Peindre les « Baigneuses » : L’attente avant « Guernica » ?

À Lyon sont actuelle­ment rassem­blés trois tableaux de Picas­so peints en févri­er 1937, plus com­muné­ment appelés Les Baigneuses. Habituelle­ment ils sont cha­cun hôtes de musées, à Paris, Venise et Lyon, mais une expo­si­tion, qui se clôt ici, les a rassem­blés suc­ces­sive­ment dans cha­cune de ces villes.

Ils ont en com­mun la taille, les mêmes couleurs dom­i­nantes, un bleu pâle et froid décliné en plusieurs vari­a­tions, et des gris qui rap­pel­lent la couleur de la roche ain­si que des per­son­nages, féminins, avec de gros corps défor­més et de petites têtes comme celles des diplodocus. Seules changent les posi­tions liées aux activ­ités, s’enlever une épine, lire ou se pencher sur un petit bateau.

Philippe Dagen, dans son com­men­taire, a le mérite de dire tout de suite que les mul­ti­ples inter­pré­ta­tions ne sont en rien sat­is­faisantes et dis­ent peu de choses sur ce tra­vail pro­duit en un temps bref, une semaine.

Un mot du con­texte his­torique : en févri­er 37, la guerre civile fait rage en Espagne depuis plus d’un an. Picas­so a reçu com­mande du gou­verne­ment répub­li­cain en jan­vi­er pour un tableau qui doit être présen­té à l’exposition des Arts et tech­niques appliquées à Paris. Mais il ne s’y est pas encore vrai­ment mis et il se lance dans les Baigneuses ; cepen­dant le pro­jet ini­tial demeure qu’il entre­prend après le bom­barde­ment du 26 avril, et qui devient l’immense et puis­sant Guer­ni­ca. Donc com­mé­mor­er pour son pays qui souf­fre dans une guerre à l’issue incer­taine est une idée présente en lui dès févri­er : il sait qu’il doit pro­duire pour juil­let. Com­mencé le 11 mai et pour­suivi en juin, Guer­ni­ca sera réal­isé en quelques semaines puisque la toile sera présen­tée le 12 juil­let lors de l’inauguration de l’exposition. Dora Maar a suivi le développe­ment du tableau en pho­tographi­ant toutes les étapes de sa genèse.

Des baigneuses, voire des baigneurs, il y en déjà eu chez Picas­so et beau­coup depuis 1908 avec Baigneuses dans la forêt puis Baigneurs et baigneuses (1920–21). Le thème est en vogue depuis le début du siè­cle pro­longeant celui de nus mais ce thème illus­tre aus­si la lib­erté et son souf­fle comme un reste des années dites « folles ».  Sur ce thème, Picas­so a peint deux petits tableaux remar­quables Deux femmes courant sur la plage (1922) et Les Baigneuses à Biar­ritz (1918).

Cepen­dant un tableau, Fig­ures au bord de la mer (1931), retient notre atten­tion : il pour­rait s’inscrire dans le trio car s’il représente deux per­son­nages s’embrassant sur la plage, avec des corps très déstruc­turés qui rap­pel­lent ceux de la trilo­gie, en revanche par les couleurs, les ombres, il s’en éloigne : celles-ci sont vives et claires et la ren­con­tre mon­trée est par­cou­rue de sen­su­al­ité. Le Picas­so joyeux et libre, amoureux du désir est à la source de ce tableau où nous recon­nais­sons sa fan­taisie ludique comme sa touche éro­tique.

Revenons aux trois autres :  les têtes sont penchées en avant et sem­blent ploy­er sous la tâche qui s’accomplit. Petites têtes occupées. Femmes soucieuses de leurs activ­ités, sans attrait sen­suel, peut-être même acca­blées bien au-delà de l’activité en cours, pris­es aus­si par un autre souci ? La gri­saille qui les revêt, la pâleur du bleu et l’absence de lumière émanant du sable ren­for­cent cette lec­ture som­bre : les imag­in­er « la tête ailleurs » est ten­tant. D’ailleurs durant cette semaine on aimerait savoir com­ment le pein­tre a trou­vé cette inspi­ra­tion sin­gulière en plein hiv­er à Paris et si c’est lui qui a nom­mé ain­si ces pro­duc­tions Grande baigneuse au livre (Paris), Femme assise sur la plage (Lyon) et La Baig­nade (Venise). Pourquoi ces ques­tions ? Met­tre l’accent sur la plage ou le bain est un détourne­ment car ce qui jail­lit de cette trilo­gie sont d’abord des sen­ti­ments de tristesse et d’isolement, voire de froideur. Mais rien n’en est dit car le déplace­ment sur les activ­ités bal­néaires appelle de tout autre com­men­taire sug­géré par la plage, com­men­taires qui sem­blent vains dans ce con­texte de ten­sions.

Car ce qui rode est la guerre : c’est elle qui sépare les femmes des hommes et de leurs enfants, c’est elle qui rend ces femmes soucieuses sur leur sort, c’est elle aus­si qui occupe le pein­tre. Com­ment va-t-il illus­tr­er la com­mande passée quelques jours plus tôt ? Que va-t-il mon­tr­er ? Les temps d’avant, ceux où on pou­vait courir et flirter sur la plage ? Ceux actuels où les plages sont désertées voire envahies de block­haus en gris béton ? Alors la pen­sée va vagabon­der entre ces dimen­sions sin­istrées qui doivent débouch­er sur une réal­i­sa­tion en vue de cette expo­si­tion. Picas­so, ou plutôt son inspi­ra­tion, se meut dans ce drame intime : il est loin de son pays qui se déchire, en exil en France dans un pays qui demeure en lisière de ce con­flit frat­ri­cide.

Que font ces femmes ?
La pre­mière, Femme assise sur la plage (10 févri­er 1937) enlève une épine de son pied : un geste soli­taire qui trompe l’ennui mais qui, en même temps, ren­force la présence de l’isolement. N’a‑t-elle que cela à faire ? Oui car com­ment ôter l’ennui de l’âme ? Le petit bout de bois fiché dans son pied qui l’irrite est peu de chose à côté du drame fiché dans son esprit. Mais bon, il doit être ôté ! Face à l’intensité du drame ce geste de la vie intime quo­ti­di­enne où l’humain se replie sur son corps est une déri­va­tion qui l’éloigne de la douleur, l’autre, l’indicible. Elle ne veut pas penser à ce que font et vivent ceux, aimés, qui restent au pays en guerre.

Ce motif, le tireur d’épines, est ren­con­tré dans des sculp­tures dont le plus con­nu est exposé dans la salle des Tri­om­phes au Musée du capi­tole à Rome : d’une hau­teur de 73 cm, cette sculp­ture a fait l’objet de plusieurs inter­pré­ta­tions depuis le per­son­nage biblique d’Absalon jusqu’à celui d’un jeune berg­er qui aurait sauvé Rome en por­tant au Sénat un mes­sage et se serait blessé le pied. Autant d’interrogations sauf qu’ici nous avons affaire à une femme ! Il nous faut donc aller vers la Tireuse d’épine de Ponce Jacquio, sculp­ture tout aus­si énig­ma­tique d’ailleurs ! Cette femme s’inscrit aus­si dans une autre tra­di­tion, celle des femmes sur­pris­es à la toi­lette. Bien déli­cat de tranch­er sur les orig­ines de l’inspiration qui gui­da Picas­so dans ce tableau.

Quant à la deux­ième scène La Baig­nade (12 févri­er 1937), elle rassem­ble deux femmes ou deux enfants, penchées sur un petit bateau, regardées au loin par une troisième qui jail­lit de l’horizon en les sur­plom­bant. Activ­ité enfan­tine por­teuse d’espoir car si jouer est encore pos­si­ble alors jouons, cela écarte les idées som­bres ! Mais ce bateau mon­tre une lib­erté, celle de nav­iguer, qui est bien com­pro­mise en ces temps de sur­veil­lance et de blo­cus mar­itime. Le bateau rap­pelle aus­si les temps anciens où sur la plage on pou­vait rire et gam­bad­er, jouer, le bon temps de l’insouciance, quoi ! L’autre qui regarde de loin est-elle une mère qui sur­veille ses enfants ? Est-elle envieuse de leur capac­ité à manip­uler ce jou­et ? Est-elle-même la men­ace que ne voient pas les joueuses ? Les per­son­nages sont-ils des enfants jouant sur la plage sous l’œil loin­tain d’une mère ou d’une ser­vante ? Sont-ils des descen­dants des enfants peints par Renoir ou bien évo­quent-ils l’insouciance face à un dan­ger qui se rap­proche ?

Enfin la troisième, Grande Baigneuse au livre (18 févri­er 1937) est penchée sur un livre dont on ignore bien sur tout sauf qu’il est là, incar­nant le passé, un ailleurs : qui l’a écrit, de quoi par­le-t-il ? La liseuse sem­ble cepen­dant acca­blée par son com­merce, toute repliée sur ce qu’il lui dit, se ten­ant la tête à deux mains. Pleure-t-elle ? A l’abri des regards, on peut sup­pos­er l’intensité du drame. Il faut donc atten­dre la troisième baigneuse pour que la douleur psy­chique pointe son nez et laisse court à l’abattement que l’on devine der­rière la pose.

Alors entre le gris pier­reux, l’épine et l’interdit de nav­iguer, le cli­mat dés­espérant de cette guerre qui tra­verse les familles s’invite lour­de­ment. Com­ment per­me­t­tre à un tableau de pein­ture la pos­si­bil­ité de les ren­dre vis­i­bles ? Com­ment se mon­trent en image ce tour­ment, ce temps pré­para­toire où les idées rodent sur le ver­sant maus­sade ? Les Baigneuses tra­vail­lent en silence l’esprit du pein­tre depuis qu’il sait qu’il doit hon­or­er son pays et la frag­ile république.

Dans l’accrochage de l’expo ce thème de la guerre a certes été retenu mais, chose curieuse il appa­rait avec un déplace­ment ! En effet c’est lors de l’accrochage qui suit les trois repro­duc­tions que le thème « Baigneuses de guerre » s’annonce mais sans que Guer­ni­ca ne soit cité, sauf erreur de ma part ! Les respon­s­ables auraient ils cédé à une volon­té de ne pas dés­espér­er leur pub­lic en n’insistant pas sur la pos­si­bil­ité de l’humeur som­bre du pein­tre ? Quelques semaines plus tard, quand Picas­so se lance dans Guer­ni­ca, il sem­ble avoir retrou­vé verve et mor­dant ce que mon­trent bien les vis­ages qui, bouch­es ouvertes, sont tournées vers le som­met du tableau, ago­nisant certes mais valeureux et toniques dans un ultime geste de révolte où ils sem­blent crier et hurler l’horreur. Mou­ve­ments et lumière com­mu­niquent des sen­ti­ments mêlés, larmes mélan­col­iques et de révolte, qui donne à cette fresque toute sa puis­sance trag­ique.

Décidé­ment les Baigneuses demeurent auréolées de leur mys­tère, sig­nalant l’attente créa­trice qui a accom­pa­g­né le geste graphique qui les a pro­duits ; quelques semaines plus tard, le 26 avril, une escadrille de bom­bardiers alle­mands libère la colère et la révolte qui va don­ner le jour à une œuvre puis­sante, insur­rec­tion­nelle, quit­tant ain­si l’étrange morosité qui par­court les trois tableaux… Cette expo­si­tion sait présen­ter des temps trou­blés avec déli­catesse et mérite d’être accueil­lie avec grav­ité.

Jean-Yves Tamet