Qu’il y ait aujourd’hui dans les discours courants plus de références à Luke, Yoda ou Darth Vader qu’à Œdipe, Antigone ou Laïos n’étonnera que les plus nostalgiques. C’est ce même constat qui aura conduit Arthur Leroy à se pencher sur la saga Star Wars pour en démonter un à un les fils qui la constituent de bout en bout. Le lecteur trouvera d’abord ici une analyse minutieuse des six épisodes du film de Georges Lucas précédée d’un résumé succinct mais complet. L’angle de vue de cette traversée de l’œuvre est psychanalytique. La pensée de Freud et de ses successeurs se retrouve pour ainsi dire dans chaque chapitre : cependant il y a là, davantage qu’une interprétation dans le style de la psychanalyse, une coalescence entre les deux univers impliqués. Arthur Leroy nous fait nous rappeler que la pensée freudienne n’est pas une religion avec ses dogmes, grâce et malgré l’autorité de Freud et que ce dernier a avant tout voulu penser une époque et produire un texte dont la valeur de compréhension durerait le temps qu’elle durerait.
Freud modifiait constamment sa théorie, en témoignent les trois topiques ou schémas de l’esprit qui se sont succédés dans son œuvre. A chaque fois, une nouvelle clinique, celle de la psychose par exemple, entraînait une refonte globale de la pensée freudienne. C’est à ce corpus hétéroclite mais au plus près de l’expérience vécue que se réfère Arthur Leroy pour sonder les nombreuses parties, les multiples aspects de la saga Star Wars .L’aventure oedipienne autour du père, la passion maternelle, les pulsions destructrices, voilà quelques uns des terrains où la pensée freudienne et celle du cinéaste se superposent. Tous les psychanalystes retrouveront là une clinique qui leur est familière et tous les autres un univers conceptuel qui leur est familier, à la fois disséminé et établi dans notre culture.
Toutefois l’ambition de l’auteur va au delà de ce repérage des concepts psychanalytiques dans l’œuvre de Lucas. Il affirme vouloir « amener à la découverte de la psychanalyse comme pensée scientifique du début du XXe siècle par le biais des images, des personnages et du récit que compose l’univers de Star Wars. » La psychanalyse est une pensée scientifique du début du XXe siècle et Star Wars est un film du XXIe siècle, plus précisément une saga, on dit aujourd’hui une « série » soit une œuvre avec laquelle le spectateur a un tout autre engagement, une tout autre position même géographique qu’avec le cinéma du siècle précédent. Et la question qui se pose évidemment, c’est de savoir si la psychanalyse peut revendiquer son appartenance à ces nouvelles donnes de notre culture. De ce point de vue, le livre d’Arthur Leroy se présente comme une enquête sur les possibilités de la psychanalyse d’habiter le XXIe siècle en se questionnant et en se transformant sur le modèle de la pensée freudienne elle-même en mutation constante. Y aura-t-il une quatrième, une cinquième topique ?
Y aura-t-il un ou plusieurs épisodes nouveaux de la psychanalyse ? Quels seraient-ils ?
Le livre nous amène à nous poser des questions fondamentales aujourd’hui. Ainsi la « Force » soit l’énergie qui conduit les héros de la saga se confond-elle avec l’énergie ou la pulsion freudienne ? Elle vient davantage du Tao, nous précise l’auteur. Cette référence extra-occidentale est une nouveauté pour la psychanalyse, fortement convaincue de l’autonomie de notre culture et de sa suprématie, allant à une certaine époque jusqu’à revendiquer l’universalité du complexe d’Oedipe, position que les anthropologues du XXe siècle ne parviendront pas à prouver en se rendant sur le terrain. Et même si le tournant est difficile à faire, il est maintenant obligatoire dans le monde globalisé qui est le nôtre. La paternité chinoise ou amazonienne n’est pas liée aux démêlés d’Œdipe et de Laios et il faut la lire avec d’autres histoires, d’autres sagas si nous voulons produire des effets thérapeutiques, comme le veut la psychanalyse ici en Occident.
Plus encore que l’ouverture anthropologique aujourd’hui nécessaire, c’est la « machine » que le XXIe siècle psychanalytique doit prendre en compte. Freud avait conçu un « appareil » psychique, s’écartant par là déjà de la conscience cartésienne fondamentalement immatérielle. Il y a dans la psychanalyse, plus ou moins soulignée selon les courants, une mise en doute de la séparation entre le corps et l’esprit. Nature et culture se rejoignent. Cause ou effet de cette association, la machine a envahi nos vies et les plus « intelligentes » d’entre elles dépassent en « mécanismes de pensée » l’homme, leur créateur. Les machines, principalement les robots, ont de plus en plus une « peau de métal », nous dit Arthur Leroy. Qu’y peut la psychanalyse ? Certes elle y voit une négation de la liberté mais en même temps elle se doit de penser le motif de l’auto-engendrement car c’est l’homme qui se crée un nouveau type de double en inventant la machine. La conception sans parents dans la robotique mais également les nouvelles méthodes d’engendrement entre humains déplacent nécessairement les forces psychiques que la psychanalyse s’est essayée à découvrir dans un but thérapeutique.
La présence massive des robots, mais également des animaux ou des êtres hybrides, dans Star Wars donne une image d’un monde de moins en moins fictif et Arthur Leroy nous montre avec une pertinence inventive que certaines pathologies (les « états limites », la mélancolie) se comprennent déjà mieux si nous avons en tête ce changement de civilisation apporté par la machine au cours du siècle précédent. Soulignons son flair et sa ruse : ce livre nous ouvre le futur, celui de la psychanalyse mais aussi celui de l’humanité. Ce livre enfin, « Star Wars, un mythe familial, Psychanalyse d’une saga » souhaite que la « Force soit avec nous ».
Pierre Sullivan
Ce texte est la Préface au livre d’Arthur Leroy : « Star Wars, un mythe familial, Psychanalyse d’une saga », parut en septembre 2015 aux Editions ESF.
Arthur Leroy est psychologue et psychothérapeute dans le service de psychiatrie de l’enfant et l’adolescent de La Pitié-Salpêtrière à Paris. Passionné par les univers imaginaires et la culture « Geek », il les utilise au quotidien dans sa pratique pour communiquer avec ses patients. Son livre s’adresse tant aux professionnels du soin psychique qu’aux fans de la saga curieux de redécouvrir Star Wars à la lueur d’une perspective freudienne.