L’histoire infilmable – A propos de Crosswind

L’his­toire n’est pas tou­jours fil­mable. Après les crimes de masse du XX ème siècle, et plus direc­te­ment, après la Shoah, les cinéastes se sont inter­ro­gés sur quelle repré­sen­ta­tion ils pou­vaient pro­po­ser au public pour racon­ter cette his­toire. Il deve­nait évident qu’il exis­tait  un pro­blème d’é­cri­ture et de nar­ra­tion pour rendre compte du phé­no­mène de l’ex­ter­mi­na­tion de masse. Le crime, le deuil per­ma­nent, la mémoire des vic­times, celle des sur­vi­vants, la per­cep­tion de la souf­france,  ne pou­vaient plus être trai­tés à la manière d’un drame bour­geois, d’un mélo­drame, d’une fic­tion ordi­naire. Claude Lanz­mann,  grâce à Shoah a beau­coup réflé­chi en ce sens, lui qui n’a pro­po­sé, ni images d’ar­chives comme Nuit et Brouillard d’A­lain Resnais, ni recons­ti­tu­tions comme dans la liste de Schind­ler de Ste­phen Spiel­berg, mais un récit impré­gné de l’his­toire des lieux, des témoi­gnages de sur­vi­vants et des images évo­ca­trices. Cela a contri­bué à ins­ti­tuer une pen­sée d’une grande exi­gence et d’un grand res­pect mais cela a aus­si ren­du toute ten­ta­tive de repré­sen­ta­tion dif­fi­cile pour les géné­ra­tions sui­vantes qui pou­vaient avoir le désir de fil­mer l’his­toire infil­mable et irre­pré­sen­table.

Jamais racon­té dans une œuvre fil­mique semble-t-il, la dépor­ta­tion des Esto­niens par Sta­line en 1941, a fait l’ob­jet récem­ment d’un film d’un très jeune esto­nien, Mart­ti Helde, Cross­wind – A la croi­sée des vents. Jeune, il a aujourd’­hui 28 ans mais a débu­té le tour­nage de son film à 23 ans ; esto­nien, petit-fils de cette his­toire, il s’est appuyé sur des lettres d’une dépor­tée en Sibé­rie qui a écrit pen­dant 15 ans à son mari sans savoir s’il rece­vrait ses lettres.
Mart­ti Helde réin­vente un genre en déci­dant de racon­ter cette his­toire avec l’ap­pui d’une forme assez remar­quable. Les psy­cha­na­lystes le savent, il est par­fois plus utile à l’é­coute et à l’en­ten­de­ment, d’é­cou­ter, au-delà du récit, la forme que celui-ci prend. Il en est de même avec les films. Com­ment racon­ter cette his­toire de souf­frances, de dou­leurs et de pertes sans tom­ber dans le conve­nu ou dans le déjà vu, le déjà fait ?
Il réin­vente donc. Ni docu­men­taire, ni recons­ti­tu­tion roma­nesque,  Cross­wind pro­duit un choc nar­ra­tif en ten­tant une repré­sen­ta­tion de la mémoire qui se fige.

Ce que cette his­toire nous raconte, c’est l’é­pu­ra­tion éth­nique de dizaines de mil­liers d’es­to­niens orga­ni­sée par Sta­line le 14 juin 1941, au tra­vers d’un couple et de leur petite fille, dépor­tés vers la Sibé­rie. Les hommes et les femmes seront  rapi­de­ment sépa­rés, et Erna ne ces­se­ra d’é­crire vers son époux des mots simples expri­mant le voyage, le quo­ti­dien, la déso­la­tion et la sur­vie, la rete­nue et la pudeur.

Ces lettres consti­tuent la trame nar­ra­tive du film, l’autre nar­ra­tion, celle de la forme ciné­ma­to­gra­phique, vient pro­po­ser la repré­sen­ta­tion de la mémoire qui s’ar­rête, sidé­rée sous l’ef­fet du trau­ma. Fil­mé en noir et blanc et sou­te­nu par une seule voix off, celle de Erna lisant ses lettres, Cross­wind devient une allé­go­rie radi­cale lorsque les russes viennent les extraire de leurs mai­sons. L’i­mage se fige , seule la camé­ra conti­nue de se dépla­cer. Le film devient alors une longue suite de plans séquences où tout est immo­bile, et la camé­ra glisse par­mi les acteurs figés mais dont on per­çoit néan­moins les bat­te­ments de  cœurs, d’im­per­cep­tibles mou­ve­ments des pau­pières, ou le flot­te­ment d’un mor­ceau de tis­su sous l’ef­fet du souffle du vent,  rap­pe­lant ain­si qu’il ne s’a­git pas d’une image fixe. Ain­si figés, sidé­rés, ces per­son­nages expriment quelque chose du trau­ma et du temps qui s’ar­rête mais aus­si de la vie qui bat ; la camé­ra, elle,  est le reflet du monde, qui tourne et qui pour­suit sa route, alors que la déso­la­tion règne , mais aus­si du besoin de racon­ter, de témoi­gner.

Cet ambi­tieux dis­po­si­tif ciné­ma­to­gra­phique à la fois magni­fique et souf­frant peut être d’un trop d’esthétisme, fait de Cross­wind un film qui ne res­semble à aucun autre. Il nous fait péné­trer dans l’é­pais­seur de la mémoire, comme dans une pho­to­gra­phie d’é­poque où le vivant et la sur­vie s’af­fron­te­raient à la rési­gna­tion et à l’im­puis­sance. Où se côtoie­raient le laid et le beau, l’his­toire et l’i­ma­gi­na­tion, l’his­toire col­lec­tive et l’in­di­vi­duelle, la sidé­ra­tion et le mou­ve­ment. Au-delà de la qua­li­té des images, du son et du dis­po­si­tif for­mel tota­le­ment nou­veau , au-delà de la grâce, de la pudeur et de l’in­can­des­cence, se déploie un hymne à la liber­té, à la pro­fon­deur de l’âme humaine et à sa force.
Cross­wind de Mart­ti Helde, ( 1h27), en salle depuis le 11 mars 2015.

Amé­lie de Caza­nove, psy­cha­na­lyste.