Un analyste s’engage. Je souhaiterais faire un retour sur cette détermination existentielle inhérente à la démarche analytique. Et dans cette optique je voudrais préciser nos idées quant au « transfert » et partant du cadre. Avec rigueur mais sans rigidité. Il est inévitable et même nécessaire dans ce métier, dans cette pratique, que la théorie à laquelle nous nous référons nous laisse une certaine marge de liberté. La psychanalyse n’est pas une science. Ou une religion. Il ne doit pas y avoir de contrainte idéologique en psychanalyse. Il faut lutter pour qu’il en soit toujours ainsi.
Une fois ces principes posés, je voudrais me livrer avec tout le sérieux nécessaire à une brève exploration à la fois sémantique, théorique et clinique sur le transfert, non seulement au moment de la mise en place d’une analyse ou d’un traitement dont l’horizon est la psychanalyse mais tout au long de celle-ci. Car est-ce fondamentalement différent au début et par la suite ? Il faudra par ailleurs se demander si et comment les conditions du transfert et donc du cadre déterminent la forme du traitement analytique que nous allons proposer et « engager » avec les personnes qui nous consultent.
Quelle est donc l’histoire sémantique du transfert ? Le transfert est une idée de Freud, résultat de son expérience avec les premiers patients de la psychanalyse. C’est aussi au sein d’une langue, l’allemand et d’une culture, germanique, que la notion de transfert apparaît. Le mot choisi pour désigner le phénomène doit donc renvoyer dans sa forme même à la variété de sens que Freud voit apparaître dans cette manifestation clinique d’une importance fondamentale. Ubertragung tel est le nom d’origine de notre transfert, mot qui en français est chargé de rendre le sens de l’expression allemande. Dans l’un et l’autre cas, en allemand comme français, le mot se décompose en deux parties :über et tragung, Trans et fert. Ici les deux langues, les deux cultures s’accordent.
Où ces évidences nous mènent-elles ? A quoi nous conduit cette sémantique, cette attention à l’histoire du sens des mots et en particulier celui de transfert ? Mais d’abord un petit retour en arrière. C’est en réfléchissant à l’application de l’esprit et de la méthode psychanalytique aux prises en charge de patients psychotiques, que la question du transfert, de son fondement comme de ses multiples formes, s’est imposée à moi.
Or ce qui est sans doute le plus visible dans l’établissement d’abord puis dans la conduite de la relation avec un patient psychotique c’est soit la vitesse et l’abondance qui va jusqu’au débordement, du flux de pensées et d’émotions qui circulent entre vous et lui, soit le gel ou l’effacement continu de ce même courant. « Projection » est le terme utilisé habituellement
pour désigner d’une manière, d’ailleurs trop générale, la complexité de ce mouvement, sans compter la difficulté à le vivre sinon à le dominer. De la projection comme transport, déplacement ou transfert de soi sur l’autre jusqu’à la projection qui transforme le monde au point qu’il ressemble à l’inconscient, il faudrait suivre les méandres ouverts par ce concept.
Mais revenons à notre « transfert », à notre « übertragung » : il est évident que ce qui renvoie dans ce mot à la projection sous ses multiples formes vivables, canalisables et transformables ou au contraire malaisées, rebutantes et explosives, c’est la partie finale du mot, le fert (du latin ferre :porter) ou en allemand le tragung. Il s’ensuit que c’est généralement et principalement cette signification qui est retenue pour rendre compte du transfert. Le transfert c’est tout ce qui circule ou tout ce qui est projeté entre le thérapeute et le patient. Tout un art de la psychanalyse est ainsi né qui prétend déterminer comment orienter au mieux ce qui vient du patient comme ce qui vient de l’analyste, chaque courant limitant ou au contraire laissant libre cours à la circulation des « projections », dans un sens ou dans l’autre. Toutes ces conceptions reposent en définitive sur une évaluation de la force des projections comme de la capacité à les supporter : c’est une pensée, donc, où l’économique triomphe.
Freud, à la fin de son œuvre, fait cette remarque étrange : il faudrait maintenant s’atteler à la « dynamique » et aux rapports qu’elle institue entre les partenaires de l’analyse, chose qu’il n’a pas eu le temps de faire, absorbé qu’il l’était par le topique et l’économique. Il est évidemment tentant de suivre son conseil et de se demander ce qu’est cette relation de transfert dans sa force même, en somme dans sa qualité, plutôt que dans son évaluation quantitative.
Freud appartenait à une tradition germanique, une culture européenne qui a marqué son esprit comme sa langue. La quantité seule ne suffit jamais à une pensée occidentale imbibée par la religion judéo-chrétienne et la philosophie grecque : Athènes, Jérusalem et Rome sont les points cardinaux entre lesquels se déploie nécessairement la psychanalyse freudienne. Ce qui réunit ces trois villes, c’est une même reconnaissance d’une transcendance qui quelque soit la définition et la description que l’on en donne, pose l’existence a priori d’un niveau supérieur. Qu’on l’entende comme un monde autre, comme une présence infinie ou comme une détermination morale intérieure, l’Occident véhicule un Etre avec une majuscule, un Dieu diront les religions, ou une Idée, pour employer le vocabulaire platonicien, dont tous les humains de cette culture voudront être les images.
Cette marque de civilisation est éminemment présente chez Freud et particulièrement dans le transfert. C’est le über ou en français le trans qui en porte la trace. Le transfert ne pouvait être seulement un échange régulé par la quantité comme un réseau téléphonique. Quand on reconnaît aujourd’hui, non sans nostalgie déjà, aux conversations analytiques une profondeur en train de disparaître sous la profusion des messages de toute sorte, parlés ou écrits, promus et encouragés par la culture de communication actuelle, c’est vraisemblablement ce niveau supérieur que l’on sent menacé et que l’on voudrait préserver. C’est sans doute ce que nous faisons là en parlant d’un engagement transférentiel.
Toutefois, reste à déterminer le contenu de cette transcendance à laquelle Freud nous demande de croire, de nous rallier et de défendre, identifiant par là ce niveau supérieur à l’identité même de la psychanalyse. Autrement dit, en luttant pour maintenir cette transcendance, nous nous engageons pour l’avenir de l’analyse et si nous devons transmettre aux générations futures d’analystes un savoir et une pratique, c’est d’abord ceux qui se déterminent à partir de ce point de vue élevé.
L’élévation chez Freud s’énonce en forme de règle. La règle analytique en est le meilleur exemple. Règle n’est pas loi, précisons-le. Freud n’est pas un légaliste. Pour le dire vulgairement, la loi est bornée ou à sens unique car elle s’applique quoiqu’il arrive, elle n’a pas besoin de l’accord de ceux qui lui sont soumis : la loi est autoritaire. Ce n’est pas le cas d’une règle. La règle, le contrat analytique est une entente conclue entre les parties et qui dure tant que l’un ou l’autre ne la remet pas en cause, temporairement ou définitivement, partiellement ou globalement. La règle est engageante, ce que n’est jamais une loi.
Ce caractère à la fois personnel et partagé est éminemment présent dans la règle fondamentale de l’analyse telle que Freud la définit. Il s’agit d’un double engagement à la fois du côté du patient qui renoncera à censurer ses propos en présence de son analyste et du côté de l’analyste qui mettra son monde privé entre parenthèses pour se livrer à l’écoute intense des pensées du patient. Une double ascèse, une association libre pour une écoute obligée, tel est l’accord sur lequel repose toute la démarche analytique. La possibilité ou l’impossibilité de réaliser une telle entente constitue la plus grande part de nos recherches cliniques : du côté du patient, une inquiétude fondamentale liée à son histoire, à sa pathologie va rendre impossible cette réserve intérieure qui seule permet la liberté du courant associatif ; du côté de l’analyste, des éléments personnels qui renvoient à sa propre analyse mais également une incompétence de fait avec certaines catégories de patients vont empêcher que l’analyse se déroule ou se poursuive. Tout l’enjeu des rencontres préliminaires réside dans cette évaluation de part et d’autre de la possibilité d’accéder ou non au bon niveau de parole et d’écoute. C’est à partir de ces difficultés entrevues, de ces empêchements vécus que d’autres formes de traitement analytique vont surgir au cours du siècle pour tenter de réaliser autrement cet accord dont Freud a reconnu la valeur thérapeutique.
L’introduction du visage ou du geste dans la rencontre analytique sont ainsi d’autres voies explorées par les cliniciens pour atteindre d’une autre manière cette transcendance qu’invoque le transfert. La psychothérapie en face à face et le psychodrame sont des chemins alternatifs découverts dans l’expressivité humaine pour réaliser l’objet de l’analyse, cette rencontre intime d’un genre particulier et qui a des vertus curatives. C’est dire que la règle, comme vecteur de la transcendance demeurent inscrites au fronton de toutes les démarches analytiques qu’elles qu’en soient la forme.
Seule cette affirmation de la persistance de la règle ou de la transcendance du transfert qu’elle qu’en soit la forme clinique permet de comprendre son sens profond. Qu’est-ce qui se noue entre les partenaires d’un traitement analytique, sans distinction de « setting »comme disent les anglo-saxons ?
Le nœud réside précisément dans cette faculté plus ou moins développée chez les individus de s’entendre sur la reconnaissance d’une règle qui nous dépasse l’un et l’autre, patient et analyste. Sans cette possibilité réalisée, au moins a minima, il n’y a pas de traitement analytique envisageable.
Un analyste qui reçoit un patient ou un patient qui consulte un analyste évalue, souvent sans le savoir, cette capacité chez l’autre à observer un tel engagement. Tout cela, c’est le « cadre » ou le « contenir » me direz-vous ? Et pourtant, les analystes ne sont pas là pour faire de l’encadrement ni les patients pour être encadrés : d’autres métiers, d’autres instances y pourvoient. Le cadre est de l’ordre de la loi. Le contenir n’est jamais loin de la contention. Cette fonction « cadrante » ou « contenante » est éloignée dans son esprit de la prise en compte mutuelle d’une transcendance, ne serait-ce que parce qu’elle est tout entière fondée sur le manque. IL faut cadrer parce que le cadre fait défaut : le transfert lui s’appuie sur la possibilité de reconnaître une positivité, un élément commun partageable.
Il est vraisemblable que la notion de « limite » soit à l’origine ou en tout cas éminemment contemporaine des interrogations sur le « cadre » ou le « contenir ». « Cadrer », « contenir », ces termes, envahissants aujourd’hui, marquent une certaine crainte chez beaucoup de praticiens. Pour comprendre cet état de fait, il faudrait revenir sur la notion de « limite », sur son histoire, sur les raisons de son introduction dans la langue analytique et de sa popularité. La « limite », concept à usages multiples, dit aussi bien l’indistinction psychopathologique entre la névrose et la psychose que le manque de structuration interne, de corps psychique. Mais la « limite » évoque d’abord la difficulté que nous, analystes, avons à étendre notre pratique à des sujets qui nous obligent à repenser nos prises en charge, à innover en nous déplaçant intérieurement pour rendre possible cet engagement mutuel, cette transcendance propre au transfert.
Si cadre il y a, il est d’abord intérieur et se situe dans l’ascèse nécessaire à cette pratique « impossible » qu’est l’analyse, au même titre, disait Freud, que l’enseignement ou le devenir parent.
Un analyste s’engage parce qu’il reconnaît le transfert dans son pouvoir et sa finalité thérapeutique. Il poursuit ainsi une longue aventure qui a été celle de toute une culture : la guérison de psyché à la lumière d’un sens nouveau apporté par Freud : la sexualité infantile.
Pierre Sullivan, psychanalyste.