De l’extinction comme processus inextinguible : regard sur la dernière mise en scène de Julien Gosselin

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De l’extinction comme processus inextinguible : regard sur la dernière mise en scène de Julien Gosselin, d’après les textes de Thomas Bernhard, Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal.

Qu’on ne s’y méprenne pas : il est des thèmes inex­tin­guibles ! Tels sont ceux qui obsè­dent Julien Gos­selin, tels sont ceux qui sont au cœur de son proces­sus d’ex­tinc­tion. La vio­lence et le lan­gage con­stituent ces leit­mo­tivs que son théâtre scrute, peut-être indiquent-ils les voies par lesquelles l’extinction s’accomplit. Mais on ne saurait pré­cip­iter une analyse trop linéaire de ce que cette pièce, au titre scan­daleuse­ment séduisant, pro­poserait a pri­ori de dénon­cer. La durée du spec­ta­cle, la mul­ti­plic­ité des auteurs mis en scène, l’u­til­i­sa­tion de plus d’un médi­um, la par­tic­i­pa­tion du pub­lic, l’im­mé­di­ateté du théâtre côtoy­ant la réal­i­sa­tion en direct d’un film tourné-mon­té, l’im­pro­vi­sa­tion d’un con­cert élec­tro, l’o­ral­ité d’une parole clamée dou­blée par l’écri­t­ure pro­jetée de textes qui for­cent la lec­ture et découpent sur l’écran les vis­ages des per­son­nages, le pas­sage par tous les acteurs d’une langue à l’autre — où l’é­trangère n’est pas pour tous ni tout à fait la même ni tout à fait une autre : autant d’élé­ments qui heur­tent le spec­ta­teur et ori­en­tent son expéri­ence vers une saisie kaléi­do­scopique où tous ses sens sont con­vo­qués. La com­plex­ité du dis­posi­tif qui repose sur l’u­til­i­sa­tion simul­tanée d’une plu­ral­ité de dis­ci­plines artis­tiques n’est pas seule­ment une prouesse tech­nique qui vis­erait à impres­sion­ner, à fascin­er ou à hyp­no­tis­er (on pense ici notam­ment au reproche niet­zschéen à l’en­droit de l’art total wag­nérien) mais elle per­met de faire l’expérience physique et sen­sorielle du pro­pos que la jux­ta­po­si­tion des textes sem­ble soutenir.

Avec Extinc­tion, Julien Gos­selin pousse son pub­lic au douloureux con­stat que la bar­barie n’est pas l’a­panage des dits « sauvages », bien au con­traire. « Tout mon­u­ment de cul­ture est un mon­u­ment de bar­barie » ; la célèbre phrase de Wal­ter Ben­jamin pour­rait servir d’ex­er­gue à ce spec­ta­cle qui n’est pas du diver­tisse­ment si l’on ose faire le pas de son­der sa pro­pre par­tic­i­pa­tion à la vio­lence du monde que les dif­férents dis­cours ambiants ont tôt fait de se ren­voy­er « dos à dos », comme l’ânonne la classe médi­a­tique, pointant l’é­tranger au lieu du mal en faisant soigneuse­ment l’é­conomie de penser que l’autre est peut être d’abord, et avant tout, en soi. Le nazisme, sum­mum de l’hor­reur, est une pro­duc­tion de la vieille Europe civil­isée et son extinc­tion ne passera pas par son refoule­ment mais par sa mise en écri­t­ure : étein­dre la bar­barie ce n’est pas l’ou­bli­er, mais s’as­trein­dre à en faire le réc­it et à en recueil­lir les témoignages. Les psy­ch­an­a­lystes ne pour­ront qu’être sen­si­bles à ce pro­jet très proche de la propo­si­tion dan­tesque qui com­prend que l’en­fer ne se quitte que par l’échelle du corps du dia­ble, comme l’ex­pose le découpage par Gos­selin du texte de Thomas Bern­hard, qui con­stitue le dernier volet du trip­tyque. Rosa alias Murau n’annihilera les atroc­ités famil­iales qu’au prix de leur écri­t­ure, qui plus est dans la langue lourde et hon­teuse qui les a engen­drées : l’alle­mand. Sous ce prisme, le mono­logue de Rosa se fait nar­ra­tion destruc­trice de la deux­ième par­tie du spec­ta­cle dans laque­lle s’entremêlent dif­férents textes d’Arthur Schnit­zler et Hugo Von Hof­mannsthal et où il nous est don­né à voir le déclin d’une bour­geoisie vien­noise haute­ment civil­isée, dont l’extrême raf­fine­ment se mue en vio­lence obscène. Nous pou­vons ain­si facile­ment imag­in­er que le deux­ième acte con­stitue la mise en scène de l’an­ti-biogra­phie qu’en fera Rosa dans la dernière par­tie et c’est là l’un des apports majeurs du théâtre de Julien Gos­selin : la trans­mis­sion d’une expéri­ence de lec­ture qui fran­chit avec Extinc­tion une porte nou­velle puisqu’on assiste au tis­sage d’une inter­tex­tu­al­ité que le rap­proche­ment des textes de ces trois auteurs autrichiens fait sur­gir, alors que jusqu’à présent son théâtre con­frontait certes des textes divers mais le plus sou­vent signés de la plume d’un unique auteur.

Ici cette lec­ture inter­textuelle par­ticipe à révéler aux spec­ta­teurs et aux spec­ta­tri­ces la struc­ture poé­tique et équiv­oque du lan­gage. Des mots se répè­tent, se retrou­vent, passent d’un texte à l’autre, d’une bouche à l’autre langue et au fil de leurs tra­jets s’enrichissent de sens sup­plé­men­taires, se con­stel­lent, se ren­versent, bour­geon­nent et devi­en­nent mil­liers de ros­es ou d’étoiles. Points de pas­sage entre les textes : les ros­es sem­blent tra­vers­er les scènes et l’e­space-temps. Heureux hasard ou insis­tance à valeur sig­ni­fica­tive : la rose blanche qu’Albertine porte à son cor­sage et qu’elle offrira au poète aveu­gle en remer­ciement de l’un de ses son­nets se retrou­vera être crachée par une actrice alle­mande lorsqu’elle s’ap­prête à dévers­er un mono­logue inouï emprun­té à la Let­tre de Lord Chan­dos d’Hugo Von Hoff­mannsthal sur la matière char­nelle quoique vide des mots, pour devenir dans le texte de Thomas Bern­hard la seule pas­sion de l’on­cle Georg à la fin de sa vie, rem­plaçant celle qu’il avait eu pour la lit­téra­ture, la mer et les livres. Incar­na­tion enfin du nom pro­pre de l’ac­trice Rosa Lemn­beck que Julien Gos­selin utilise pour renom­mer le nar­ra­teur ini­tial d’Extinc­tion Murau, le faisant advenir Rosa. L’om­bre prousti­enne plane même si le met­teur en scène pou­vait dire lors d’une inter­view que la lec­ture de la recherche était encore à‑venir.

Les livres sont comme les ros­es, ils ont le pou­voir d’é­clore. Ils s’in­spectent, s’entretiennent, s’échangent, se propa­gent, se bou­turent. Et la lec­ture est peut-être l’une des armes majeures pour étein­dre le poten­tiel fas­ciste qui réside mal­heureuse­ment dans les dis­cours qui se veu­lent total­ité, donc total­i­taires. C’est bien le fil­igrane des frag­ments que la pièce artic­ule, impos­si­ble à résumer car c’est pré­cisé­ment ce qui, d’échap­per à l’ex­pli­ca­tion uni­taire, per­met le soulève­ment d’une résis­tance. Ain­si son­der les mots jusqu’à les vider de leurs sens pour en extraire la sub­stan­tifique moelle, inven­ter une langue encore incon­nue pour écrire ce qui n’avait jamais pu être dit, sat­ur­er les sens des spec­ta­teurs en jouant sur l’im­pos­si­ble ubiq­ui­té que le dis­posi­tif appelle, voilà un pro­jet a pri­ori fou mais qui per­met d’en­trevoir une manière de ré-habiter poé­tique­ment le monde dans sa mul­ti­plic­ité, c’est-à-dire éthique­ment. L’Aus­löschung dont « l’ex­tinc­tion ou l’ef­face­ment » sont les tra­duc­tions pos­si­bles du titre orig­i­nal de Thomas Bern­hard et de la pièce éponyme de Julien Gos­selin, se fait geste d’espérance face aux réduc­tion­nismes con­tem­po­rains qui voudraient anéan­tir la pos­si­bil­ité du doute et de l’hétérogène. Car c’est bel et bien la plus grande men­ace que les obscu­ran­tismes char­ri­ent : la destruc­tion totale des dif­férences et l’avènement d’une vérité qui se voudrait unique. Ain­si l’ex­tinc­tion à laque­lle on assiste n’est pas seule­ment la représen­ta­tion d’une fin du monde trag­ique, elle est aus­si l’in­car­na­tion d’un for­mi­da­ble mou­ve­ment et tra­vail de pen­sée, qui con­stitue pré­cisé­ment une façon sub­ver­sive de faire con­tre-poids aux risques autori­taires et fas­cistes dont on dit qu’ils réap­pa­rais­sent un peu partout dans le monde actuel, mais avaient-ils jamais dis­paru ? Existe-t-il un lieu, une terre promise, où se met­tre à l’abri ? Si Rome essaye de s’ériger comme ville refuge pour le nar­ra­teur de Thomas Bern­hard, il con­state néan­moins que la dis­tance qu’il croy­ait rédemptrice d’avec sa ville natale est insuff­isante et qu’elle l’a enfer­mé dans un abîme de soli­tude qui se révèle être en réal­ité la plus grande des pau­vretés et le plus lourd des châ­ti­ments.

© Audrey Louis

D’ailleurs Julien Gos­selin nous rap­pelle autre part que Rome a, elle aus­si, été lieu de chute, de déca­dence et de déclin. Ni Rome, ni Lon­dres, ni Vienne, encore moins Wolf­segg, ne peu­vent se sub­stituer au devoir de mémoire qui sup­pose de se plonger dans le passé d’une ville que l’on croy­ait engloutie pour tou­jours et dont il s’ag­it d’é­couter les murs. Ce lieu n’est partout et nulle part, un ailleurs qui a quelque chose à voir avec le monde du lan­gage et des rêves, cette autre scène psy­chique que l’on appelle par­fois incon­scient. L’his­toire de la vio­lence et de la cru­auté se fab­rique aus­si et surtout dans ce lieu qui nous habite et nous par­le. C’est ce que le proces­sus d’Extinc­tion  révèle finale­ment au spec­ta­teur qui depuis sa place d’ob­ser­va­teur-mar­i­on­nette ou poupée de bois ne peut que se ques­tion­ner sur la respon­s­abil­ité de sa paresse déshu­man­isante. On assiste ain­si au creuse­ment d’une mise en abyme où le pub­lic est lui-même ren­voyé à la place de cette société vien­noise qui détru­it par ennui et flegme, par jubi­la­tion hon­teuse ou besoin ras­sur­ant de faire par­tie d’un groupe, d’un tout, d’un ordre. C’est aus­si ce que dénonce Rosa : la par­tic­i­pa­tion de son père au nation­al-social­isme est effet de lâcheté, celle de sa mère friv­o­lité ou agi­ta­tion mondaine. La banal­i­sa­tion du mal ne peut se com­bat­tre effi­cace­ment dans le calme et la quié­tude. La mise en ques­tion de la vio­lence doit en pass­er par son expéri­men­ta­tion, et c’est ce que le dis­posi­tif de Julien Gos­selin impose, à la façon de Peter Haneke ou de Lars von Tri­er, qui d’une cer­taine manière embar­quent le spec­ta­teur et ne lui lais­sent pas la pos­si­bil­ité de détourn­er le regard si ce n’est en quit­tant la salle, ce qui est déjà le pouss­er à assumer la respon­s­abil­ité d’un acte. Le geste poli­tique est là, il brusque, exténue et par là même, entraîne un sur­saut et l’ou­ver­ture d’une intro­spec­tion débar­rassée de com­plai­sance. S’il ne vous restait que quelques heures à vivre, que feriez-vous ? Je ne par­lerais plus, je fini­rais mon livre. Et vous ?