La réflexion qui suit tente d’interroger l’irrationnel à l’œuvre et donc les fantasmes sous tendant nos réactions face à l’épidémie. A travers les mots qui circulent et déterminent (ou peut-être contaminent ?) notre façon de penser tout en étant le reflet de nos fantasmes et de nos projections, qu’amplifie ou induit la caisse de résonnance des médias. Et à travers la question suivante : quid de la part des pulsions de vie et de mort dans la réaction à l’épidémie.
Histoire d’un changement de nom.
Depuis le début de la maladie, je me demande pourquoi certaines épidémies ainsi que leurs agents pathogènes n’ont plus de noms (comme la grippe, la peste, la dengue etc) mais des dénominations aseptisées à l’allure scientifique donnant l’impression de se trouver dans un mauvais film de SF. En lisant les journaux, j’apprends qu’une certaine forme de diplomatie est à l’origine de ce choix. Diplomatie ou langue de bois ? La dénomination initiale « virus de Wuhan » aurait mécontenté Son Altesse Xi Jinping, qui aurait demandé qu’on change tout de suite ce nom accusateur. Accusateur non parce que le virus vient de Chine, mais (voir plus loin) provient de marchés d’animaux sauvages, (les pangolins en l’occurrence mais déjà les civettes à l’origine du SRAS en 2003). Ce trafic est en principe strictement interdit mais continue d’être pratiqué impunément – un laxisme qui n’est pas sans étonner de la part d’un régime aussi dictatorial. Nous nous sommes exécutés. On retrouverait sans doute la même origine aux autres SARS-COV et MERS-COV, tandis qu’Ebola étant une rivière coulant en Afrique, aucune menace crédible n’est venue faire pression sur l’OMS de ce côté-là.
Ce n’est pas juste anecdotique, puisqu’aujourd’hui le gouvernement chinois, fort d’avoir forcé le langage pour proclamer son absence de responsabilité dans la crise actuelle, vient faire la leçon à l’Occident en déversant son aide et ses conseils, notamment en Italie. Une aide vecteur cette fois non pas de coronavirus mais de condescendance et de propagande politique – les armées de soignants en tenue rouge, panda en peluche dans une main et sans doute petit livre dans l’autre, débarquent ainsi que les millions de masques que nous ne pouvons pas fabriquer. On peut au passage relier cette incapacité à la délocalisation de la production occidentale, entre autres dans une Chine où des ouvriers exploités et maltraités, travaillent pour que nous puissions payer moins cher des produits de moins bonne qualité qui iront rapidement grossir les continents de déchets qui polluent le monde.
Outre les considérations sur lesdits masques que selon lui tout le monde devrait porter, le pouvoir chinois critique aussi notre pratique du confinement. Je ne sais pas ce que valent les témoignages de chinois confinés recueillis dans Le Monde, mais leur lecture donne froid dans le dos. Sans être complètement paranoïaque on peut se rappeler que confiner (c’est-à-dire enfermer), séparer et isoler, sont peut-être des mesures inévitables mais évoquent aussi les stratégies de toute dictature pour assurer son emprise sur la population. Georges Gao, grand scientifique chinois interviewé par un journaliste de Science dit d’ailleurs à propos de l’usage des masques : « parler peut transmettre le virus », formulation qui laisse songeur.
On a peut-être eu tort de céder sur le nom. Les mots sont importants. Et si par « diplomatie » on se soumet au déni de réalité d’un régime dictatorial, il faut s’inquiéter de ce qui va suivre. La dictature chinoise va-t-elle nous envoyer aussi des renforts policiers ? Ils savent tellement mieux faire que les occidentaux mous que nous sommes ! D’ailleurs, comme toute bonne dictature, la chinoise connaît à fond son manuel du petit pervers : puisque le coronavirus n’est pas de Wuhan, ne serait-il pas plutôt venu d’Amérique ? On retourne la situation et hop ! Ni vu ni connu ou plutôt trop bien connu… Non seulement la pandémie ne vient pas de Chine mais elle vient de l’Occident. Cet Occident qui ne sait pas prendre les mesures qu’il faut. Oui, les mots sont importants et la neutralité scientifique si elle est complicité avec une volonté de mensonge éhonté n’est pas neutre.
Une mère me dit que son fils de onze ans, grand défenseur des pangolins depuis avant la pandémie, l’a appelée « la maladie du pangolin ». Un nom un peu triste qui rend hommage à l’animal braconné et persécuté, porteur du virus. Mais qui me fait aussi penser en termes de retournement pervers à une phrase lue dans un journal : « la Chine suspecte le pangolin d’être à l’origine de la maladie ». Cette phrase sans doute n’engage que son auteur et pas forcément le pouvoir chinois mais quand même. Le pangolin, c’est de sa faute. On avait bien raison de l’exterminer, non ?
La distance de sécurité
Tout en sachant pertinemment que ni l’une ni l’autre position n’est juste, je m’avise que j’oscille entre deux extrêmes : un « on va tous y passer » qui me réveille au milieu de la nuit et un « mais c’est du délire collectif, on est tous devenus fous, pourquoi le monde s’arrête-t-il devant une espèce de grippe pas si maligne que ça ? » Avec dans la deuxième hypothèse, la question de savoir si les mesures prises, leur radicalité, leur massivité ne vont pas entraîner plus de dégâts que le virus lui-même, question que beaucoup se posent et à laquelle personne n’a de réponse.
Nous avons à faire à une épidémie dont la croissance exponentielle jour après jour, semble justifier la massivité de ces mesures. La pente des courbes est d’une raideur vertigineuse. La réalité de la situation dramatique dans les hôpitaux nous interpelle puissamment. Tout cela rend difficile de penser les choses autrement que de façon factuelle et actuelle, comme s’il était coupable de questionner la mobilisation générale sur le versant de celle de fantasmes qui pourraient nous conduire à adopter des conduites irrationnelles. Cependant, tout en respectant scrupuleusement les consignes données pour enrayer la propagation du virus, rien n’interdit d’écouter injonctions et consignes avec l’attention flottante de l’analyste, ni de penser et d’associer sur la fantasmatique à laquelle tout cela peut nous renvoyer. Ce que je me propose de faire.
Si on en revient au vocabulaire de l’épidémie et à la nature des injonctions qui nous sont faites de nous protéger, cela ne réveille-t-il pas les fantômes de la pandémie de SIDA dans les années quatre vingt ? Comme à l’époque on est positif ou pas et il faut se protéger d’un ennemi invisible dont il est impossible de savoir qui l’a ou pas en raison de la longueur de l’incubation. Ces termes amplifient-ils l’angoisse liée à la contamination, évoquant implicitement les dizaines de millions de morts que cette pandémie a occasionnée ?
Dans le même ordre d’idées, le catalogue des « gestes barrière », même si ces gestes sont logiquement justifiés, laisse songeur : ne pas s’embrasser, ne pas se serrer l’un contre l’autre, se laver les mains, éternuer dans son coude (les éternuements, ces petites décharges paroxystiques et si satisfaisantes sont en effet hautement toxiques), rester à une certaine distance, la distance de sécurité, y compris avec ses proches. Covid 19 serait-elle une maladie sexuellement transmissible ? Les relations charnelles sont-elles prohibées ? Doit-on faire l’amour avec un masque ou avec un préservatif ? Y a‑t-il derrière les fantasmes en rapport avec la contamination, de secrètes théories sexuelles infantiles ?
Plus profondément (et cela rejoint les interrogations sur la façon dont pulsion de vie et de mort sont en jeu dans cette histoire) ce sont les gestes de tendresse et d’amour qui deviennent potentiellement dangereux. L’ennemi n’est pas seulement invisible, il se cache au cœur de ce qui est habituellement porteur de désir et de vie.
Voisine de celle-ci est l’injonction de ne pas aller voir ses vieux parents pour ne pas les contaminer, pour leur sauver en quelque sorte préventivement la vie. Très bien, c’est du pur bon sens dira-t-on, mais s’ils en crèvent qu’on n’aille plus les voir ? Dans les suites récentes, l’entrée du SARS COV 2 dans les EHPAD a pu donner à penser s’il en était besoin que l’amour filial n’était pas finalement le plus dangereux vecteur de l’épidémie. Mais qui sait, d’autres vieux parents solitaires chez eux auront peut-être été épargnés ? On le saura plus tard.
Il est à noter en passant que les publicitaires et conseillers en communication se sont emparés sans attendre de tout le vocabulaire lié à la protection et au soin. Que ce soit Nespresso, Nicolas, Bouygues, Orange ou n’importe qui d’autre : ils nous assurent par mail qu’ils sont toujours là pour nous et nous enjoignent de nous protéger et de prendre soin de nous et de nos proches. On parlait de propagande : la politique comme le marketing pour les objets de consommation ne seraient-elles que deux façons semblables de vendre ses produits grâce à une langue de bois falsificatrice qui dévoie le sens des mots en les instrumentalisant ?
Il s’agit enfin non seulement de ne pas se rassembler, de rester séparés les uns des autres mais de rester chez soi : se confiner.
Premier point : les phobiques de la relation et du dehors, sont contents. Ou plus exactement, le phobique en chacun de nous. Plusieurs patients me le confirment : les règles à appliquer les soulagent en « légitimant » leur phobie. Ils peuvent s’enfermer, éviter les contacts, ils ne sont plus seuls à être seuls, c’est au contraire une injonction. Ils n’ont plus à se sentir coupables de ne pas sortir, de ne pas faire la fête. En séance, on travaille cet aspect des choses et c’est plutôt fructueux. Mais parce qu’on peut le travailler. Sinon qu’en est-il ? Qu’est-ce que cette injonction provoque ? On ne le sait pas encore.
Dans une télé discussion récente entre collègues, à propos de notre pratique par temps d’épidémie, l’un de nous nous informe qu’il n’est pas passé aux téléconsultations. Il travaille dans un cabinet de groupe avec des généralistes qui voient leurs patients sans spécialement se protéger et ne sont pas malades. Du coup, il fait pareil. Et il nous questionne, nous ses collègues momentanément devenus télé analystes : est-ce que le fait de ne plus voir les patients en présentiel ne serait pas l’indice d’une phobie, d’un évitement ? D’une dérobade ?
Même s’il semble malvenu de faire courir à nos patients des risques inutiles et de contribuer à la propagation du virus alors qu’il nous est clairement demandé de faire le contraire, et même si dans les circonstances actuelles on peut penser qu’elle est sous tendue par des mécanismes de déni et d’omnipotence plus volontiers mis en œuvre chez les médecins que dans la population générale, la question est intéressante. Elle interroge en effet la dimension phobique de l’être analyste à la suite de Freud qui ne supportait pas d’avoir à regarder ses patients à longueur de séance (caché, silencieux, écoutant l’autre s’exposer et se débattre dans les affres du transfert depuis son fauteuil). Comme les mauvais enfants de vieux parents interdits de visites, profitons nous, nous aussi, en catimini de ces semi vacances qui nous sont octroyées par une écoute à distance, nous laissant plus libre de nos mouvements, de nos expressions et nous libérant peut-être de la tension et de la charge émotionnelle liées à la présence de l’autre ? À voir.
Une patiente me dit que ce confinement lui rappelle les trois mois qu’elle a passés, adolescente, enfermée dans sa chambre, n’en sortant pour aller aux toilettes et se nourrir, qu’à la nuit tombée ou à l’aube quand elle était sûre de ne croiser personne dans la maison. Confinement est bien le terme qu’on emploie à propos du repli psychotique ou de celui de la dépression profonde.
On peut considérer l’auto-confinement volontaire comme lié à un fantasme de dangerosité du monde extérieur, dans lequel est projetée la destructivité interne. La peur de l’autre, consécutive à cette projection conduit à fermer les frontières, autre décision mondialement appliquée. Le pays entier se confine. L’étranger ne doit pas pénétrer dans notre territoire, l’étranger (le voisin, le boucher, le type qui fait la queue derrière nous au supermarché et qui nous serre d’un peu près) est potentiellement porteur. Il faut éviter tout contact. Vite : chez soi. Cette fois on est plutôt du côté d’un vécu paranoïde dont la validation officielle, apporte un soulagement secret – c’est bien de l’autre que vient le danger, pas de moi. D’ailleurs le port abusif de masques dans la rue par des gens qui ne sont ni malades ni exposés directement au virus vise avant tout à se protéger soi.
Enfin, on peut se poser la question de savoir pourquoi à de rares exceptions près, nous nous laissons enfermer dans notre chambre du jour au lendemain comme ça, sans discuter. Ce sont les enfants et les ados coupables que les parents envoient dans leur chambre – tu y resteras jusqu’à l’heure du dîner ! De quoi nous sentons-nous coupables inconsciemment ? Est-ce que ce serait de notre faute si cette épidémie est arrivée ? Là, ce ne sont pas les défenses paranoïdes qui sont en jeu mais la culpabilité, le besoin de punition.
Revenons encore une fois aux gestes barrière. Le virus se transmet par les mains dit-on, ce qui est un raccourci à la fois juste et inexact puisque le virus est contenu dans nos postillons, notre respiration en faisant un aérosol. Les mains sales ? Qu’ont-elles touché ces mains ? Il faut les laver toutes les heures, geste magique qui évite la contamination. Cette fois ce sont les obsessionnels qui sont contents. Ou l’obsessionnel en chacun de nous. Encore une fois il n’est pas question de mettre en doute la validité de l’observation ni celle des consignes qui en découlent, mais d’interroger la charge affective et la place donnée partout à ce lavage des mains, nouveau rituel obsessionnel élevé au rang de conduite vertueuse et salvatrice.
Qu’effaçons nous, que lavons nous en lavant nos mains cinquante fois par jour ? Le même sang que celui qui souille les mains de Lady Macbeth (est-ce celui des vieux parents abandonnés dans leurs EHPAD pour éviter de les contaminer ? La trace d’un parricide non seulement réussi mais accompli sur ordre ?). Un liquide séminal suspect ? Des sécrétions, des traces d’excréments ? Avons-nous mis les doigts dans notre nez, crime contaminant suprême évoquant d’autres voies non moins criminelles ?
Ce qui rejoint la question évoquée plus haut de la part de culpabilité en chacun de nous, qui fait que nous acceptons d’être enfermés dans notre chambre. Sûr que nous avons tous fait des choses sales et/ou méchantes qui font que nous risquons d’être contaminés et malades. Sûr que c’est de notre faute tout ce qui arrive.
Ce en quoi nous n’avons peut-être pas tout à fait tort.
Pulsion de vie ou pulsion de mort ?
Pays figé, économie gelée, rues désertes, villes mortes… On dirait que la bombe H est passée par là dit mon mari. Seuls vacillent ici et là quelques zombies en manque ou au bord de la surdose, on ne sait pas bien, donnant le sentiment que la fin du monde est passée par là. « Un monde déshumanisé, déréel », me dit une de mes patientes médecin qui se rend tous les jours à l’hôpital où elle travaille. A Paris, l’exode massif des habitants des quartiers riches accentue le phénomène et les supermarchés dévalisés au premier jour du confinement pour faire des stocks évoque une population divisée, chacun pour soi, l’autre étant un ennemi.
Dans la rue, où on se croise au mètre cinquante réglementaire de distance, j’ai voulu tester mon impression de tension, de méfiance et d’hostilité ambiantes. J’emploie la stratégie que je mets en œuvre quand, en dehors de toute épidémie, j’ai l’impression que « les gens dans la rue sont agressifs ». C’est-à-dire quand je me demande à quel point c’est projectif et que du coup je cherche leur regard et souris quand je les croise, pour voir ce qui se passe. En général, ça marche : sourire et regard en retour, comme si l’autre n’attendait que ça. Majoritairement. Là, c’est carrément plus difficile. La première fois où j’ai tenté le coup, en une demi heure de sortie de mon chien, une seule personne a répondu à mon regard et à mon sourire. La deuxième fois la pêche était un peu plus substantielle. Mais ça ne marche pas bien. Majoritairement. Regards fuyants et visages fermés. Méfiance ? Peur ? On sait bien pourtant que le virus ne saute pas d’une personne à l’autre sauf postillons longue portée à tête chercheuse. On sait bien mais quand même.
Bien pires sont l’ostracisme et le rejet dont plusieurs soignants travaillant dans des services recevant des patients atteints de Covid, semblent avoir fait l’objet de la part de leurs voisins : « pouvez vous garer votre voiture plus loin ? » « Pouvez vous déménager le temps de l’épidémie, vous risquez de nous contaminer ? » « Est-ce que vous pouvez sortir votre chien ailleurs ? ». Post-it, billet glissé sous l’essuie glace ou collé sur la porte… Dans le genre renversement de situation, monsieur Jinping a de la concurrence.
Quoique… quand un collectif d’internes demande au Conseil d’Etat un confinement total de la population et harangue celle-ci en disant : « si vous voulez nous aider restez chez vous ! » ce qui n’est pas sans violence, même si on imagine très bien l’anxiété, l’épuisement et l’exaspération qui commandent cette démarche, on peut se demander si c’est juste d’un renversement qu’il s’agit. Cette réaction me rappelle mon passé d’urgentiste quand pompiers et samutards faisaient honte aux badauds qui tentaient de s’amasser autour d’un accident spectaculaire : un « circulez il n’y a rien à voir » qui projette la dimension voyeuriste, la traumatophilie et le goût du drame (inconscients) sur les citoyens profanes tout en les légitimant chez soi.
Faut-il reconnaître dans cet ensemble pas très plaisant, l’effet déliant de la pulsion de mort, véhiculé par les consignes de prise de distance données au nom de la préservation de la vie ? Sûrement, mais même si on connaît ses ruses, à la pulsion de mort, ce n’est pas si simple et c’est difficile à penser.
Dans certains pays, comme par exemple l’Afrique du Sud, la « protection » de la population semble malheureusement s’infléchir du côté de la destructivité de façon plus univoque. Un article dans Le Monde évoque la sidération des habitants du township de Depsloot, où s’entassent deux cent mille personnes largement en dessous du seuil de pauvreté, qui survivent à grand peine au jour le jour et à qui on annonce un confinement total. Ils ne pourront pas se nourrir ? Gagner de quoi subsister ? Qu’importe. C’est pour le bien de tous, là encore. Peut-être le gouvernement aurait-il pu envisager de mettre le feu pour sauver la population ?
Pour en revenir à l’Europe où tout est plus mélangé, on ne peut s’empêcher de faire des calculs, de rechercher des chiffres. En France, si le caractère exponentiel de la courbe épidémique glace le sang, le nombre de morts reste très faible en regard de la grippe saisonnière (2 à 8 millions de personnes sont touchées en France, avec un excès de mortalité attribuable à la grippe de 10.000 décès en moyenne, principalement chez les sujets fragiles), des méfaits du tabac ou de l’alcool (cinquante mille et soixante dix mille morts annuels), de la canicule de 2003 (entre 20 000 et 25 000 selon les sources), de la mortalité quotidienne « normale » (1700 environ). Par ailleurs, tout le monde, n’étant pas testé et les formes asymptomatiques étant très fréquentes, le taux de mortalité ne représente pas la réalité, qui est probablement bien inférieure. Enfin, la mort par Covid atteint principalement des gens âgés, avec une comorbidité très importante (2,7 à 3 pathologies graves concomitantes pour presque 100% des sujets selon une étude italienne mentionnée dans le Quotidien du Médecin, portant sur 355 patients décédés dont l’âge moyen était de 79 ans et demi) des personnes dont on ne peut pas dire que l’espérance de vie était très grande, quoi qu’il arrive. Faut-il vraiment (presque) tout arrêter et que s’agit-il de sauver ? Notre fantasme d’immortalité ? L’idée que la pandémie ou la mort sont des accidents et que si on fait ce qu’il faut on pourrait les empêcher ? L’effet délétère de ces mesures protectrices est certain. Elles isolent encore plus les gens précaires psychiquement, socialement et matériellement et elles vont briser des vies, par l’intermédiaire des faillites, des licenciements et de la crise économique qui semble inévitable, malgré toutes les mesures prises et annoncées. Cependant personne ne peut répondre à la question du rapport bénéfice/risque de ces mesures et les pays qui choisissent de ne pas confiner n’en sont qu’au début de l’épidémie (Suède, Pays Bas) ou ont pris un virage à 180° quand ils ont commencé à être atteints sérieusement (Royaume Uni). Je ne voudrais pas être à la place de nos dirigeants et de nos experts mais à quel point ces mesures ne sont-elles pas celles qui vont nous tuer plus sûrement que le virus ? Chi lo sa ?
Bien sûr, ce sont les aspects potentiellement nocifs de la protection musclée qui a été instaurée, qui sont interrogés ici et cela ne doit pas faire passer au second plan le puissant mouvement contraire d’union, de solidarité, d’entraide que la crise a suscité. Dans les hôpitaux bien sûr, mais aussi à travers toutes les initiatives associatives ou gouvernementales, régionales, locales ou personnelles qui se mettent en place. Le seul fait de continuer à assurer les activités essentielles comme le soin ou l’alimentation et tout ce qui leur permet de pouvoir se poursuivre, témoigne de cette solidarité. Une explosion des communications virtuelles, la mise en place aussi exponentielle que l’épidémie d’apéro-skype et de visio-tout ce qu’on veut ensemble, témoigne aussi de la volonté de maintenir les liens ou même de recréer des liens perdus. Les réflexions sur les questions de fond se multiplient. De même que l’éclosion sur Internet de mille photos, vidéos et messages de toutes sortes témoignant d’une créativité, d’une vitalité et surtout d’un humour plutôt réconfortants. De ce point de vue, la contrainte semble fertiliser les esprits, attiser l’appétence pour l’autre, favoriser l’expression du désir de vie (peut-être justement parce que cet autre est à distance ? Il faudrait aussi y réfléchir).
Alors quid des pulsions de vie et des pulsions de mort à l’œuvre dans ces mesures pour juguler l’épidémie ? Sont-elles justement intriquées, dans ce tissu de problématiques complexes et contradictoires que le gouvernement tente d’élaborer dans l’urgence pour prendre les bonnes ou les moins mauvaises décisions ? Dans chacune de nos réactions individuelles et collectives face à ce qui nous arrive ? Oui sans doute.
A un policier qui me contrôle pour me dire que le vélo va être désormais interdit, je dis qu’il va y avoir des meurtres en série dans les familles si ça continue comme ça, ce à quoi il répond que ce sera peut-être un pic de naissances. Autant pour moi. Alors, vie ou mort ? Une de mes patientes qui cherche à être enceinte table sur un corona-baby-boom, donnant raison au policier. Mais d’un autre côté, la recrudescence des violences conjugales (en Chine comme en France apparemment) semble aller dans le sens de l’hypothèse pessimiste, même si ça n’empêchera pas l’autre de se vérifier également. Vie et mort ?
Déplacement d’une angoisse climatique déniée ?
« C’est peut-être juste la Terre qui commence sa chimio » me dit ma fille aînée médecin, un jour où elle était excédée pour diverses raisons en rapport avec l’épidémie et les comportements qu’elle suscite. La Terre peu à peu détruite par la prolifération anarchique des petites cellules cancéreuses humaines qui se dédifférencient et agressent aveuglément l’organisme qui les abrite. Elle fait implicitement référence à la crise environnementale dans laquelle nous sommes entrés et vis à vis de laquelle les mesures prises sont incommensurablement plus timides et la réactivité incomparablement moindre.
Il existe pourtant bien une urgence climatique, cela nous est dit depuis des années déjà, une urgence à réagir avant que l’irrémédiable n’ait lieu. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de réagir face à cette urgence aussi rapidement et massivement que face à ce virus porteur d’une sorte de grippe mortelle parfois, mais bénigne jusqu’à nouvel ordre dans 98% des cas ?
D’où nous vient, ainsi que se le demandent beaucoup d’entre nous, cette réactivité exceptionnelle, avec les mouvements de soutien, de solidarité qui vont avec, alors que nous renâclons tant à prendre les mesures qui s’imposeraient d’urgence pour essayer d’enrayer le changement climatique et la crise qui va avec ? Quand notre président fait un virage à 180° et nous explique qu’il va falloir changer de système de valeurs et de mode de vie radicalement, on se demande pourquoi c’est cette épidémie qui lui fait dire ça, alors qu’il aurait eu l’occasion de le dire en réaction aux menaces climatiques (et sociales et économiques indissociablement liées) depuis bien longtemps déjà (ainsi que ses prédécesseurs et ses contemporains d’ailleurs).
Si on met en perspective cette réactivité avec la question de notre inertie climatique et avec notre relative indifférence devant les autres réalités meurtrières que j’ai mentionnées plus haut, on ne peut s’empêcher de se demander s’il n’y a pas une part un peu délirante dans la réaction à l’épidémie, une distorsion perceptive, voire une forme, comme le disent certains, d’hallucination collective. Qui serait favorisée par le fait qu’en certains lieux clef, la situation est plus ou moins apocalyptique (les hôpitaux) et auto confirmée par le sentiment de fin du monde que donnent les villes mortes où n’errent plus que des zombies et des joggeurs angoissés.
On peut alors se demander si cela ne pourrait pas avoir aussi pour fonction de masquer notre secrète angoisse concernant les dangers climatiques et environnementaux. Un déplacement en quelque sorte, expliquant pourquoi nous réagissons dans une situation donnée (l’épidémie) comme nous devrions réagir face à une autre que nous vivons aussi (le changement climatique) et qui nous angoisse beaucoup plus. Le Covid 19 serait la souris de la phobie en quelque sorte. Ce déplacement serait facilité par le fait que l’épidémie de coronavirus provient de nos pratiques humaines, qu’on peut la considérer comme une maladie de l’anthropocène de même que ses modalités de transmission (en effet la transmission du virus à l’être humain est une conséquence, d’une part de la déforestation qui amène les chauves souris aux abords des villes et, d’autre part, de pratiques douteuses mettant en jeu braconnage, maltraitance et trafic d’animaux qui n’ont fait de mal à personne) et de propagation (la croissance elle aussi exponentielle du trafic aérien aux latitudes des pays les plus riches).
Une épidémie dont on peut penser soit qu’elle ne fait qu’inaugurer une longue série de désastres annoncés (ce peut-être si on reste dans une perspective de mélancolie auto punitive, de masochisme moral et de besoin de punition) soit qu’elle va permettre d’amorcer un tournant dans nos existence individuelles et collectives comme le disent certains, à l’instar de notre Président, un tournant du côté de la vie, où l’amour serait plus fort que la mort.
Notre épidémie serait-elle en train de produire un de ces cas de figure où, comme le dit Freud je crois dans Malaise, l’intrication de la pulsion de vie et de la pulsion de mort aboutirait à ce qu’Eros arrive à mettre cette dernière à son service, comme un bon judoka qui saurait nous sauver ?
Pensons et espérons.