À quoi rêvent les jeunes filles ?

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Fran­çois Ozon, dans son der­nier film Jeune & Jolie,  nous pro­pose un récit qui peut nous inté­res­ser à plus d’un titre. Il y esquisse le por­trait d’une jeune fille peu banale et  très actuelle, mais il nous conduit éga­le­ment  à pen­ser en sug­gé­rant, en créant des impasses, en pra­ti­quant le hors champs et l’art de l’el­lipse. Le cinéaste vient ain­si prendre le spec­ta­teur dans les filets de sa propre curio­si­té, de ses capa­ci­tés d’i­den­ti­fi­ca­tion, de son empa­thie, de son trouble, de sa morale. Au delà, et lors­qu’on s’in­té­resse à la cli­nique de l’a­do­les­cent, il y a la pos­si­bi­li­té d’une lec­ture d’un défi ado­les­cent. Défi au sens d’une posi­tion de défense et de défiance face à ce qui vient bous­cu­ler et obli­ger à l’a­do­les­cence, à savoir  la sexua­li­té.

Inté­res­sant éga­le­ment parce que, à la pré­sen­ta­tion du film à Cannes au prin­temps 2013, Ozon a défrayé la chro­nique.  Un feu de paille certes, mais dont on peut ima­gi­ner que les pro­pos échan­gés étaient assez révé­la­teurs de ce que l’é­poque véhi­cule quant aux idées sur la pros­ti­tu­tion.
Fran­çois Ozon, a dit lors d’une inter­view que le « fan­tasme de pros­ti­tu­tion est très fré­quent chez la femme ». Dit comme ça en pas­sant, Ozon répon­dait à la ques­tion de la vrai­sem­blance de l’his­toire, son pro­pos a été enten­du comme une pure pro­vo­ca­tion. Le tol­lé est à la mesure de notre temps où il est dif­fi­cile d’é­vo­quer les ques­tions de sexua­li­té et de trans­gres­sion  sans être entraî­né dans les rapides d’une étrange morale. Alors, lors­qu’il s’a­git d’une jeune fille mineure et de com­merce de son corps et ce à son corps consen­tant, le poli­ti­que­ment cor­rect ne peut l’en­tendre et repro­che­rait presque à Ozon d’a­voir osé une repré­sen­ta­tion aus­si peu accep­table dans les canons actuels. Ozon  s’est vu contraint de se dédire.

À quoi rêvent les jeunes filles d’au­jourd’­hui, donc ? Peut-être Ozon a pro­vo­qué cette petite vague parce que son per­son­nage est une ado­les­cente qui « a tout », et cepen­dant  trans­gresse en ven­dant son corps de son plein gré et avec une cer­taine créa­ti­vi­té pro­po­sée par inter­net. Pour être conforme aux idées du moment,  ne devrait-elle rêver qu’au grand amour ou incar­ner un fan­tasme de pure­té ? En d’autres temps, Buñuel  fai­sait  aus­si scan­dale avec Belle de jour, mais ce qui semble faire sur­tout scan­dale aujourd’­hui c’est qu’il puisse exis­ter des fan­tasmes dans la tête des jeunes gens qui montrent le carac­tère poly­morphes de la sexua­li­té comme le démon­trait Freud. Le « fan­tasme de pros­ti­tu­tion » est un grand mot qui fait écho avec une idée de la per­ver­sion.  Autre­ment dit ce qui serait accep­table serait qu’elle soit for­cée par un tiers, une per­sonne de mau­vaise inten­tion ou la néces­si­té éco­no­mique de payer ses études, ain­si que cela se passe dans le film Elles de Mal­gor­za­ta Szu­mows­ka, accep­table encore ce que Buñuel a mis en scène dans Belle de jour, Séve­rine, une bour­geoise qui s’en­nuie.
Or, dans cette his­toire per­sonne ne force Isa­belle, elle trouve cela presque toute seule et l’his­toire est vrai­sem­blable, juste même dans les moments limites où la cari­ca­ture pour­rait poin­ter son nez.

Par­ler de fan­tasme génère sou­vent un mal­en­ten­du. Quand Ozon évoque le fan­tasme de pros­ti­tu­tion, il parle de ce qui s’opère dans la tête pour se repré­sen­ter la sexua­li­té. Le fan­tasme est une pro­duc­tion psy­chique, une fan­tai­sie de l’es­prit, une mise en scène de l’es­prit, sou­vent ‑faut-il le rap­pe­ler – incons­ciente, et Ozon le sait bien. Mais ce que son per­son­nage nous donne à voir, c’est d’a­bord  un acte, un agir et non pas tout à fait encore un fan­tasme.
À l’a­do­les­cence, obser­ver des pas­sages à l’acte bien avant la consti­tu­tion d’un fan­tasme sous-jacent est un phé­no­mène cou­rant. L’acte vient pal­lier à l’ab­sence de pen­sée. Car les ado­les­cents,  en train de négo­cier leur être avec la ques­tion cru­ciale de la sexua­li­té, n’ont pas for­cé­ment une grande dis­po­ni­bi­li­té de pen­sée, le corps occupe toute la scène. Ces agirs  ont une valeur d’ap­pro­pria­tion de soi, une ten­ta­tive d’é­la­bo­ra­tion par l’ex­pé­rience de ce qui effraie, inquiète, per­sé­cute.  La consti­tu­tion de la sexua­li­té passe par des ten­ta­tives mises en acte, mais aus­si des détours fan­tas­ma­tiques qui, s’ils peuvent sem­bler dérou­tants, n’en sont pas moins mul­tiples et struc­tu­rants. La quête de sa propre valeur offre par­fois des che­mins com­plexes, et l’i­ma­gi­ner dans l’é­change sexuel fait par­tie d’un jeu de repré­sen­ta­tions au même titre que des scé­na­rios ima­gi­naires sur l’exhibition de soi dans un jeu de télé réa­li­té, ou au volant de grosses et luxueuses voi­tures par exemple.

Reve­nons au film. Comme sou­vent chez Fran­çois Ozon, les acteurs sont for­mi­dables. La jeune actrice Marine Vatch qui incarne Isa­belle, 17 ans, glisse légè­re­ment en dés­équi­libre dans ce jeu trouble avec un natu­rel confon­dant. La forme du film, clas­sique, en 4 sai­sons comme 4 actes nous donne l’i­dée d’un dérou­le­ment dyna­mique, ryth­mé comme un pas­sage d’une époque à une autre.

Pre­mier acte : été.  Isa­belle a besoin d’é­va­cuer la ques­tion de sa vir­gi­ni­té, éva­cuer c’est sur­tout s’en débar­ras­ser. Une pre­mière rela­tion, choi­sie pour ce qu’elle aura d’é­phé­mère, un jeune alle­mand en vacances dans le midi. Elle y séjourne avec sa famille, mère,  beau-père, leur couple d’a­mis et leurs trois jeunes enfants. Le milieu est posé, bour­geois, édu­qué, atten­tif. Et puis, il y a le jeune frère d’I­sa­belle , lui aus­si dans un éveil à la sexua­li­té, qui suit pas­sion­né­ment l’his­toire de sa sœur qu’il observe, espionne avec une curio­si­té toute à son âge . His­toire dont Isa­belle ne fait pas toute une his­toire, elle  confie à son frère des bribes mais pro­tège ses secrets, et montre clai­re­ment une oppo­si­tion à sa mère qui aime­rait bien, elle aus­si, savoir, parce qu’elle se sent proche de sa fille et qu’elle ima­gine que celle-ci tra­ver­se­ra mieux cette période si elles sont proches et com­plices. Isa­belle ne veut pas de cette com­pli­ci­té, parce que « c’est ma vie », dira-t- elle.
Le cadre est posé. L’ac­tion se dérou­le­ra avec ce par­te­naire d’une pre­mière fois, un soir d’é­té sur une plage. On la voit pas­sive, en attente de quelque chose qui ne vien­dra pas, mais cela se fait. Pas de larmes mélo­dra­ma­tiques sur cette ques­tion mais un dédou­ble­ment d’elle même, une inquié­tante étran­ge­té au sens freu­dien qui la montre sai­sie, per­plexe et curieuse à la fois. Ozon pos­sède  cet art brillant de don­ner au fond une forme clas­sique au ser­vice de ses per­son­nages, sans pathos ni ater­moie­ments, une forme au ser­vice de la nar­ra­tion qui laisse au spec­ta­teur toute la part mys­té­rieuse de cette inté­rio­ri­té qu’I­sa­belle, elle-même,  ne com­prend pas.

L’au­tomne arrive, tout en ellipse, on retrouve Isa­belle, dans le cou­loir d’un hôtel de luxe , en tailleur noir et escar­pins ver­nis, chan­ce­lante. Sans savoir s’il s’a­git d’un effet de la moquette trop épaisse du cou­loir ou son trouble qui la font  vaciller, on per­çoit la ten­sion de l’in­quié­tude et celle de l’inexpérience. George, pre­mier client à l’é­cran, s’ex­cuse d’être plus âgé, lui trouve de « très beaux yeux…mélancoliques. » Dès lors, on sait qu’il aura avec celle qui  désor­mais s’ap­pelle Léa, une bien­veillance, bluf­fé par sa beau­té, sa jeu­nesse et son trouble.
S’en suivent d’autres clients, moins séduits, moins sédui­sants, plus humi­liants. Tout ne se passe pas tou­jours très bien, mais dans l’en­semble elle maî­trise cette com­po­si­tion d’un double qui se fait payer par des incon­nus en échange de ser­vices sexuels.

Hiver, elle sera décou­verte. Police, mère, psy­cha­na­lyste devien­dront ses inter­lo­cu­teurs. Isa­belle change de registre et s’es­saye à des pro­vo­ca­tions, trans­gres­sions encore plus direc­te­ment adres­sées à son entou­rage.

Puis le prin­temps, peut-être une ouver­ture vers ce qui serait « de son âge » et de son registre, le par­tage d’un amour ado­les­cent. Mais peut être seule­ment, car  tout est esquis­sé, y com­pris une forme de culpa­bi­li­té et de par­don, néan­moins la ques­tion ne sera pas réglée. Isa­belle a tou­ché du doigt le pou­voir que sa sexua­li­té mar­chan­dée lui confère et l’ex­ci­ta­tion qu’elle pro­cure. Y renon­cer trop vite est sans doute renon­cer à un triomphe nar­cis­sique qu’elle goûte encore.
Racon­ter  un film c’est déjà trop le dévoi­ler, res­tons en-là donc, à cette idée de quatre sai­sons, quatre temps qui donnent à entendre la dimen­sion pro­ces­suelle et qui ne sera pas abou­tie à la fin du film, mais posée comme une ouver­ture de pos­sibles, d’is­sues et pro­ba­ble­ment d’im­passes.

Claude Autant Lara aimait à dire que la morale est la somme des pré­ju­gés du siècle pré­cé­dent !  Il y a aujourd’­hui quelque chose de scan­da­leux à pen­ser qu’une jeune fille qui a « tout » pour­rait s’a­don­ner à la pros­ti­tu­tion de son plein gré. La morale vou­drait lais­ser entendre que se pros­ti­tuer est dans l’acte, la pro­lon­ga­tion d’un cer­tain misé­ra­bi­lisme, éco­no­mique, social. Une oscil­la­tion entre mal chance ou mau­vaises ren­contres, faite de pathos et fai­sant seule­ment des vic­times. Si dans la réa­li­té c’est, le plus sou­vent,  mal­heu­reu­se­ment vrai , là dans la fic­tion, c’est une autre his­toire. C’est le par­fum de scan­dale qu’O­zon réveille. Isa­belle  est assez par­faite, belle comme peu, une famille for­mi­dable, aimante, socia­le­ment favo­ri­sée, lycée Hen­ri IV, vacances dans le midi… À peine est esquis­sée l’ab­sence d’un père qui néan­moins paye la pen­sion,  lui donne d l’argent  mais qu’I­sa­belle voit très peu.
Alors qui est-elle pour jouer à ce jeu trouble ? Sommes-nous dans un registre patho­lo­gique à mi-che­min entre une hys­té­rie des limites très contem­po­raine, et la mélan­co­lie ? Ou sommes-nous face à une jeune fille en quête d’ex­pé­rience de sa fémi­ni­té, expé­rience pour s’ap­pro­cher d’elle même, s’é­prou­ver, se prou­ver, en recherche de sen­sa­tions pour exis­ter, pour maî­tri­ser ce qui échappe ?

La tra­ver­sée ado­les­cente réveille sou­vent un besoin de trans­gres­sion. Aujourd’­hui il ne vien­drait plus à l’i­dée des adultes d’être offus­qués par la sexua­li­té des ado­les­cents et même lors­qu’elle revêt des formes variées voir exhi­bées. Tolé­rance et com­pré­hen­sion priment. A ce titre, le film envi­sage le besoin de trans­gres­sion d’I­sa­belle s’ex­pri­mant en allant un cran au-des­sus de l’u­ni­vers auto­ri­sé. Elle choque,  lais­sant les adultes autour d’elle aba­sour­dis et déran­gés, sa mère dit dans un mur­mure d’effroi « ma fille a le vice en elle ». Si elle le fait pour elle seule dans un pre­mier temps, lorsque elle se retrouve confron­tée au regard des autres, elle en tire une satis­fac­tion qui tient dans sa pro­vo­ca­tion, comme un mes­sage adres­sé aux adultes,  qui pour­rait être « puisque tout est per­mis et que vous ima­gi­nez tout savoir de moi, je peux faire plus fort encore ».
Trans­gres­ser peut être à l’a­do­les­cence une néces­si­té vitale et la condi­tion d’une sur­vie psy­chique pour pou­voir gran­dir, se sépa­rer de sa famille, aller à la ren­contre des autres. Isa­belle  semble nous dire que la sexua­li­té s’af­fronte seule et tous les regards atten­dris de la famille ne font que l’é­loi­gner de ses proches. C’est son his­toire, sa vie, elle reven­dique son auto­no­mie et trouve un moyen, somme toute dérou­tant voire auda­cieux, mais qui semble plus l’ai­der dans l’ap­pro­pria­tion d’elle-même et de sa sub­jec­ti­vi­té que tous les encou­ra­ge­ments que pour­raient lui pro­di­guer les siens.

En pla­çant d’emblée le spec­ta­teur dans une scène où la curio­si­té est à l’œuvre,  curio­si­té sexuelle au tra­vers du regard du jeune frère, Ozon joue avec nous en nous indi­quant le rôle non négli­geable de la pul­sion sco­pique. Lorsque Isa­belle  se regarde dans ce pre­mier rap­port sexuel, le dédou­ble­ment pro­po­sé nous entraine à la suivre dans l’in­com­pré­hen­sion, voir  le scep­ti­cisme qui l’ha­bite sou­dain face à la ren­contre sexuelle. Au fond ça ne serait que ça, deux corps en train de s’a­gi­ter. Elle est déjà sans illu­sion mais déter­mi­née à com­prendre. Elle veut tout savoir, tout connaître, maî­tri­ser le sexe au même titre qu’un art et lui don­ner un sta­tut de connais­sance qui lui per­met d’é­va­cuer l’en­nui et l’in­dif­fé­rence dans lequel elle a été plon­gée, en somme, une ten­ta­tive de subli­ma­tion.

En pas­sant  par la consti­tu­tion d’un double, Isa­belle devient Léa, celle qui se montre pour atti­rer ses clients sur inter­net. Elle peut ain­si évo­luer dans une illu­sion de liber­té et expé­ri­men­ter la sexua­li­té. Au delà, par cette pro­jec­tion sur son double, elle met en scène son besoin de tes­ter et de connaître sa valeur. Ques­tion fon­da­men­tale dont elle fait une mar­chan­dise nette : ce qu’elle donne d’elle même, elle le vend,  le mar­chande. Elle peut même le modu­ler en face de ses clients. En aug­men­tant ses tarifs après avoir été humi­liée, ne nous dit-elle pas, un cer­tain maso­chisme certes, mais pas à n’im­porte quel prix…

Et l’an­goisse et la peur dans tout ça ? Elle semble se mou­voir sans connaître la souf­france. Elle est tour à tour inquiète, fébrile, mais si elle a peur, elle  nous le montre peu. Elle est même assez brave, assez cou­ra­geuse. Peut-être au prix d’un cli­vage un peu dras­tique, elle nous défie, sans lais­ser beau­coup de place à ce qui serait angoisse et souf­france.
Isa­belle se cherche dans les hommes, dans le sexe, dans l’argent. Elle sur­vit dans son monde, légè­re­ment à côté d’elle même, mais sans jamais se faire trop de mal. Elle cherche à se sen­tir exis­ter, à éprou­ver les limites, fas­ci­née par ce que le rap­port sexuel a de cen­tral, mais sans jamais encore vrai­ment trou­ver l’autre, au sens d’une alté­ri­té. C’est la mise en scène de la conquête de son iden­ti­té au tra­vers de l’ex­ploi­ta­tion de ses charmes. Elle séduit, en éprouve plai­sir et gra­ti­fi­ca­tions. Elle cherche à se décou­vrir, se connaître avant de pou­voir réel­le­ment par­ta­ger, exis­ter avec l’autre, un autre. Elle construit un par­cours de sa propre inter­ro­ga­tion en face de sa fémi­ni­té, qui s’il peut paraître une ten­ta­tive per­verse d’ex­pri­mer sa toute puis­sance n’en est pas moins une ten­ta­tive d’ap­pro­pria­tion de soi dans un refus de la pas­si­vi­té.

L’hy­po­thèse de la mélan­co­lie est esquis­sée dans le film, une esquisse qui a une colo­ra­tion roma­nesque mais qui donne néan­moins à pen­ser son his­toire plus char­gée d’ombres et de pertes. Cette mélan­co­lie n’est peut-être que le reflet de la déjà trop lourde perte de ses illu­sions. On pour­rait être ten­té de la rap­pro­cher de ce qui est noti­fié dans le récit, l’ab­sence du père. Absence bana­li­sée puis­qu’il mani­feste sa pré­sence en s’ac­quit­tant de ses devoirs de père par le biais de l’argent. Il y a bien un beau-père qui semble ras­sem­bler de nom­breuses qua­li­tés et notam­ment celle de ne pas prendre la place du père. En même temps, c’est avec le beau-père qu’elle joue­ra la carte de la séduc­tion pla­çant la riva­li­té œdi­pienne à un niveau de réa­li­té et non plus de fan­tasme. Dans cette confi­gu­ra­tion fami­liale, Isa­belle pour­rait hypo­thé­ti­que­ment séduire vrai­ment son beau-père, et jouer ain­si une séduc­tion dan­ge­reuse où la mère serait désa­vouée et main­te­nue en rivale réelle et pos­sible. Le père d’i­sa­belle par­ti­cipe pro­ba­ble­ment par son absence à la tona­li­té mélan­co­lique, comme une scène à trois qui ne pour­rait être jouée et qui s’ac­tua­lise dans l’illu­sion nar­cis­sique d’a­voir tous les hommes et d’être la rivale de toutes les femmes. On pour­rait même pen­ser que cette absence vient ren­for­cer un fan­tasme infan­tile de séduc­tion qui finit mal puisque le père aban­donne, rejette, main­tient à dis­tance. Là encore Isa­belle  trouve un moyen de trans­for­mer la pas­si­vi­té en acti­vi­té. On voit bien dans ce jeu d’hy­po­thèses l’im­por­tance qu’il faut main­te­nir au sta­tut du fan­tasme, qui n’est pas la réa­li­té, fan­tasme émi­nem­ment néces­saire à la construc­tion de l’identité. L’a­do­les­cence en étant un moment essen­tiel  et cen­tral puisque le fan­tasme peut de fait,  plus faci­le­ment ren­con­trer la réa­li­té de par l’ar­ri­vée  de la matu­ri­té sexuelle.

En somme, ce que le film nous donne à voir, c’est une « folie » ado­les­cente. Son symp­tôme, qui est en soi une solu­tion, certes auda­cieuse et dan­ge­reuse, pour­rait être cette forme moderne de pros­ti­tu­tion. C’est cette solu­tion para­doxale qui intrigue mais pour­rait être la mise en scène de la conquête de son iden­ti­té sexuée, une tra­ver­sée chao­tique vers la conquête du fémi­nin  , ou com­ment une jeune fille d’au­jourd’­hui à la fois curieuse et per­plexe retourne une situa­tion vécue comme une épreuve pas­sive en sexua­li­té active par­fois avec inquié­tude et fébri­li­té , mais aus­si avec pro­vo­ca­tion et triomphe. Pas banal comme solu­tion, mais néan­moins très proche des solu­tions nar­cis­siques ren­con­trées dans la cli­nique de l’adolescence, où l’agir, le pas­sage à l’acte avec le corps mis en avant, devient une manière de s’é­prou­ver, puis de se pen­ser dans une réa­li­té où d’emblée la sexua­li­té est posée comme une évi­dence, alors que cela n’en est jamais une. C’est aus­si le défi qui est pro­po­sé par Isa­belle à son double Léa, com­ment réduire la ten­sion et le tra­vail que néces­site le pas­sage de la jeune fille à la femme, com­ment se jouer des para­doxes où l’ex­pé­rience de la sexua­li­té oscille entre désir et défense, entre envie et inter­dit. Loin d’être folle, Isa­belle n’en joue pas moins cette folie.

Lors­qu’elle ira voir un psy­cha­na­lyste, seul per­son­nage à ne pas être un acteur puis­qu’il s’a­git de Serge Hefez, dans son propre rôle de psy­cha­na­lyste. Elle décri­ra son com­por­te­ment à l’ins­tar d’un dro­gué qui pré­pare son shoot, tout est dans la pré­pa­ra­tion, la mise en place, l’at­tente de l’ex­pé­rience et puis l’en­vie d’y retour­ner pour retrou­ver l’ex­ci­ta­tion, la sen­sa­tion qui abais­se­ra la ten­sion. Encore et encore. Récits qui peuvent être ceux des ado­les­cents qui se sca­ri­fient, les fumeurs de can­na­bis, les bou­li­miques, ceux qui ont des pra­tiques de sexua­li­té com­pul­sive, et de bien d’autres formes. Les psy­cha­na­lystes de l’a­do­les­cence connaissent bien ces ten­ta­tives d’é­la­bo­ra­tion  où il s’a­git d’une ges­tion sou­vent para­doxale d’une éco­no­mie interne, bous­cu­lée par les chan­ge­ments du corps, par la ren­contre avec les autres, par la nou­veau­té  de la sexua­li­té. Il s’a­git de gérer une exci­ta­tion interne sans forme, lui don­ner une forme par un com­por­te­ment symp­tôme qui jus­ti­fie la dif­fi­cul­té d’être à ces âges, une façon d’é­va­cuer l’émotion.
Isa­belle en en fai­sant le récit à ce psy­cha­na­lyste trou­ve­ra (ou retrou­ve­ra) le che­min d’une émo­tion sin­cère et aura dans l’a­près coup la pos­si­bi­li­té d’ex­pri­mer les marques de sa tris­tesse. Cette  ren­contre signe ses retrou­vailles pos­sibles avec elle-même, ses affects, ses pen­sées. En se racon­tant à un tiers,  les cli­vages peuvent se réduire et l’af­fect adve­nir. En d’autres termes, sa pos­si­bi­li­té de se dépri­mer, la remet en lien avec son sur­moi,  elle-même  et ses objets, effa­çant, pour un temps seule­ment peut être,  la seule pré­do­mi­nance du triomphe nar­cis­sique.

Ciné­ma et psy­cha­na­lyse peuvent avoir un dia­logue fruc­tueux, tous deux racontent une his­toire, et per­mettent une mise en repré­sen­ta­tion de l’inconscient. Si avec la psy­cha­na­lyse, l’accès à l’inconscient se fait par le lan­gage, le ciné­ma a la pos­si­bi­li­té de tou­cher l’inconscient éga­le­ment par l’image.
Le spec­ta­teur devant un film a sa per­cep­tion propre, et s’il est pas­sif phy­si­que­ment, il est sol­li­ci­té pour être très actif psy­chi­que­ment. Entre pro­jec­tion et iden­ti­fi­ca­tion sur des per­son­nages ima­gi­naires, le spec­ta­teur n’en ima­gine pas moins que ce qu’il voit à l’é­cran a l’ap­pa­rence de la réa­li­té. C’est une illu­sion per­ma­nente d’où le ciné­ma tire pro­ba­ble­ment une grande par­tie de son suc­cès.
Fran­çois Ozon tout au long de son film joue avec le spec­ta­teur pour main­te­nir cette ten­sion en lui, il y a des blancs à com­bler, du hors champs, des ellipses, des jeux sur la curio­si­té, des récits lacu­naires, une part de mys­tère à déco­der. Cha­cun  peut donc avoir sa part d’in­ter­pré­ta­tion. En cela ce texte n’est qu’un fil hypo­thé­tique, une construc­tion, une lec­ture pos­sible du film qui se garde d’en enle­ver la part mys­té­rieuse crée par l’ob­jet fil­mique même. D’ailleurs, une  énigme ultime dans  le film vient presque pro­po­ser l’i­dée que tout cela, tout ce qu’elle vient de vivre, aurait pu aus­si bien être une rêve…