Rêve et dépression ; les rêves inachevés.

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En 1932, Freud écrit que l’essentiel du rêve est le pro­ces­sus de son éla­bo­ra­tion1,  affir­ma­tion qui valo­rise le  tra­vail psy­chique de liai­son et de trans­for­ma­tion.
Selon cette hypo­thèse, le tra­vail du rêve n’échappe pas aux aspects inhé­rents à l’activité psy­chique, celle à laquelle est confron­té chaque être humain, comme le refou­le­ment, le dépla­ce­ment , la conden­sa­tion …
Mais que devient le tra­vail du rêve dans la deuxième topique freu­dienne en sachant que des « conte­nus psy­chiques » sont  mis sur la scène externe à tra­vers le déni, le cli­vage, l’identification projective…le tra­vail de refou­le­ment étant mis en échec ? Les « conte­nus psy­chiques » cor­res­pondent  par­fois à des «  mor­ceaux de réel »   jamais refou­lés, impen­sables et figés en « noyaux de souf­france ». Ceux-ci peuvent-t-ils être éla­bo­rés, figu­rés à tra­vers le rêve ?

Cer­tai­ne­ment pas, parce que pas­ser d’une topique à l’autre à tra­vers le tra­vail du rêve, qui consiste à rendre l’inconscient conscient, est un exploit presque impos­sible. La dou­leur, conte­nue dans les expé­riences dépres­sives, empêche les ten­ta­tives de figu­ra­bi­li­té psy­chique. Nous sommes confron­tés, à tra­vers la cli­nique, aux cau­che­mars, aux rêves sans asso­cia­tions, aux rêves trau­ma­tiques, donc aux frag­ments oni­riques, et à l’expression même de l’échec du tra­vail spé­ci­fique  au rêve, de trans­for­ma­tion et de liai­son.

Cette affir­ma­tion nous oblige à cher­cher ailleurs. D’abord chez Freud lui-même, qui uti­lise après le tour­nant du 1920, le rêve trau­ma­tique et la com­pul­sion de répé­ti­tion, comme point d’appui à l’introduction de la deuxième théo­rie des pul­sions. Même si  le voi­si­nage avec les pul­sions de mort est assez encom­brant2,  Freud sauve l’essentiel de la théo­rie  du rêve, car dans le rêve trau­ma­tique les fonc­tions de gar­dien du som­meil et de réa­li­sa­tion hal­lu­ci­na­toire du désir incons­cient sont main­te­nues- le désir étant la mai­trise du trau­ma dans ce cas-là.
Ce dépla­ce­ment léger de l’accent dans la lec­ture du rêve, per­met d’envisager la pos­si­bi­li­té de figu­ra­bi­li­té de l’expérience vécue-dans ce cas de l’expérience trau­ma­tique- et donc  de l’ouverture  vers  sa trans­for­ma­tion ulté­rieure.
Cepen­dant tis­ser des liens entre le rêve et l’événement trau­ma­tique implique un saut qui lie le rêve à la pen­sée.

C’est Bion, pas­sion­né autant que Freud par le tra­vail du rêve, qui l’articule avec la pen­sée. Il le consi­dère même comme une forme pri­mi­tive de pen­sée.
Il garde la valeur freu­dienne don­née au tra­vail de trans­for­ma­tion et de liai­son du rêve, mais il l’enrichit avec une nou­velle qua­li­té, celle de figu­rer ‑par le biais de la fonc­tion alpha- des conte­nus émo­tion­nels diurnes, autre­ment dit, de créer des liens entre des sen­sa­tions et des repré­sen­ta­tions.
Selon cette hypo­thèse, le tra­vail psy­chique du rêve trans­forme des élé­ments bruts de souf­france – nom­més par Bion, élé­ments bêta – en élé­ments d’expérience incons­cients, sus­cep­tibles de pro­duire la pen­sée incons­ciente du rêve.
En réa­li­té, Bion défi­nit le conte­nu d’un des élé­ments qui rentre dans la consti­tu­tion du rêve, nom­mé par Freud, que sont les restes diurnes. Ceux-ci  sont des élé­ments de l’expérience émo­tion­nelle, qui dans un cas, à tra­vers les méca­nismes cités plus haut,- le refou­le­ment, le dépla­ce­ment, la conden­sa­tion…  consti­tuent à notre insu un maté­riel à rêver. Dans les rêves de type deuxième topique (qui sont une ten­ta­tive d’élaboration de la souf­france psy­chique non abou­tie et qui sont à dis­tin­guer des rêves dits pre­mière topique carac­té­ris­tiques de rêves comme réa­li­sa­tion de désir), il fau­dra pas­ser par un long tra­vail de pen­sée avant d’y par­ve­nir.

Osons une com­pa­rai­son et sup­po­sons que Rodin et un sculp­teur ano­nyme se trouvent cha­cun devant un bloc de marbre et ils sou­haitent le trans­for­mer en œuvre d’art.
Rodin va trans­for­mer le bloc de marbre en sculp­ture avec les faci­li­tés com­pa­rable à celles qui sont à l’œuvre dans la for­ma­tion du rêve freu­dien, pen­dant que l’apprenti sculp­teur pei­ne­ra au contact de la matière avant d’obtenir quelque chose de sem­blable.
Dans notre cas, le che­min par­cou­ru par l’apprenti sculp­teur dans le tra­vail qu’il doit accom­plir pour que son bloc de marbre ait l’air de quelque chose de pen­sable nous semble aus­si inté­res­sant que l’œuvre en soi.

Bion nous ima­gine en pen­seurs créa­tifs, actifs, arti­sans de notre propre espace oni­rique, conçu comme ce qui doit adve­nir, capables de trans­for­mer  l’expérience vécue en pen­sée et de sculp­ter des rêves, à l’image du tra­vail de l’apprenti sculp­teur.
Bion défi­nit lui–même sa concep­tion du tra­vail accom­pli dans le rêve :
« Freud a seule­ment pris en compte l’attitude néga­tive du rêve ; les rêves qui « cachent quelque chose », mais pas la façon dont le rêve indis­pen­sable est construit »3 .
Si nous gar­dons notre méta­phore, pen­dant que  Freud admire « Le Pen­seur de Rodin » et inter­roge le mes­sage caché du sculp­teur, Bion s’intéresse au pro­ces­sus de fabri­ca­tion, au tra­vail de pen­sée et de trans­po­si­tion en marbre de la souf­france. Il consi­dère même cette der­nière comme la source de la pen­sée et sou­tient que le devoir de Rodin est de rendre la souf­france pen­sable, repré­sen­table.
Il me semble que ce devoir est aus­si le nôtre !

Si nous réca­pi­tu­lons :
Freud et Bion sou­lignent tous les deux l’importance de la fonc­tion de trans­for­ma­tion et de liai­son du rêve. Cepen­dant Freud met en valeur la pre­mière topique pen­dant que  Bion met au centre de sa théo­rie la deuxième topique dans sa fonc­tion de liai­son du rêve à la pen­sée et à la sym­bo­li­sa­tion de l’expérience émo­tion­nelle.
Bion intro­duit une dif­fé­rence entre l’inconscient dyna­mique freu­dien, construit sur le refou­le­ment, et l’inconscient émo­tion­nel, qu’il concep­tua­lise lui-même – com­plé­men­taire du pre­mier – comme une fonc­tion qui forme et enre­gistre les émo­tions. Il met à la dis­po­si­tion du pre­mier le maté­riau trans­for­mable en rêve. Dans ce der­nier cas, le rêve est une ten­ta­tive sym­bo­lique de construc­tion de sens, à par­tir de la per­cep­tion d’une expé­rience émo­tion­nelle.
Les images oni­riques qui ne sont pas le pro­duit du pro­ces­sus de sym­bo­li­sa­tion de l’expérience émo­tion­nelle – qui font état de l’absence de la fonc­tion de la pen­sée – sont des rêves inter­rom­pus, des rêves « appren­tis », des ten­ta­tives de figu­ra­tion pré­sym­bo­liques. Pour les pen­ser, ima­gi­nez un bloc de marbre qui garde quelques traces de ciseaux, mais qui n’exprime ni l’intention ni le tra­vail du sculp­teur.
Selon cette hypo­thèse, les rêves inache­vés sont le résul­tat d’un tra­vail de trans­for­ma­tion et de liai­son défec­tueux ou d’un tra­vail figé en cours d’élaboration. L’expression de ce tra­vail prend la forme de l’échec autant de la repré­sen­ta­tion, spé­ci­fique à la pre­mière topique freu­dienne, que de la sym­bo­li­sa­tion de l’expérience émo­tion­nelle, spé­ci­fique à la théo­rie bio­nienne.

À par­tir de là, nous com­men­çons à aper­ce­voir la néces­si­té de mettre  au tra­vail les rêves inache­vés, et cela à tra­vers l’élaboration en séance  de la souf­france du patient, préa­lable à la mise en repré­sen­ta­tion de celle-ci, à tra­vers l’émergence des rêves de type pre­mière topique.

Nadia Bujor.
Frag­ments de confé­rence – jan­vier 2013.

NOTES :
  1. Freud, S (1932) Nou­velles confé­rences d’introduction à la psy­cha­na­lyse, p15, Gal­li­mard, 1984.
  2. Je ne retiens pas pour cet article, l’hypothèse selon laquelle le tra­vail « silen­cieux et muet des pul­sions de mort » rend dif­fi­cile le tra­vail du rêve de trans­for­ma­tion et de liai­son.
  3. Bion,W.R.(1992),Cogitations, p 42,In press,2005.