Joker de Todd Philips est un film impressionnant pour deux raisons au moins : le jeu époustouflant de Joachim Phoenix et le miroir saisissant qu’il tend au monde contemporain. A la différence du Joker psychopathe et manipulateur de certaines versions précédentes, celui-ci est décrit comme un être impuissant, pauvre, enchaîné à sa mère, persécuté depuis sa tendre enfance, handicapé et méprisé. Il doit survivre dans une jungle urbaine, Gotham City, croulant sous les ordures pour cause de grève des éboueurs et dont le poste de maire est convoité par le richissime Thomas Wayne.
L’univers de Gotham City, créé au début de la seconde guerre mondiale, était le reflet d’un monde devenu sans foi ni loi, obscur. Il résonne aujourd’hui curieusement avec notre monde qui croule sous les déchets, détruit son environnement naturel et est gouverné par des forces obscures : l’économie et la spéculation financière mondialisée échappent au contrôle du politique, au contre-pouvoir des Etats Nations. Et même si statistiquement, la pauvreté recule globalement dans le monde, le libéralisme économique à l’échelle mondiale produit des fortunes gigantesques, et donc un écart de richesses insupportable à ceux qui ont peu. Partout s’élèvent des citoyens en colère, en mouvements peu organisés, aux revendications parfois contradictoires. On peut penser aux “gilets jaunes”, aux manifestations pour le climat, aux tenants du Brexit, aux citoyens qui élisent des gouvernements populistes aux promesses intenables, et plus récemment aux chiliens ou aux libanais qui n’en peuvent plus de régimes ultra-libéraux incapables d’assurer les fonctions sociales d’un état providence : santé, éducation, transport, eau, électricité…Au-delà de leur diversité et sans préjuger des motivations respectives de ces mouvements, il est important de saisir l’impuissance qui les sous-tend.
Joker va se révolter, de manière violente, folle. Aux côtés de l’engouement massif pour le film, certains critiquent le message politique qu’il véhicule. Par exemple, aux Etats Unis, le New Yorker y voit le danger d’encenser la violence des Incel (Involuntary Celibates), les mâles blancs pro-Trump. Mais les films qui captent le mieux leur époque n’ont que faire des bons sentiments.
Freud, dans Totem et Tabou (1913), juste avant la première guerre mondiale, a imaginé un monde primitif où régnait l’inceste et le pouvoir d’un chef s’arrogeant tous les droits, le père de la horde, le mâle alpha en quelque sorte. Le meurtre du père fut la condition pour entrer dans une civilisation fondée sur l’exogamie, la répartition des pouvoirs, le refoulement des pulsions (et les névroses qui vont avec). Périodiquement dans l’histoire se rejouent ces révoltes contre les puissants. Plus l’humiliation et l’impuissance sont grandes, plus les révolutions sont violentes. La République Française s’est construite sur les inégalités insupportables de l’Ancien Régime et sur des têtes coupées, le Troisième Reich a émergé de l’humiliation du traité de Versailles de 1919 et des pogroms des chemises brunes. Pour autant, un point fondamental les différencie bien entendu. La République, après la violence de la révolution initiale, s’est construite sur des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. Le troisième Reich fut le théâtre d’un déchaînement de violence irrationnelle à l’égard d’un bouc émissaire. La République avait pu constituer un ordre symbolique, un compromis entre liberté individuelle et respect d’autrui, le Reich restait fixé à une toute-puissance folle, schizo-paranoïde. Le clivage du bon et du mauvais permettait de construire une illusion groupale (Anzieu), “de souder un groupe au détriment d’un autre : “les Juifs”. Mais Mélanie Klein a démontré combien cette position folle est intenable, le mauvais revient en boomerang, les angoisses persécutrices ne peuvent rester artificiellement projetées au dehors.
Revenons à Joker. Joker est profondément attachant. Là est la subtilité du film. Il est malade, persécuté, il est une victime. On peut lire “Forgive my laughter, I have a condition” (“ Excusez mon rire, j’ai un problème de santé”) sur la carte qu’il tend aux passagers du métro gênés par son rire immotivé. Il n’a pas de père. Tout du moins, ceux qui auraient pu occuper cette place l’ont gravement maltraité (le compagnon de la mère dans son enfance), ou bien l’ignorent avec mépris (Thomas Wayne), ou encore se gaussent de lui (la vedette de télévision incarnée par Robert de Niro, magistral lui aussi). Pas de figure d’identification lui permettant de se décoller de sa mère, et de se décoller de lui-même. Joker n’a pas d’humour. Son rire discordant et incontrôlé est pathétique, ses blagues tout autant. Dans “Le mot d’esprit et ses rapports à l’inconscient” (1905), Freud avance que l’humour serait la contribution apportée au comique par l’intermédiaire du surmoi. L’humour rapproche et décolle à la fois, par rapport à soi-même et aux autres. Il opère un raccourci saisissant éclairant mieux qu’un long discours notre monde pulsionnel caché et un peu honteux, et qu’il soit cynique ou auto-dérision, permet de transmettre une ambivalence de manière socialement acceptable. Joker ne parvient pas à ce décollement, faute d’une assise narcissique et d’une solidité psychique suffisante. Faute d’un complexe d’œdipe constitué, c’est à dire d’un jeu possible entre des désirs et des interdits, faute d’identifications conflictuelles, l’ambivalence ne peut se jouer. Un joker qui ne peut jouer, voilà un des nombreux aspects intrigants et intéressants de ce film.
Or il faut bien dire que notre époque ne brille pas par son humour. Les enjeux de liberté et de sauvegarde de l’environnement sont trop sérieux. La voix de Greta Thunberg porte particulièrement à cause de cela : du haut de ses 16 ans et de son syndrôme d’Asperger, elle nous dit : “fini de rire” et nous les adultes nous sentons un peu honteux. Les mouvements Me-Too ou pour les droits des personnes LGBT ne rigolent pas non plus, les vieilles blagues sexistes sont à mettre au placard avec l’abus de pouvoir des mâles blancs hétérosexuels dominants. L’humour est réservé aux classes dominantes, celui qui se sent méprisé n’a aucune envie de rire. N’oublions pas l’intégrisme musulman et l’effet renforçateur des condamnations du voile. L’humiliation n’amène jamais rien de bon, “la dignité se trouve précisément là où quelqu’un veut la blesser” dit une personne sur les réseaux sociaux à propos du voile. Sauf que souvent, restriction et humiliation sont confondues…
Il faut prendre très au sérieux ces revendications nées de la peur et de l’humiliation. « L’avenir n’a plus beaucoup de sens dans ce monde de banquiers » dit Grand Corps Malade dans Course contre la honte. Nous sommes tous concernés. De même qu’il faut prendre très au sérieux la pulsion anarchiste (Nathalie Zaltzman) qui permet l’individuation. De même que Freud prenait très au sérieux la parole et les symptômes des hystériques dans une société profondément sexiste. Simplement, la dignité et la liberté de chacun ne peut se gagner par la destruction réelle de l’autre. Tuer la mère aliénante qui laisse entendre “il n’y a que moi qui peux t’aimer”, tuer le père tyrannique et méprisant, tuer les frères maltraitants ne suffit pas à construire un adulte. Viser un idéal dans l’exaltation (Paul Denis) ne permet pas de construire une société avec des liens et des valeurs garantissant un équilibre, même précaire, entre les droits de chacun. Liberté et renoncement ne peuvent aller l’un sans l’autre, tel est le message pas très exaltant de la démocratie comme de la psychanalyse, mais qui seul garantit la coexistence du plaisir et du lien à l’autre. Encore faut-il pour cela que nous ne nous sentions pas trop menacés dans notre identité et notre existence même.
Catherine Ducarre