De la disparition à la déposition

Julia Pélissier et Mathieu Petit-Garnier reviennent sur le documentaire Tant qu’ils ne retrouvent pas le corps de Rémi Lainé et Pascale Robert-Diard, en accès libre sur Arte jusqu’au 30 mars 2024. Cette série en trois épisodes met en scène l’affaire Le Roux-Agnelet en donnant la parole à ceux qui l’ont vécu.
À la suite de l’article, un entretien avec le réalisateur Rémi Lainé aborde le travail documentaire et la fabrication de ce film.

Notre his­toire, celle de nos mythes, pour­rait se réduire à un enchaîne­ment de faits divers, à moins que ce que nous appelons « fait divers » ne soit que la loin­taine résur­gence de la mytholo­gie qui fonde notre civil­i­sa­tion. 
Deux jumeaux se bat­tent. Au cours de la rixe, l’un tombe et se tue. Une enquête est en cours pour savoir si le sur­vivant n’a pas assas­s­iné son frère. Encore un drame de la jalousie : envieux de son frère, préféré du père, il le tue. Trag­ique incendie. Seul un cou­ple et ses deux filles parvi­en­nent à s’échapper de la ville en flamme, mais la mère de famille meurt au cours de leur fuite.
Romu­lus et Remus, Caïn et Abel, Loth et ses filles, ces héros de ce qui peut appa­raître comme des faits divers ren­dent compte des motions incon­scientes que les psy­ch­an­a­lystes aiment à décou­vrir : la jalousie frater­nelle, l’amour des filles pour leur père.

Patrick Avrane, Les faits divers. Une psy­ch­analyse, 2018

La dis­pari­tion d’Ag­nès Le Roux et ses mul­ti­ples rebondisse­ments ont depuis presque quar­ante ans nour­ri avec fer­veur les colonnes des faits divers puis celles des chroniques judi­ci­aires pour finale­ment con­stituer une sub­stance nar­ra­tive et romanesque spec­tac­u­laire don­nant lieu à de nom­breux reportages et fic­tions. Le doc­u­men­taire en trois par­ties Tant qu’ils ne retrou­vent pas le corps de Rémi Lainé et Pas­cale Robert-Diard com­mence par nous présen­ter « l’af­faire » à par­tir de la matière médi­a­tique. Des archives sonores et visuelles illus­trent au cours des trois épisodes le déroulé de la dis­pari­tion d’Ag­nès Le Roux en 1977, puis des trois procès accu­sant Mau­rice Agnelet, jusqu’au dernier acte à la cour d’as­sis­es de Rennes en 2014, qui sem­ble lui, nous être dévoilé au présent. Ces extraits d’ac­tu­al­ités ou de reportages ne trans­met­tent pas seule­ment des infor­ma­tions sur l’af­faire ; à tra­vers les jin­gles, les habil­lages d’an­tennes ou les voix (re)connues des jour­nal­istes, ces ves­tiges du passé rap­pel­lent au spec­ta­teur un univers et une époque, un moment de l’his­toire récente française, d’une con­cré­tude sen­sorielle qui nous ren­voie aus­si à notre his­toire intime. Cette affaire à bien des égards énig­ma­tiques, dont il serait presque auda­cieux de n’avoir jamais enten­du par­ler, est inscrite dans la toile de fond d’une vie passée dont on se sou­vient plus ou moins vague­ment. La dis­pari­tion de cette jeune femme viendrait-elle faire écho aux objets per­dus en cha­cun de nous ?

De ce dis­cours soutenu par l’identification col­lec­tive, le doc­u­men­taire nous amène vers d’autres archives, intimes cette fois, celles de ceux qui ont vécu cette dis­pari­tion de façon trau­ma­tique, de ceux qui n’ont jamais pu refouler la scène orig­i­naire trop énig­ma­tique­ment vio­lente de ce qu’est devenu l’affaire Le Roux-Agnelet. Appa­rais­sent pro­gres­sive­ment des pho­tos que les années ont sou­vent fait jau­nir, des let­tres man­u­scrites aux sig­na­tures par­fois dou­teuses, ou encore, et de façon plus sur­prenante, des enreg­istrements sonores ou vidéos d’où l’époque crépite : autant de traces per­son­nelles autre­fois pièces à con­vic­tions con­fiées aux doc­u­men­taristes par les intimes d’Ag­nès ou de Mau­rice, comme on les entend appel­er (et par­ler) désor­mais. 

© Rémi Lainé

Enfin, ces archives, qu’elles soient col­lec­tives ou par­ti­c­ulières, dia­loguent avec un matériel inédit : les vis­ages fam­i­liers ont vieil­li et nous les retrou­vons aujour­d’hui au tra­vers d’en­tre­tiens sin­guliers, offrant aux spec­ta­teurs (et aux inter­viewés ?), la pos­si­bil­ité d’un temps d’après. Chaque per­son­nage est filmé au sein de son envi­ron­nement actuel ou peut-être quo­ti­di­en, dans l’in­tim­ité de son décor d’au­jour­d’hui, au sein d’une intéri­or­ité dont les murs nous appa­rais­sent plus ou moins frag­ilisés. Les frères et sœurs, les enfants, les fils témoignent non plus à la barre mais à nous spec­ta­teurs, des effets de cette his­toire qui demeure d’abord la leur. 

« Rien n’est plus impudique, obscène même, qu’un dossier d’in­struc­tion » écrit Pas­cale Robert-Diard dans son livre La Dépo­si­tion dont le doc­u­men­taire est adap­té. La jus­tice qui s’empare de l’in­time se révèle par­fois d’une indé­cence chirur­gi­cale. Mais en tem­pérant la curiosité voyeuriste inévitable au fait divers, le réal­isa­teur parvient à réin­scrire déli­cate­ment l’af­faire médi­a­tique dans la vie de per­son­nal­ités vivantes et nuancées. La caméra se tient à bonne dis­tance de son objet, afin de saisir chaque pro­tag­o­niste dans son vécu sans le sur-expos­er, lais­sant à cha­cun le droit à ses silences et à un réc­it qui lui est pro­pre. 

En un sens, c’est à cette ambi­tion à la fois sub­jec­ti­vante mais extrême­ment coû­teuse que nous con­fronte ce film : que chaque mem­bre d’une famille s’autorise une parole pro­pre (n’est-ce pas d’ailleurs de cette ten­ta­tive qu’est née «l’affaire » ? Avant qu’elle ne dis­paraisse, les choix d’Agnès Le Roux sont vécus par les siens comme une trahi­son). Et aus­si con­stru­its ou mis en scène soient-ils, c’est peut-être par ces temps silen­cieux au sein d’un face-à-face proces­suel que ces entre­tiens réson­nent par­ti­c­ulière­ment pour nous. 

Cette affaire sem­ble en quête per­ma­nente de réc­it, et Rémi Lainé fait de ses per­son­nages des nar­ra­teurs, dont la mise en intrigue revêt une fonc­tion struc­turante, en rejoignant en un sens la per­spec­tive déployée par Ricœur, « Nous racon­tons des his­toires parce que finale­ment les vies humaines ont besoin et méri­tent d’être racon­tées. Cette remar­que prend toute sa force quand nous évo­quons la néces­sité de sauver l’histoire des vain­cus et des per­dants. Toute l’histoire de la souf­france crie vengeance et appelle réc­it ». Le film témoigne des effets de sa fab­ri­ca­tion, de son mon­tage, et du temps long de la con­struc­tion sur la parole de ceux qui y ont par­ticipé. Nous assis­tons, par ces entre­tiens, au déploiement d’une nar­ra­tiv­ité con­fig­u­rante, qui sem­ble soutenir sinon favoris­er une cer­taine com­préhen­sion de soi au prof­it d’un sen­ti­ment de con­ti­nu­ité d’existence, là où l’identité s’échafaude sur le réc­it.  

Si la jus­tice est elle en quête d’une vérité judi­ci­aire sur laque­lle appuy­er son ver­dict, on sait que la vie psy­chique doit faire l’aveu du pluriel en tolérant une mul­ti­tude de vérités par­fois con­tra­dic­toires. Le refoule­ment, le déni ou le cli­vage ten­teront de recon­stituer une pos­si­bil­ité de fonc­tion­nement psy­chique en les faisant coex­is­ter plus ou moins effi­cace­ment. En exposant l’af­faire Le Roux-Agnelet telle une tragédie antique où plusieurs généra­tions ten­tent tant bien que mal de se désenchevêtr­er d’une malé­dic­tion fon­da­trice, le doc­u­men­taire nous donne à voir les amé­nage­ments psy­chiques de cha­cun des mem­bres encore vivants des deux familles face à une accu­sa­tion de meurtre restée sans preuve irréfutable. 

© Rémi Lainé

Côté Le Roux, la haine sem­ble avoir trou­vé ses let­tres de noblesse ; la famille d’Agnès témoigne avec dig­nité de sa douleur et d’un besoin réponse. Cette famille est con­fron­tée au manque, au trou lais­sé par une dis­pari­tion sans réc­it pos­si­ble ; tan­dis que l’autre, celle de l’accusé, doit com­pos­er avec des révéla­tions acca­blantes. Et au cours de ces trois épisodes, le drame bas­cule d’une famille à l’autre. C’est du côté de la famille Agnelet que la parole nous appa­raît la plus déroutante et sig­ni­fica­tive : le doc­u­men­taire se resserre pro­gres­sive­ment autour du per­son­nage de Guil­laume Agnelet, que l’on se plaît à croire à même de s’extraire non sans héroïsme de la fatal­ité. Si le titre du livre dont il s’inspire se réfère à l’acte — La Dépo­si­tion — celui du doc­u­men­taire en a retenu les mots. Pas n’importe lesquels : ceux qu’on a ten­té d’enterrer, d’oublier, d’ignorer ; ceux qui ont fait l’objet d’une lutte ter­ri­ble, avant de con­stituer un cer­tain soulage­ment. Pronon­cés l’air de rien par un père accusé à son fils ado­les­cent et loy­al, c’est de leurs effets dont Rémi Lainé et Pas­cale Robert-Diard pro­posent le réc­it. Con­traire­ment au corps de la jeune femme, ces mots, eux, n’ont pas pu dis­paraître de la mémoire de Guil­laume. 

Ces mots du père n’échappent pas à leur des­tin et devi­en­nent, imman­quable­ment, un secret de famille. Mère et fils savent, et se taisent. Dès le pre­mier des trois épisodes, très tôt dans le réc­it, Guil­laume Agnelet le dit : « je dois garder le secret parce que c’est mon père ». Il se soumet ain­si à un inter­dit, et du père au fils, ce secret a quelque chose d’incestuel. « Pourquoi ne s’accorderait-il pas le droit d’écraser ses sou­venirs ? », lui qui a pen­dant plusieurs années délibéré­ment soutenu son père, en par­tic­i­pant de façon si active à l’élaboration de sa défense, de plus en plus vac­il­lante. 

Mais à ce titre, la jus­tice sem­ble éton­nement bien faite, rap­pelle Pas­cale Robert-Diard :

La loi, qui con­naît mieux la vie qu’on ne le dit par­fois, a prévu des cas comme ça. Elle dit que lorsqu’on est le père, la mère, le frère, la sœur, l’enfant ou le con­joint de l’auteur d’un crime ou d’un délit, on ne peut pas être puni pour ne pas l’avoir dénon­cé. Que se taire n’est pas un délit pénal mais un con­flit moral qu’il appar­tient à cha­cun de résoudre comme il peut. Elle con­cède aus­si à la famille le droit de men­tir, en la dis­pen­sant de prêter ser­ment à la barre des témoins.

La Dépo­si­tion, p.82

Sur­prenante dis­po­si­tion juridique qui sem­ble servir un cli­vage fonc­tion­nel de con­trainte, en main­tenant la pos­si­bil­ité d’existence légale des ram­bardes pro­tec­tri­ces du secret. « Si le secret fait des fous, la révéla­tion fait alors des morts » écrit Gérard Bayle en rap­pelant le secret à l’origine de la malé­dic­tion des Lab­dacides dont Œdipe et sa descen­dance subiront les con­séquences que l’on con­naît. 

Com­ment Guil­laume a t‑il pu se dégager de cette emprise ? D’où est finale­ment pos­si­ble ce lourd pas de côté vers le chemin de la dépo­si­tion ? 

Le film s’est passé du recours explicite au dis­cours des experts psy­chi­a­tres ou psy­cho­logues mobil­isés par l’affaire, et son intérêt repose ici bien davan­tage sur le tra­jet du fils jusqu’à son dégage­ment que sur l’énième por­trait sen­sa­tion­nal­iste d’un per­vers nar­cis­sique. Pour­tant, dans son livre, Pas­cale-Robert Diard artic­ule ces deux aspects :

Cer­taines vagues sont plus fortes que d’autres. Comme ce jour où le psy­chi­a­tre chargé de l’expertise de son père a été enten­du à la barre. Quelques phras­es de sa dépo­si­tion s’étaient fichées comme des pointes vénéneuses dans sa mémoire : “Pour Mau­rice-Agnelet, l’autre n’existe pas. Il est englouti. Dans son lien à autrui, Mau­rice Agnelet est indif­férent à celui qui est au bout du lien. Ce qu’il aime, c’est le lien et il n’y a pas de rup­ture pos­si­ble de ce lien. Toute per­son­ne qui tente de lui échap­per doit être réduite.”Elles réveil­laient chez Guil­laume la brûlure de la scène de la cui­sine à Cham­béry. C’était la pre­mière fois qu’il entendait exprimer par un autre ce qu’il ressen­tait au tré­fonds de son être.

La Dépo­si­tion, p.84

D’une dépo­si­tion à l’autre… Si l’institution judi­ci­aire de manière générale s’est érigée en tiers décisif et con­tenant, c’est non sans con­nivence amusée pour nous d’ap­pren­dre que c’est ici la parole du psy qui l’incarne en par­ti­c­uli­er. Son père, à l’o­rig­ine homme de lois, en a dénié les digues ; c’est en s’en res­sai­sis­sant que Guil­laume fera tomber celles du secret. 

À l’heure où nous écrivons ces lignes, on apprend qu’une fois de plus, l’affaire fait l’objet d’une nou­velle fic­tion, Tout pour Agnès. On l’a dit, avant même d’être défini­tive­ment close par la jus­tice en 2014, nom­breux sont ceux qui s’en sont inspirés : des mag­a­zines télévisés d’investigation, des doc­u­men­taires radio­phoniques (Fab­rice Drouelle en a fait une Affaire sen­si­ble), des adap­ta­tions fic­tion­nelles (André Téch­iné a mis en scène l’o­rig­ine du drame dans L’homme qu’on aimait trop), etc. Com­ment com­pren­dre cet engoue­ment créatif insa­tiable, presque obstiné ? Remé­mora­tion, répéti­tion et per­lab­o­ra­tion ? Les dif­férents pro­tag­o­nistes de ce drame fasci­nent, séduisent, répulsent. La mul­ti­pli­ca­tion de ces nom­breuses créa­tions doc­u­men­taires et artis­tiques viendraient-elles répon­dre au besoin de renou­velle­ment d’une fonc­tion cathar­tique, au sein d’un après-coup plus ou moins long ? Cet arti­cle s’inscrit d’ailleurs sans doute lui-même dans cette dynamique qui se répète, où le passé se trou­ve sans cesse repen­sé, remod­elé, où la mémoire explore de nou­velles formes pos­si­bles. 

Le doc­u­men­taire s’achève sur les pro­pos des deux fils du désor­mais défunt Mau­rice Agnelet. Si l’un con­sid­ère depuis une large plage bre­tonne que sa dépo­si­tion donne à sa fille « toutes les cartes en mains pour ne pas rester blo­quée » comme il a pu l’être, l’autre instal­lé en Nou­velle-Calé­donie loin de la métro­pole demeure con­va­in­cu que le fardeau se trans­met­tra. Son fils devra répon­dre à la ques­tion : « Es-tu le petit-fils de l’assassin ? ».

D’une généra­tion à l’autre hantent dénis et cli­vages, dont les quelques élé­ments don­nés par le doc­u­men­taire sur les par­ents de Mau­rice Agnelet offrent un aperçu glaçant et la mesure des forces à affron­ter pour se dégager de tels fan­tômes.


Avrane Patrick, Les faits divers. Une psy­ch­analyse. PUF, 2018
Bayle Gérard, Épître aux insen­sés (Études sur les cli­vages). Press­es Uni­ver­si­taires de France, «Épîtres», 1998
Ricœur Paul, Temps et réc­it. Paris, Seuil, 1983–1985
Robert-Diard Pas­cale, La Dépo­si­tion. L’Iconoclaste, 2016
Téch­iné André, L’Homme qu’on aimait trop. 2014 – d’après Une femme face à la mafia de Renée Le Roux et Jean-Charles Le Roux, Albin Michel, 1989.


Poussés par la curiosité, et accompagnés de Cécile Corre, nous avons rencontré le réalisateur Rémi Lainé afin de l’interroger sur la fabrication de ce film.

Rémi Lainé, pour­riez-vous com­mencer par nous racon­ter votre par­cours ?

À l’o­rig­ine, avant de réalis­er des films, je suis un jeune jour­nal­iste, fasciné par les faits divers depuis l’enfance. Détec­tive, avec ses unes de Di Mar­co – devenu main­tenant un dessi­na­teur culte – était con­sid­éré à l’époque comme de la presse de caniveau ; mais avec les his­toires qu’on y racon­tait, on plongeait à chaque fois dans les con­tes de Per­rault, de Grimm, dans la mytholo­gie grecque. On avait table ouverte sur les fon­da­men­taux de la con­di­tion humaine, les crimes pas­sion­nelles, les tragédies famil­iales. Quand j’ai débuté à 19 ans dans un jour­nal local, le Pays de Franche-Comté, j’étais le nez sur le guidon, à l’affut de ces his­toires hors normes, avec en plus cette adré­naline pro­pre à la presse quo­ti­di­enne.
Mais le prob­lème, c’est que mes sources prove­naient essen­tielle­ment de la police, des gen­darmes et des mag­is­trats, ce qui rédui­sait la façon dont on pou­vait racon­ter les his­toires. J’ai à ce pro­pos une anec­dote qui a du sens, qui ren­voie à la famille : dans les années 1980, je me suis intéressé à un motard qui braquait des ban­ques avec élé­gance : il envoy­ait un bou­quet de fleurs à la cais­sière le lende­main, pro­po­sait un siège à une vieille dame qui attendait au guichet… Cet homme a fini par se faire cof­fr­er mais a ensuite réus­si à s’évader. Alors qu’il était en cav­ale, il a dû lire l’article que j’avais écrit sur lui, et a envoyé une carte postale au jour­nal pour lequel je tra­vail­lais : « Bons bais­ers d’un pays où l’on respire à pleins poumons ». Pen­dant plusieurs années, on n’en­tend plus par­ler de lui, on croit qu’il est au Cana­da où des rumeurs sur­gis­sent de temps en temps. Un jour, un gen­darme me par­le d’un braque­ur soli­taire à moto, qui « tape » en Bre­tagne et pour­rait bien être l’homme en ques­tion : je passe quelques coups de fil, je recense une ving­taine de braquages qui lui sont imputa­bles et je fais son por­trait en dou­ble page, très fier, pour racon­ter que notre gen­tle­man était réap­paru. L’article paraît un 24 décem­bre, mon télé­phone sonne ce matin-là. Une dame d’un cer­tain âge demande à par­ler à l’auteur de l’article : « Vous avez des enfants, Mon­sieur ? Vous comptez en avoir ? Si vous avez des enfants un jour, je vous souhaite qu’il ne vous arrive jamais ce qui m’est arrivé ce matin : avoir des nou­velles de mon fils qui ne m’a pas don­né signe de vie depuis qua­tre ans en ouvrant le jour­nal. Vous auriez au moins pu me pass­er un coup de fil ». C’était sa mère. J’ai eu honte. Con­tac­ter les proches du braque­ur, ça ne m’avait pas tra­ver­sé l’esprit… Je crois qu’inconsciemment, c’est à ce moment-là que j’ai décidé de quit­ter le fait divers pour faire du doc­u­men­taire, creuser les his­toires. 

Com­ment s’est opéré ce virage ?

Deux-trois ans plus tard, j’avais 25 ans, et je com­mençais à me lass­er sérieuse­ment des faits-divers à la sauce locale. Je suis con­tac­té par un des piliers de la télévi­sion de l’époque, le réal­isa­teur Daniel Kar­lin, qui tra­vail­lait sur des ques­tions de société, et qui avait pour co-auteur le psy­chi­a­tre Tony Lainé. On n’avait aucun lien de par­en­té mais ça les amu­sait de recruter quelqu’un qui por­tait le même nom. La ren­con­tre avec Kar­lin a été un coup de foudre. Il m’a apporté ce qui me man­quait à l’époque, il cher­chait à don­ner du sens à des his­toires qui a pri­ori n’en avaient pas. Radi­ogra­phie d’un meurtre con­clu­ait sa série L’Amour en France (1989) qui a mar­qué l’histoire de la télévi­sion (La Une du Figaro Mag­a­zine, « L’Amour en France, télé cochonne ! »). C’est le pre­mier film de Daniel auquel j’ai col­laboré. Il me fasci­nait par sa manière de recueil­lir la parole de celles et ceux qui avaient été impliqués dans cette his­toire et n’avaient jamais pu vrai­ment s’exprimer. Il leur redonnait une épais­seur humaine, une com­plex­ité.  Il y avait quelque chose de récon­for­t­ant, on avait l’impression, en redonnant la parole à ceux qui en avaient été privés, d’avoir une véri­ta­ble util­ité sociale.

Tony Lainé, qui for­mait ce tan­dem avec Daniel Kar­lin a eu une place très impor­tante dans ces années-là en faisant pass­er dans le champs médi­a­tique les notions que la psy­ch­analyse était en train de dévelop­per dans le champ de la psy­chi­a­trie de secteur (La rai­son du plus fou) ou celui de la péri­na­tal­ité (Le bébé est une per­son­ne) dans les années 1980. Com­ment vous êtes-vous inscrit dans ce mou­ve­ment ?

Chez mes par­ents, ça ne cau­sait pas beau­coup. Mon père était tech­ni­cien chez Peu­geot et ma mère compt­able, avec de part et d’autre de jolis trau­ma­tismes. Ma mère fai­sait beau­coup d’ef­forts parce qu’elle avait tout de même con­science des effets de la parole, elle ado­rait écouter Françoise Dolto à la radio ; mal­gré tout, les psys, c’était pour les fous, on n’en par­lait pas. Donc en tra­vail­lant avec Tony Lainé, je côtoy­ais de près un psy­chi­a­tre pour la pre­mière fois. Il avait un remar­quable bon sens, il éclairait les zones d’ombre. J’avais un côté chien de chas­se qui déter­rait les his­toires et les per­son­nages, Daniel et lui, dans une espèce d’osmose psy­ch­an­a­lyti­co-ciné­matographique appor­taient du sens, bien au-delà du tra­vail d’enquête. Pour Tony, je suis devenu « l’ami Rémi, qui n’est ni mon fils, ni mon père ». À sa mort en 1992, j’ai béné­fi­cié de ce nom com­mun en recon­sti­tu­ant le duo Kar­lin-Lainé avec Daniel.

© Rémi Lainé

Votre doc­u­men­taire sur l’affaire Le Roux-Agnelet démarre juste­ment comme un fait divers avec l’évocation d’un crime, une his­toire de famille, une ambiance mafieuse autour des grands casi­nos de la Riv­iera et une tem­pête médi­a­tique. Com­ment en êtes-vous arrivé à cette his­toire ?

Je rêvais depuis longtemps de revenir au fait-divers. À la fin du con­fine­ment en 2020, un de mes proches amis, le doc­u­men­tariste Mosco Levi Bou­cault m’appelle pour m’inciter à adapter le livre de Pas­cale Robert-Diard, La Dépo­si­tion. Il aurait très bien pu le faire lui-même, mais il insiste en dis­ant que c’est une his­toire pour moi. Je vois dans le livre de Pas­cale une belle oppor­tu­nité : l’his­toire des casi­nos, le con­texte fasci­nant, l’héri­tière traître et dis­parue. Mais surtout, ce sont ces deux familles, étroite­ment liées à l’origine, qui m’intéressent.
Au départ, je ne sais pas exacte­ment ce qui m’interpelle per­son­nelle­ment. La réal­i­sa­tion d’un film dure générale­ment deux ou trois ans et c’est seule­ment après que je com­prends pourquoi je m’y suis engagé, et com­ment cela résonne sur le plan plus per­son­nel, intime.
Dans un pre­mier temps, je ne vois pas encore com­ment racon­ter dif­férem­ment une his­toire qui a fait l’objet de dizaines d’émis­sions de télévi­sion. J’y vais un peu à recu­lons, puis finale­ment la matière m’a don­né de l’ap­pétit. Patri­cia Le Roux (la sœur d’Agnès dis­parue) est une amie de longue date des Kar­lin. C’é­tait une per­son­nal­ité du monde de la cul­ture, femme de théâtre. Elle évolu­ait sous son nom de mariage, sans doute pour se tenir à dis­tance de son his­toire famil­iale. C’est avec elle que je com­mence, en béné­fi­ciant de l’amitié avec les Kar­lin. On s’est beau­coup revu, on a pris du temps. Elle me par­le à cœur ouvert et je mesure alors la puis­sance de la saga.

Donc le pro­jet démarre par une ren­con­tre, des échanges…

Avec chaque per­son­nage que je ren­con­tre pour le film, je développe la rela­tion à l’instinct, une stratégie par­ti­c­ulière qui n’est pas préméditée mais qui s’appuie juste­ment sur ce que per­met la rela­tion établie. Lors des entre­tiens, cha­cun sait qu’il pour­ra voir toutes les séquences mon­tées dans lesquelles il appa­raît, deman­der des mod­i­fi­ca­tions et décider s’il souhaite ou non que je les con­serve pour le mon­tage final. Du reste, c’est lié au droit à l’image, un droit con­sti­tu­tion­nel. Mais insis­ter sur la pos­si­bil­ité du revoir est aus­si un sub­terfuge. Cela per­met de créer un cli­mat de con­fi­ance, de favoris­er une parole libre.
Quand on part à la recherche de l’in­time, c’est la moin­dre des choses. 

J’ai ensuite ren­con­tré Jean-Charles Le Roux, le jeune frère d’Agnès. Durant tout le périple judi­ci­aire (37 ans…), il s’est fait porte-parole de la famille. C’est un homme acces­si­ble de prime abord, sym­pa­thique. Il était un bon client pour les jour­nal­istes, tou­jours la phrase qui fai­sait mouche, reprise dans les jour­naux télévisés. Mais la façon dont il avait pris l’habitude de par­ler de cette affaire ne me con­ve­nait pas pour le tra­vail que nous entre­pre­nions. Il fal­lait accéder à une parole dif­férente, plus per­son­nelle. Je ne ces­sais de lui dire : « Tu peux te lâch­er, de toutes manières, tu rever­ras tout ce qui est enreg­istré ».  J’ai eu l’impression de le brusquer. Il résis­tait à l’idée que l’on tourne chez lui mais je crois que peu à peu il a com­pris que c’était un tra­vail com­mun. Il nous a finale­ment ouvert sa porte. Quant à la chronolo­gie du tour­nage, on a béné­fi­cié d’une fenêtre de tir assez royale, si j’ose dire : non seule­ment l’affaire était close par la jus­tice, tous recours épuisés, mais Mau­rice Agnelet nous a fait le cadeau de mourir au moment où le pro­jet a com­mencé. Quand Téch­iné a fait son film sur cette affaire, L’Homme qu’on aimait trop en 2014, Agnelet ne l’a pas lâché et voulait tout maîtris­er. Nous, on a eu la chance de ne pas l’avoir dans les pattes. Je pense que la mort de Mau­rice Agnelet a aus­si con­tribué à libér­er la parole de Jean-Charles, sa rage était tombée. J’ai com­pris que Jean-Charles red­outait ce que ces entre­tiens allaient lui faire vivre sur le plan émo­tion­nel. Jean-Charles a per­du son père quand il avait neuf ans et peut-être qu’Agnelet – qu’il a bien con­nu – a représen­té un temps pour lui quelque chose de l’ordre d’une fig­ure pater­nelle. D’où sa rage ; non seule­ment parce qu’il était évi­dent que cet homme avait à voir avec la dis­pari­tion de sa sœur, mais qu’en plus, il l’avait manip­ulé, trahi. Mais si je tenais à « cass­er » les défens­es de Jean-Charles c’était aus­si pour lui don­ner une cer­taine épais­seur.
Cela dit, si je cherche les émo­tions lors du tour­nage, je m’en méfie aus­si. Quand quelqu’un pleure, je me recule, je coupe la caméra. Je tiens à ce que l’on perçoive l’émotion mais je n’aime pas mon­tr­er les gens pleur­er.

Vous utilisez un vocab­u­laire proche de celui des psy­ch­an­a­lystes qui par­lent aus­si de défens­es trop rigides, mais plutôt avec l’idée de les assou­plir. Il y a l’idée de l’af­fect comme des­ti­tu­ant une parole trop con­stru­ite, et en même temps vous dites que lorsqu’il y a trop d’émotions vous coupez la caméra. En psy­ch­analyse, on dit que l’af­fect ne ment pas…

Entre les deux il y a un tout petit chemin, étroit. Faire « cra­quer » les défens­es des per­son­nes avec qui je m’entretiens, tout en prenant soin de l’image qu’ils lais­sent. Une fois le film dif­fusé, ils sont face à eux-mêmes, et je tiens à ce qu’ils n’aient aucun regret. Quand le bateau repart, eux restent à quai…
Daniel Kar­lin pre­nait tou­jours des notes pen­dant les entre­tiens pré­para­toires au tour­nage ; il notait dans ses car­nets les mots sur lesquels la per­son­ne pou­vait buter, ce que les corps dégageaient, les gestes qui leur échap­paient, les affects qui sur­gis­saient. Puis ma quête des émo­tions est aus­si empreinte des reli­quats de mon passé de « chien de faits divers », elles ren­dent l’histoire attrac­tive.
Par­fois, des per­son­nes qui ont tou­jours fan­faron­né de n’avoir jamais pleuré craque­nt pour la pre­mière fois devant la caméra. Kar­lin dis­ait qu’apparaître devant une caméra, avec der­rière, une parole qui devient publique, fai­sait par­fois sur­gir des choses qui ne s’étaient jamais pro­duites.
Il m’est aus­si arrivé de saisir des fous rires inat­ten­dus, mais c’est plus rare.

On a aus­si été sen­si­bles à la dis­tance à laque­lle vous plac­i­ez la caméra… 

Oui, il y a tou­jours une juste dis­tance pour causer, deux-trois mètres min­i­mum. Plus près ça me sem­ble intrusif. Cela relève du bon sens. Comme lorsque vous recevez un patient, j’imagine qu’il y a comme une dis­tance « de sécu­rité » à respecter.
Puis le pro­pre du doc­u­men­taire, c’est qu’il y a des grandes ten­dances mais pas de règles, je n’en ai du moins pas encore trou­vées pour l’instant. En doc­u­men­taire, on peut tou­jours tout reques­tion­ner, c’est le genre le plus libre du ciné­ma.

Et les lieux, les décors ?

Quelqu’un qui pour­rait me recevoir chez lui et qui me donne ren­dez-vous ailleurs n’ouvre pas immé­di­ate­ment sa porte en grand. J’en déduis qu’il tient à dis­tance, comme Jean-Charles au début de notre ren­con­tre – même si ça peut évoluer, la preuve ! Je tenais à filmer les prin­ci­paux per­son­nages chez eux, don­ner à l’image une idée de là où ils vivent, les sor­tir de leur con­di­tion de per­son­nages médi­a­tiques. Par­fois j’étais un peu coincé… comme lorsque j’ai demandé à Guil­laume l’endroit où il se sen­tait le plus à l’aise pour par­ler, il s’est mis en tailleur sur son canapé… ce n’était ni le plus facile, ni le plus élé­gant. Mais c’est ain­si qu’il se sen­tait bien. Et tant pis pour la « belle image ».

À un autre moment du film, Guil­laume est assis devant une table sur laque­lle on a remar­qué un drôle d’objet, une petite boîte trouée qui nous a intrigués… 

On pour­rait peut-être appel­er ça un objet tran­si­tion­nel ! De mémoire, je dirais que c’est Guil­laume qui tenait à ce que cet objet soit dans le cadre, comme un mes­sage adressé à son frère Thomas. Ils parta­gent tous les deux une pas­sion pour Saint-Exupéry : cette boîte, c’est la repro­duc­tion en métal de celle dans laque­lle est enfer­mé le mou­ton du Petit Prince. C’est Thomas, soudeur de pro­fes­sion, qui l’avait faite pour lui des années aupar­a­vant.

© Rémi Lainé

Com­ment s’est passée la ren­con­tre avec Thomas et Guil­laume Agnelet ? 

Avec Thomas, comme il était très en colère con­tre Pas­cale Robert-Diard au moment de paru­tion de son livre que j’étais cen­sé adapter, je me doutais bien qu’il allait se méfi­er de moi. En prenant con­tact avec lui, je tenais à ce qu’il com­prenne ma posi­tion. Je lui dis : « je ne sais pas si ton père a tué Agnès, la seule chose cer­taine, c’est qu’il sait ce qui lui est arrivé. Est-ce que c’était suff­isant pour le con­damn­er, je n’en suis pas sûr ». Ça, il ne peut pas le con­tredire… Cet échange nous a per­mis d’établir une rela­tion qui s’est jouée cartes sur table ; on a pu se par­ler et se dire les choses même si elles ne font pas plaisir. Je crois que Thomas vit dans la foi de l’innocence de son père ; c’est déli­cat de con­tredire quelqu’un sur sa foi. Lorsque nous sommes allés pass­er une semaine chez lui en Nou­velle-Calé­donie, nous avons appris à mieux nous con­naître. Il restait très en colère con­tre Guil­laume, qui avec sa dépo­si­tion, avait rompu l’omertà, trans­gressé à ses yeux une sorte de loy­auté famil­iale.
Guil­laume, de son côté, cher­chait à renouer avec son frère. Mais au départ, il ne voulait pas par­ticiper au doc­u­men­taire, il con­sid­érait avoir déjà suff­isam­ment tra­vail­lé avec Pas­cale pour son livre. Quand il a su qu’on était chez Thomas, il a pris con­tact avec nous. Je pense qu’il y a vu l’op­por­tu­nité de se rap­procher de son frère. Il nous a « util­isés » et c’est très bien comme ça.

La rela­tion dev­enue impos­si­ble entre les deux frères est au cœur du film, tous les deux y appa­rais­sent très touchants pris dans le lien douloureux à leur père accusé de meurtre. Com­ment ont-ils reçu le film ? 

Thomas est venu à Paris, je tenais à ce qu’on le visionne ensem­ble. Je vous passe les con­di­tions désas­treuses (retard de l’avion, tsuna­mi, valise per­due) et déjà éprou­vantes de son arrivée… Il se présente très ten­du, comme prêt à l’affrontement. Il regarde les trois volets d’une traite, trois heures assis les yeux rivés sur la télé, à cinquante cen­timètres de l’écran. Au générique de fin, il se tourne vers moi, j’ai l’impression que son vis­age s’est apaisé, il y a un long silence puis il lâche : « C’est puis­sant ». Sur le moment, je n’ai pas eu d’autres réac­tions de sa part. Je crois qu’il était saisi par l’émotion.
Je lui ai don­né un cadeau que Guil­laume m’avait remis pour lui. Il l’a ouvert devant moi, c’était une repro­duc­tion de la boîte du Petit Prince, en bois. Guil­laume l’avait fab­riquée spé­ciale­ment pour lui. La même que celle en métal. Une boîte à la fois ouverte et fer­mée, qui laisse imag­in­er ce qu’on veut dedans, c’est tout le secret.
Le film pou­vait leur don­ner l’occasion de se réc­on­cili­er, j’étais moi-même pris par cet enjeu-là en essayant de con­va­in­cre Thomas de repren­dre con­tact avec son frère.

© Rémi Lainé

Au mon­tage, il y avait deux fins au film : celle que vous con­nais­sez où il est ques­tion de leurs enfants par qui passera peut-être la réc­on­cil­i­a­tion, et une autre qu’on a finale­ment coupée. Thomas y lisait un mes­sage de Guil­laume qu’il venait de recevoir, la veille de notre départ de Nou­velle-Calé­donie. C’était un mail assez étof­fé, plein de références à Saint-Exupéry. Guil­laume ter­mi­nait par trois ques­tions qui, je crois, ne ces­saient d’interroger Thomas : «… ce que j’ai dit à Rennes est-ce “réel” ou sim­ple­ment “vrai” ? Mau­rice Agnelet est-il réelle­ment un crim­inel, ou cela sim­pli­fie-t-il sim­ple­ment ma vision du monde ? Mau­rice Agnelet est-il réelle­ment inno­cent ou cela sim­pli­fie-t-il sim­ple­ment la vision du monde de Thomas ? »
Notre film cherche à mon­tr­er qu’il y a plusieurs vérités, cha­cun la leur, con­cor­dant avec un proces­sus judi­ci­aire qui après avoir pat­iné, a fini par don­ner la sienne en con­damnant Mau­rice Agnelet.

Com­ment avez-vous pen­sé l’articulation entre ces entre­tiens intimes et les archives médi­a­tiques ou famil­iales ?

Au début du pro­jet, avec une affaire ten­tac­u­laire comme celle-ci, j’ai un peu l’impression de pêch­er au cha­lut ; on avance de manière empirique en ten­tant de se démar­quer de ce qui a déjà été fait. On récupère tout ce qu’on peut.
On a pu accéder aux archives judi­ci­aires qui rece­laient quelques élé­ments pré­cieux, comme les enreg­istrements audios d’Agnès et sa cor­re­spon­dance avec Agnelet.
Les archives famil­iales étaient moins nour­ries, elles avaient été pil­lées par des con­frères qui ne les avaient jamais ren­dues. Il nous man­quait des images d’Agnès : on avait en tout et pour tout qua­tre pho­tos, passées en boucle dans la presse depuis des années. Jean-Charles Le Roux m’a mis sur la piste de l’ex-mari d’Agnès, Jean-Pierre Hen­nequet « qui n’arrêtait pas de la pren­dre en pho­to » ; il nous a con­fié ses dia­pos et surtout, il a retrou­vé des bobines de films Super8. On a décou­vert Agnès autrement, via des images où on la voit vivre, par­fois belle, par­fois moins, gri­maçant, chahutant. La pre­mière fois qu’on a pro­jeté les bobines, la voir appa­raître là, en grand, presque vivante… Nous étions sidérés. Cette femme dont on dres­sait le por­trait depuis des mois… d’une cer­taine manière, on la retrou­vait. Elle était par­mi nous sur ce mur blanc de la salle de mon­tage. On a alors repris toute l’écriture du film.

Je tra­vaille avec deux mon­teuses for­mi­da­bles, Tania Gold­en­berg et Josiane Zardoya : elles ont un tal­ent fou, se com­plè­tent et en un sens, s’additionnent. L’une est riche en ful­gu­rances esthé­tiques et ciné­matographiques, l’autre est une acharnée de la nar­ra­tion, soucieuse de la com­plex­ité des per­son­nages. Mais par­fois les rôles s’inversent. Je leur dois cette série.

Et le titre du film ? Celui du livre est très beau, La Dépo­si­tion… il évoque le Christ, la descente de croix… Celui du film est très beau aus­si ! Com­ment l’avez-vous choisi ?

J’aimais La Dépo­si­tion. Arte a insisté pour que nous le chan­gions. On a eu quan­tités de propo­si­tions peu sat­is­faisantes, puis on a pen­sé repren­dre des mots pronon­cés par Guil­laume – « le silence tue plus que la vérité » –  mais on ne les avait pas repris dans le film. Finale­ment c’est Pas­cale Robert-Diard qui a pen­sé à cette phrase d’Agnelet qui porte si bien l’histoire.

Pro­pos recueil­lis par Cécile Corre, Julia Pélissier et Math­ieu Petit-Gar­nier.

Tant qu’ils ne retrou­vent pas le corps · Rémi Lainé, Pas­cale Robert-Diard · 2023 · Rec­tan­gle pro­duc­tion, Arte

En accès libre sur Arte.tv jusqu’au 30 mars 2023.