Le Labyrinthe du Silence

Nous sommes en 1958 en Alle­magne, un res­ca­pé d’Auschwitz dis­cute avec l’instituteur de son vil­lage, et, tout en lui par­lant se rend compte, par un détail phy­sique que l’homme fai­sait par­tie de ses bourreaux…Pour son pre­mier film (Le Laby­rinthe du Silence « Im Laby­rinth des Schwei­gens »), Giu­lio Ric­cia­rel­li a choi­si de trai­ter un sujet pas­sion­nant : le tabou, au sor­tir de la guerre, des atro­ci­tés com­mises par des per­sonnes « ordi­naires » alle­mandes au nom de la « Solu­tion Finale de la ques­tion juive ».

A tra­vers une fic­tion très bien docu­men­tée, ce long métrage relate le che­mi­ne­ment qui abou­tit à l’ouverture en 1963, du Pro­cès de Franc­fort, le pre­mier des pro­cès inten­té par l’Allemagne à l’encontre de tor­tion­naires des camps de concen­tra­tion et d’extermination nazis. Tou­te­fois ce film n’est pas uni­que­ment une recons­ti­tu­tion his­to­rique très soi­gnée qui par­ti­cipe à l’impératif de témoi­gnage et de trans­mis­sion. Si la trame est bien réelle, elle asso­cie cepen­dant à des indi­vi­dus ayant véri­ta­ble­ment exis­tés, comme le pro­cu­reur Fritz Bauer (1903–1968), le jour­na­liste Tho­mas Gniel­ka (1928–1965) ou le mili­tant de la mémoire Her­mann Lang­mein (1912–1995), des per­son­nages fic­tifs tel que le per­son­nage prin­ci­pal Johann Rad­mann (for­mi­da­ble­ment inter­pré­té par Alexan­der Feh­ling). Celui-ci, véri­table syn­thèse fic­tion­nelle de plu­sieurs membres de l’équipe du pro­cu­reur Fritz Bauer, sym­bo­lise à lui seul une géné­ra­tion d’allemands, nés dans les années 1930, qui découvrent par le silence auquel ils se heurtent, le poids de la faute de leurs ainés. La forme du film est celle d’un polar d’époque où un jeune jus­ti­cier, autant brillant qu’ambitieux, va se battre seul contre tous pour que la véri­té éclate.

Le film va tou­te­fois bien au delà d’un diver­tis­se­ment hale­tant et grand public. Explo­rant le refou­le­ment col­lec­tif du pas­sé nazi de la socié­té alle­mande de l’après-guerre et le carac­tère incom­plet de la déna­zi­fi­ca­tion, il inter­roge sur un des moments fon­da­teurs du tra­vail de mémoire auquel devra faire face l’Allemagne, celui de l’émergence des pre­miers ques­tion­ne­ments sur son pas­sé nazi, celui aus­si des pre­miers témoi­gnages de vic­times des crimes com­mis. A l’heure de l’émergence de symp­tômes dans une socié­té malade, ce « retour du refou­lé » va entrai­ner les pro­ta­go­nistes du film dans une enquête minu­tieuse et dou­lou­reuse dont la struc­ture s’apparente à l’évidence à celle d’une psy­cha­na­lyse, fai­sant du pro­cu­reur Rad­mann l’analysant, tan­dis que son ainé, Fritz Bauer, en serait l’analyste.

Les ques­tions posées sont les sui­vantes : Com­ment toute une nation peut-elle gérer la honte d’un pas­sé cri­mi­nel ? Peut-on juger des indi­vi­dus qui ont agit « sur ordre » ? Com­ment tout à la fois hono­rer la mémoire des vic­times et per­mettre à l’Allemagne de se recons­truire et aux alle­mands d’avoir un ave­nir ? Com­ment faire face aux crimes de ses pères ? Com­ment trans­mettre la mémoire de ces crimes sans en déna­tu­rer le sens ? Com­ment les vic­times d’atrocités inhu­maines peuvent avoir le cou­rage d’en témoi­gner devant la socié­té des hommes ?
La liste n’est pas exhaus­tive.
Un film sur le com­ment et non le pour­quoi. Com­ment oublier ? Com­ment ne pas oublier ? Com­ment sor­tir du trau­ma ?

Le Laby­rinthe du Silence est film pro­ces­suel où le héros se cogne per­pé­tuel­le­ment aux murs vert-de-gris qui colorent uni­for­mé­ment l’ensemble des décors. Ce par­ti pris esthé­tique, qui fait de tous les espaces le lieu unique de ce laby­rinthe, pro­cure en effet une sen­sa­tion d’enfermement et de com­pli­ca­tion inex­tri­cable pour en trou­ver l’issue. Plu­tôt qu’une chasse aux sor­cières basées sur les émo­tions et les affects per­son­nels, voire sur des enjeux nar­cis­siques (dans laquelle Johann se perd un temps dans son désir fré­né­tique d’arrêter Men­gele), Fritz Bauer ren­voie sans cesse sont jeune assis­tant à la pour­suite sans relâche d’une pro­cé­dure judi­ciaire rigou­reuse et minu­tieuse basée sur ce qui est juste, dont l’interdit du meurtre, comme valeur par des­sus tout, valeur fédé­ra­trice et fon­da­trice de notre huma­ni­té. Une valeur à laquelle on doit se ral­lier, en dépit des bles­sures que peuvent infli­ger la décou­verte que de proches parents les ont trans­gres­sées. Par­ve­nir, pour demeu­rer humain, à sur­mon­ter honte et dégout. Voi­là ce que ce film nous rap­pelle.

Cette affaire n’est pas seule­ment celle des alle­mands ; elle nous concerne tous. C’est au prix de cette démarche sans négo­cia­tions et sou­vent dou­lou­reuse, où le mot jus­tice prend tout son sens et où la parole (l’énonciation) est essen­tielle, que la sor­tie du laby­rinthe peut être envi­sa­gée, laby­rinthe qui ne se limite pas au laby­rinthe du silence mais où l’on risque de se perdre et de perdre son huma­ni­té.
A voir essen­tiel­le­ment.

Le Laby­rinthe du Silence (« Im Laby­rinth des Schwei­gens »)
Un film de : Giu­lio Ric­cia­rel­li (2014), Alle­magne, 2h03.

Emma­nuelle Sar­fa­ti, psy­cha­na­lyste.