Sarah Moon — Carnets de route « L’Une et l’Autre »

À l’occasion de la Journée inter­na­tionale des droits des femmes  et du Mois de la pho­to, la galerie FAIT et CAUSE a présen­té le 8 mars 2015, les dix pre­miers réc­its pho­tographiques de la col­lec­tion « Car­nets de route » dirigée par Sarah Moon, et élaborés dans les ate­liers 100 Voix, créés par José Chidlovsky.  Ces travaux sont réal­isés par des femmes vic­times d’exclusion ou en sit­u­a­tion de pré­car­ité, rési­dentes de Cœur de femme, une des struc­tures d’accueil de l’Association Aurore. Celle-ci a pour mis­sion le soin, l’hébergement et la réin­ser­tion pro­fes­sion­nelle cumu­lant souf­france psy­chique ou mal­adie chronique et dif­fi­cultés sociales.
« Jour­naux intimes, sen­si­bles et authen­tiques, réal­isés par des femmes qui ont en com­mun de s’être retrou­vées à la rue du jour au lende­main. Elles ten­tent ici de recom­pos­er leur iden­tité au moyen de cette « petite voix » qui, selon Eugène Smith, s’échappe par­fois de la pho­togra­phie ».

Aujourd’hui, une fois de plus, le 8 Mars 2017, FAIT et CAUSE donne une voix à ces femmes. L’une et l’autre s’appellent Kasia, Lyli­ie, Péné­lope, Nel­ly, Adèle, Bahia, Blan­dine, Gaby, Marie, Salah, Siham et Sil­vana.
Expo­si­tion jusqu’au 29 Avril 2017 : Fait et Cause, 58 rue Quin­cam­poix 75004 Paris

Les Car­nets de route :
« Ils sont la con­créti­sa­tion de cette ten­ta­tive de trou­ver un nou­veau lan­gage à tra­vers l’image ». Des réc­its poignants appa­rais­sent au début du car­net, où l’on retrou­ve la nos­tal­gie des sou­venirs heureux de l’enfance, mêlés de sou­venirs trau­ma­tiques. Plusieurs femmes s’adressent à leur mère, rela­tion idéal­isée ou souf­frante, ce jour­nal intime leur per­met d’exprimer leur voix d’enfant.
Les auto­por­traits nous révè­lent leur iden­tité, la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes. On décou­vre des vis­ages tristes, sérieux, souri­ants, ou par­fois une ombre seule­ment, comme s’il était impos­si­ble de se fig­ur­er soi-même.

Les car­nets sont com­posés de beau­coup de pho­tos en noir et blanc, qui reflè­tent leur souf­france, leur soli­tude, asso­ciées à des mots en couleur, qui sur­gis­sent comme des appels au sec­ours : « STOP, STOP, STOP » ou « Lâche moi ! » ou encore « peur de la peur », qui témoignent de la dimen­sion trau­ma­tique de leur his­toire, d’une rup­ture avec leur exis­tence psy­chique. On retrou­ve plusieurs images d’espaces fer­més, de bâti­ments isolés, d’une nature som­bre et inquié­tante, et des thèmes autour de l’insomnie, l’angoisse, la mort, la décep­tion et la vio­lence famil­iale.

Mais une pul­sion de vie cir­cule aus­si dans ces car­nets, à tra­vers l’évocation des êtres chers, quelques touch­es de lumière, de couleurs par­fois vives, comme une lueur d’espoir, et des mots  asso­ciés aux pho­tos, tels que « Ecrire, pho­togra­phi­er, rire…Profitez de la vie, pren­dre le temps de vivre ». Elles évo­quent leurs sen­ti­ments, désirs, dans ce car­net qui représente une ten­ta­tive d’évasion. Elles peu­vent se « rêver ailleurs » comme l’écrit l’une d’entre elles.

La valeur thérapeu­tique de ces ate­liers de pho­to
Dans l’interview de Sarah Moon pour la revue Regards, elle par­le de la pho­togra­phie comme une « thérapeu­tique du regard ».
Pour la pho­tographe, ces car­nets de pho­tos per­me­t­tent aux femmes une ten­ta­tive d’élaboration de leur his­toire. « Ces femmes blessées se réap­pro­prient leur iden­tité au fil de l’élaboration de leurs réc­its sin­guliers, dont l’authenticité se révèle dans cha­cune de leurs pho­togra­phies ».

Sarah Moon nous rap­pelle l’importance de la régu­lar­ité des ren­dez-vous avec ces femmes, dont les vies ont sou­vent été mar­quées par des par­cours d’errance, « qu’elles aient con­nu la vio­lence con­ju­gale, la con­di­tion de migrante, la mal­adie ou la tox­i­co­manie… On ne peut pas les décevoir une fois de plus ». Un cadre est fixé, tous les lundis et samedis matins, elle leur apprend à se servir de leur appareil pho­to, ce qui a une valeur struc­turante pour elles. « Cha­cune accu­mule alors un car­net de pho­tos que nous avons bap­tisés Car­nets de route, avec leur voix et leur vision pro­pre ».

La pho­tographe par­le d’une réap­pro­pri­a­tion d’une iden­tité blessée, qui passe aus­si par le rire, au sein de ce tra­vail col­lec­tif. Ain­si, ces ate­liers de pho­togra­phie ne per­me­t­tent pas seule­ment à ces femmes vic­times d’exclusion de se racon­ter, mais aus­si de vivre une expéri­ence affec­tive très riche en groupe. Il s’agit d’un pro­jet com­mun, où les femmes qui ont des prob­lé­ma­tiques sim­i­laires, peu­vent s’identifier les unes aux autres, en s’appuyant sur un tiers.
Elle les aide à organ­is­er le matériel brut, leurs pen­sées, émo­tions, via la réal­i­sa­tion du car­net de route, sans juge­ment, mais sans inter­préter leur his­toire bien-sûr. Il s’agit d’un proces­sus de créa­tion, « un moment de vie et de recom­mence­ment, de réélab­o­ra­tion de soi ». Elle leur rap­pelle que l’intention esthé­tique n’a aucun intérêt et qu’il s’agit de voir « ce qui se passe et arrive der­rière les choses ».

Sarah Moon évoque la « force de l’inconscient dans ces pho­tos ». Elle dit aux femmes que la pho­to est « un écho entre le monde et soi ». La pho­to serait ain­si comme une réson­nance entre la réal­ité extérieure et la réal­ité psy­chique. Elle leur offre la pos­si­bil­ité d’entrer en con­tact avec elles-mêmes, et leur petite musique intérieure, tout comme l’analyste le per­met au patient à tra­vers l’association libre sur le divan.
Pour elle « la pho­togra­phie est un lan­gage… une voix qui aus­si frag­ile soit-elle, finit par affleur­er au fil de l’élaboration de ces réc­its de vie ». Elle évoque le cas d’une femme pour qui ce car­net de route est devenu un out­il thérapeu­tique de pen­sée, qu’elle util­i­sait dans sa thérapie, « son tré­sor ». Ain­si, pour les femmes qui ont du mal à met­tre en mots leur souf­france, la pho­togra­phie leur per­met de l’exprimer à tra­vers les images, mais aus­si de la sub­limer.

La pho­tographe évoque les mots, légen­des, réc­its, qui ne peu­vent venir qu’après-coup, pour éclair­cir ce que dit la pho­to, ce qu’elle nomme « thérapeu­tique du regard » c’est à dire « appren­dre à voir ce qu’on voit ». Elle ajoute que la pho­togra­phie con­siste peut-être à « s’attarder à ce qu’on voit, et savoir qu’on charge ce que l’on voit de ce que l’on est ».
Comme en analyse, le patient réécrit son his­toire au fil de son élab­o­ra­tion psy­chique. Les images, les pen­sées sont mis­es en mots, et l’analyste tente de décel­er les représen­ta­tions psy­chiques qui y sont asso­ciées. Il amène petit à petit le patient à se regarder et à regarder le monde autrement.