Simple coïncidence ou choix délibéré, la diffusion par la chaine Arte, pendant la période du confinement liée à l’épidémie du Covid-19, du documentaire de David Teboul « Sigmund Freud, un juif sans Dieu » est une expérience singulière. Elle entre en résonance avec cette drôle de temporalité ralentie, suspendue à une fin dont on sait qu’elle aura lieu, à un après dont on sait qu’il viendra, alors qu’il est impossible de les imaginer, ni d’avoir sur eux nulle prise.
Elle vient à propos, comme une invite à l’élaboration et à la transformation de ce que nous sommes en train de traverser, dans nos vies, comme dans notre pratique d’analyste. Réalisé avec le soutien scientifique des psychanalystes Robert Asséo, Sylvie Dreyfus-Asséo, Alain de Mijolla et Jacques Sédat, le film de David Teboul nous conte la vie de Sigmund Freud et l’invention de la psychanalyse au travers d’images d’archives en noir et banc, associées aux voix mélodieuses et expressives, retenues et bien tempérées, de Denis Podalydes (le narrateur), Matthieu Amalric (Sigmund Freud), Isabelle Huppert (Anna Freud), Jeanne Balibar (Lou-Andréas Salomé), Catherine Deneuve (Marie Bonaparte), Sandrine Kilberlain (Lucie Freud), Micha Lesco (Carl Gustav Jung) et quelques autres.
Les extraits de la correspondance, que l’on savait nombreuse, de Freud avec Martha, Fliess, Anna, Jung, Ferenczi… nouent l’intime à la trace et à la trame historique. La lecture de ces lettres participe intensément à l’effet de rêverie et d’étrangeté que produisent les voix. Le rapproché de la parole adressée se conjugue à l’éloignement de l’écriture, restituant au commerce épistolaire toute sa force. La pulsionnalité y est bien présente, exacerbée par la distance. Dans un dernier échange de lettres, Sigmund Freud répond à la tentative d’emprise de Carl Gustav Jung par des mots qui rendent sensible la violence. La lettre de rupture vient alors comme la figure en plein de la trace négative d’un geste, celui de Freud détruisant les lettres de Wilheim Fliess. De cette autre correspondance, fondatrice pour l’invention de la psychanalyse, une voix s’est perdue.
Ne nous est-il pas plus difficile encore que d’habitude de traiter, au téléphone ou par skype, la haine dans le contre transfert ? Pour combien de nos patients, par exemple, qui refusent de poursuivre dans un cadre aménagé au contexte de l’épidémie, ou pour qui nous renonçons peut-être un peu vite à réitérer la proposition, l’interruption vient là où un travail sur les résistances eût été possible ?
Le documentaire de David Teboul restitue comme de l’intérieur le vécu d’une séance d’analyse ou d’une nuit pleine de rêves affairés à traiter l’angoisse. Les images semblent une suite de rébus, dont les signes appellent à un déchiffrement par déplacement : montagnes que coupe la silhouette d’un marcheur, décor de fêtes foraines où la vitesse des manèges fait se soulever les jupes des femmes, rameurs luttant contre les rapides, bandes d’enfants à moitié nus riant dans les bassins, navire de guerre qui sombre lentement, garçons jouant aux soldats ou aux indiens, mouvements des têtes en prière devant le mur des Lamentations … La langue filmique suit, dans ses sources, ses contenus et ses formes, les régressions topique, temporelle et formelle : elle nous rapproche de l’inconscient, elle nous transporte dans le passé de la pellicule noir et blanc des archives, elle nous parle par le précipité sensible des images.
Les voix surtout se font porteuses de la charge affective de l’oeuvre, de son effet et de sa signifiance. Transposant dans l’espace sonore la condensation ou les personnages combinés du rêve, elles touchent comme le timbre d’une voix du passé, retrouvée dans celle, à la fois connue et rare, entendue et fantasmée … tout à coup identifiée comme celle d’un comédien issu du théâtre. Par elles, c’est toute la mémoire du cinéma d’Arnaud Desplechin qui vient colorer d’une manière incongrue, en même temps qu’évidente, la combinaison les images témoins de la grande histoire avec celles que la célébrité aura arrachées à l’intimité d’une famille. Elles charrient aussi tous les films traitant de l’invention de la psychanalyse, d’autres encore qui l’évoquent : Freud, passions secrètes, de John Huston (1962) également en noir et blanc, Princesse Marie de Benoît Jacquot (2004) par la voix de Catherine Deneuve, et tous les films de Truffaut… « Le cinéma, il me parle de mes images intérieures », me disait une analysante. Sigmund Freud, un juif sans dieu, nous laisse avec l’impression d’une familière étrangeté. Elle fait écho à ce que nous ressentons en ce moment dans les rues, devant nos écrans, au téléphone avec nos proches ou nos patients, nos analysants, parfois aussi ceux ou celles dont on s’était éloigné, les « perdus de vue » comme on dit.
S’il nous plonge dans la somnolence, ou le malaise, ce n’est pas seulement du fait de sa tonalité mélancolique, un écho au temps présent, mais aussi par la tentative d’échapper à la surprise d’une rencontre avec le refoulé, par la volonté de se dérober à l’élaboration d’un rapproché incestueux, que favorise la proximité d’une voix.
En résonance avec l’actuel, le film de David Teboul met l’accent sur la force pulsionnelle du vu et de l’entendu, alors même que le contexte du confinement fait porter sur les voix et sur les images l’accent d’intensité de nos vécus, de nos échanges, de nos rêves et de nos fantaisies. Il le fait en les sublimant, afin d’en offrir en partage la représentation. C’est alors un excès de présence, comme trace du manque, que je retrouve ; apaisée et tous sens en éveil. Puisque le trop proche me revient transposé dans un film, dans ces voix ajustées à la diction d’une lettre, associant au sonore la vivacité de la conversation et la durée de l’écriture.
Je célèbre la voix mêlée de couleur grise
Qui hésite aux lointains du chant qui s’est perdu…
Yves Bonnefoy
Laurence Aubry, le 13 avril 2020
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