Menahem, 35 ans, vit à Tel-Aviv, tout près de Bnei Brak, ville habitée par des juifs religieux orthodoxes, où il a vécu jusqu’à l’âge de 20 ans. Il s’est enfui de cette ville après avoir révélé qu’enfant, il y avait été violé au sein de la communauté religieuse. Menahem a passé son enfance dans une Yeshiva, lieu d’études religieuses, espace clos réservé aux hommes. Il apprend les textes religieux et le chant liturgique pour lequel il excelle. Il y rencontre aussi un maître à qui il voue toute sa confiance et qui abuse de lui sexuellement. Menahem grandit dans cet univers clos, à propos duquel Yolande Zauberman écrit : « le viol est le lot de tout monde clos, religieux ou non ». Avec la réalisatrice, Menahem retourne à Bnei Brak, il s’approche à plusieurs tentatives, s’éloigne, revient, puis avance encore un peu plus. Il revoit les lieux de son enfance, s’arrête devant sa synagogue, celle où il chantait et où il a accompli sa bar-mitsva, cérémonie de majorité religieuse célébrée à 13 ans par les garçons. Il est débordé d’émotion et de nostalgie, il chante alors d’une voix profonde, pleine de l’innocence abîmée de son enfance. Accompagné par une caméra de nuit, ce qui est très inhabituel pour les habitants de Bnei Brak, Menahem est interpellé par des hommes avec lesquels il échange à propos de la sexualité, du désir, du mariage. Il revoit finalement ses parents, après de longues années de séparation et de silence, et ses frères, avec lesquels il parle de ce qu’il a vécu. Les échanges ainsi amorcés s’engagent vers l’espoir de liens renoués.
Yolande Zauberman signe ici un documentaire poignant. On se gardera bien d’apporter une critique cinématographique et de toute autre nature à propos du sujet traité et de la façon de l’aborder. C’est en psychanalyste qu’on avancera quelques impressions.
Le film est exclusivement tourné de nuit, et en plans rapprochés comme pour venir renforcer la sensation d’enfermement et comme si l’obscurité venait parler de l’obscur et du non-dit. C’est de plus une nuit dans un pays chaud du Moyen Orient, une nuit propre au glissement vers une certaine torpeur, moite et collante, étrangement sensuelle ; une nuit où les conventions sociales s’estompent pour laisser émerger une vérité plus trouble et donc plus humaine : celle des éprouvés, celle des incertitudes et celles des blessures traumatiques qui refont surface. Dans ce documentaire, Menahem semble habité par ces mouvements ; il retourne vers la ville qu’il a quittée et inévitablement vers ses souvenirs d’enfance. Et il est traversé par des sentiments contradictoires où s’entremêlent mouvements nostalgiques tendres et mouvements traumatiques. En passant devant sa synagogue, il veut y entrer et se souvient qu’il y chantait. Il entonne alors un air avec une profonde vérité qui le rapproche, et nous avec, de son enfance. Troublant quand on pense à ce qu’il a vécu…
Bien que tourné en Israël, ce documentaire a aussi la particularité d’être parlé en grande partie en yiddish, langue qui mélange essentiellement l’allemand et l’hébreu. Le yiddish est encore parlé par les juifs orthodoxes d’origine d’Europe de l’Est, quel que soit le pays où ils vivent. Au-delà de ces particularités sociales, l’usage de cette langue dans le film fait écho pour nous au texte de Sandor Ferenczi sur la confusion des langues entre l’adulte et l’enfant. Ferenczi y avance que les séductions traumatiques s’originent dans la confusion entre le langage de la tendresse, parlée par l’enfant et celui de la passion parlé par l’adulte.
Enfin, il y a dans ce film des hommes qui se parlent de leur sexualité. De façon authentique, ils approchent les tourments qui les traversent et la façon dont ils peuvent trouver, ou non, des moyens d’accommoder leur vie et leurs désirs sexuels. Yolande Zauberman, qui avait déjà montré la délicatesse de son écriture en réalisant « Moi Yvan, toi Abraham » (1993), nous emmène loin des clivages hâtifs qui opposent hétérosexualité et homosexualité pour s’approcher plus près de la complexité du désir sexuel humain, presqu’à la façon dont la cure analytique le permet.
Certes, d’aucun risqueraient de trouver dans ce documentaire une attaque contre l’orthodoxie religieuse. Yolande Zauberman a peut-être souhaité éviter cette lecture univoque en reprenant en guise de conclusion à son film les mots de Franz Kafka : « Je suis parmi les miens avec un couteau pour les agresser, je suis parmi les miens avec un couteau pour les protéger. »
Plus largement, qu’il soit permis d’entrevoir, au-delà d’un récit bouleversant de vérité, une émergence de l’universalité d’Eros, au sens où Freud l’a largement développée dans son œuvre. L’émergence d’une force, Eros, que depuis la nuit des temps, les religions quelles qu’elles soient, tentent d’endiguer, de maîtriser et de détourner de ses buts initiaux.
Et comment alors ne pas se hasarder à évoquer la façon dont le religieux gagne aujourd’hui le terrain de la pensée pour hisser, entre autre, des découvertes neurobiologiques (on pense notamment aux travaux sur les troubles dit hyperactifs ou encore du spectre autistique) au rang de vérité incontestable, et nier par la même l’implication du psychique dans la trajectoire humaine ?
Olivier Halimi, psychologue psychanalyste