va essayer pen­dant tout le film de répondre au doute scep­tique car­té­sien, et là-des­sus il lui arrive plein de petites his­toires variées, cer­taines sont amu­santes, cer­taines tristes, d’autres tra­giques ou bur­lesques, mais il y a un seul motif qui nous conduit jusqu’à la fin du film. Par la ques­tion sen­ti­men­tale, ou par la ques­tion de la riva­li­té, la haine du rival ou d’avoir connu des femmes fait que bon an mal an, notre héros est sans doute réveillé. En rajou­tant des his­toires à côté, comme son frère qui veut deve­nir prêtre, l’ensemble devient beau­coup plus tan­gible et incar­né.

AC et KF : Cela ouvre d’ailleurs sur la ques­tion reli­gieuse, la pré­sence de la foi dans vos films…
A. D. : J’aime bien deman­der à mes per­son­nages s’ils croient. Je ne sais pas s’ils ont un incons­cient mais la croyance m’intéresse. Aujourd’hui tout le monde fait l’esprit fort en disant que la ques­tion de Dieu est réglée. Je crois que la ques­tion de Dieu n’est abso­lu­ment pas réglée, alors deman­der à mes per­son­nages où ils en sont sur cette ques­tion et si eux ne peuvent y répondre, inter­ro­ger le rap­port à la foi des parents ou des grands-parents me semble un maté­riau très inté­res­sant.

Nous vous remer­cions Arnaud Des­ple­chin de vous être prê­té au jeu de cet entre­tien et pour la géné­ro­si­té de vos réponses éclai­rantes.
Entre­tien réa­li­sé à Paris le 19 sep­tembre 2018
Nous remer­cions les PUF pour avoir auto­ri­sé cette publi­ca­tion. Cet entre­tien est ini­tia­le­ment paru dans la Revue Fran­çaise de Psy­cha­na­lyse 2019/4 Vol. 83. Retrou­ver l’en­semble des articles du numé­ro de la RFP sur le site de Cairn 

Fil­mo­gra­phie d’Arnaud Des­ple­chin
La Vie des morts, 1991.
La Sen­ti­nelle, 1992.
Com­ment je me suis dis­pu­té… (ma vie sexuelle), 1996.
Esther Kahn, 2000.
Leo, en jouant « Dans la com­pa­gnie des hommes », 2003.
Rois et Reine, 2004.
L’Aimée, 2007 (Docu­men­taire).
Un conte de Noël, 2008.
Jim­my P. (Psy­cho­thé­ra­pie d’un Indien des plaines), 2013.
La Forêt, 2014 (Télé­film).
Trois sou­ve­nirs de ma jeu­nesse, 2015.
Les Fan­tômes d’Ismaël, 2017.
Rou­baix, une lumière, 2019.

Amé­lie de Caza­nove
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Kalyane Fejtö
40, rue Pas­cal
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