Il était une fois le conte comme médiation thérapeutique

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L’essor des média­tions thé­ra­peu­tiques et les efforts consen­tis pour pro­po­ser une modé­li­sa­tion rigou­reuse de ces dis­po­si­tifs, témoignent de l’intérêt accru des pro­fes­sion­nels pour ce type d’approches en par­ti­cu­lier sur le ter­rain de l’institution… S’agit-il de répondre à une néces­si­té cli­nique ? C’est en tout cas le point de vue de cer­tains en par­ti­cu­lier quand ils se trouvent confron­tés à l’âpreté du tra­vail psy­chique en ins­ti­tu­tions et à ses impasses. Lorsque les dou­leurs nar­cis­siques et iden­ti­taires sont au pre­mier plan, corps et actes deviennent les mes­sa­gers pri­vi­lé­giés des errances psy­chiques que tra­versent les patients. A cet égard, les cadres clas­siques qui ne prennent appui que sur la seule parole, montrent leurs limites. Les pro­fes­sion­nels tra­vaillant en ins­ti­tu­tion sont alors ame­nés à inven­ter des dis­po­si­tifs de soins alter­na­tifs, uti­li­sant dif­fé­rentes média­tions. S’ils s’inscrivent en marge des approches tra­di­tion­nelles, ils res­tent néan­moins étroi­te­ment liés aux théo­ries psy­cha­na­ly­tiques. Ces dis­po­si­tifs de soin ambi­tionnent de sou­te­nir les pro­ces­sus de trans­for­ma­tion des strates les plus archaïques et d’ouvrir ou de réou­vrir la voie vers une assise exis­ten­tielle plus stable. Sur le plan concep­tuel, ils se trouvent à la croi­sée des che­mins entre les réflexions win­ni­cot­tiennes sur l’espace poten­tiel, les approches grou­pales, la créa­tion artis­tique conçue comme un vec­teur de soin, et les réflexions impul­sées pour une large part par l’école dite lyon­naise, qui pro­posent une modé­li­sa­tion méta­psy­cho­lo­gique des dis­po­si­tifs de soin média­ti­sés. Si la cli­nique des média­tions thé­ra­peu­tiques témoignent sou­vent de la créa­ti­vi­té des pro­fes­sion­nels, elle néces­site cepen­dant de se construire un toit et des assises théo­riques rigou­reuses afin de per­mettre au dis­po­si­tif et au médium mal­léable de faire adve­nir des poten­tia­li­tés de trans­for­ma­tions, d’ouvrir la voie à la sym­bo­li­sa­tion, en somme d’initier un pro­ces­sus.

S’il est une cli­nique qui nous confronte bien sou­vent à des impasses, c’est bien celle des ado­les­cents et qui plus est lorsque leur état psy­chique requiert une mise à l’abri dans le cadre d’une hos­pi­ta­li­sa­tion. L’économie nar­cis­sique en pleine rené­go­cia­tion du fait des méta­mor­phoses soma­to-psy­chiques induites par le pro­ces­sus de la puber­té, l’élaboration des pertes et les revi­vis­cences œdi­piennes dan­ge­reu­se­ment réa­li­sables du fait cette fois des gains que le fait de gran­dir concède à l’adolescent, sont autant de rai­sons pour que la ren­contre avec un ana­lyste en ins­ti­tu­tion soit source d’angoisses et ren­force les mou­ve­ments de répres­sion. Par­ler de son his­toire, se la racon­ter à lui et à un autre s’avère une entre­prise périlleuse….

C’est pour­quoi nous avons conçu, dans l’unité de pédo­psy­chia­trie de la Cli­nique Vil­la des Pages, un dis­po­si­tif uti­li­sant le conte comme média­tion, une autre scène où les ado­les­cents puissent racon­ter et explo­rer leur his­toire mais par pro­cu­ra­tion en quelque sorte. Il ne s’agit pas comme dans cer­tains dis­po­si­tifs ana­logues de leur pro­po­ser un conte exis­tant comme sup­port des échanges, mais de les invi­ter à par­tir d’une image évo­ca­trice de l’univers des contes à en construire un col­lec­ti­ve­ment. La créa­tion col­lec­tive d’un conte et la dyna­mique nar­ra­tive s’appuyant sur les asso­cia­tions du groupe des patients semblent faci­li­ter l’émergence d’un pro­ces­sus ana­logue au tra­vail de rêve qui réa­lise de manière hal­lu­ci­na­toire le désir certes, mais tente aus­si de figu­rer ce qui reste en souf­france de repré­sen­ta­tion. Le dis­po­si­tif conçu dans l’unité, sol­li­cite donc avant toute chose la pro­jec­tion et par­tant d’elle, tente de mobi­li­ser les pro­ces­sus de sym­bo­li­sa­tion res­tés en panne et mar­qués assez sou­vent par des trouées trau­ma­tiques, soit du fait des his­toires sin­gu­lières de cer­tains, soit ne serait-ce que du fait de l’effraction que peut consti­tuer la tra­ver­sée ado­les­cente. Le pro­ces­sus du groupe pose une exi­gence de tra­vail psy­chique, exi­gence de tra­vail en écho avec celle mobi­li­sée pour la for­ma­tion d’un rêve. Il œuvre à la sym­bo­li­sa­tion grâce au recours à la figu­ra­tion, au scé­na­rio dra­ma­ti­sé comme dans l’émergence d’un rêve.

"La bibliothèque de Monsieur Linden" (Van Allsburg, 1982)
« La biblio­thèque de Mon­sieur Lin­den » (Van Alls­burg, 1982)

L’image choi­sie en début de groupe et qui sera le point de départ du conte-rêve mobi­lise en géné­ral une inten­si­té fan­tas­ma­tique sur le ver­sant d’une absence, d’une énigme, ou bien au contraire sur le ver­sant du trop plein propre aux conte­nus inces­tuels ou meur­triers. L’exigence de tra­vail mobi­li­sée par le dis­po­si­tif se trouve donc tour­née vers son trai­te­ment psy­chique. C’est sans doute le dépla­ce­ment grâce à la fic­tion du conte qui per­met cela comme c’est le cas des mythes et des légendes. En effet, au-delà de leur mor­pho­lo­gie sin­gu­lière, contes, mythes et légendes sont autant de ten­ta­tives de résoudre les énigmes posées à la condi­tion humaine, comme « l’énigme de nos ori­gines, l’énigme de la dif­fé­rence des sexes, l’énigme sur notre deve­nir, l’énigme de la fini­tude humaine et de fait du sens de l’existence » (Kaës,  2004, Contes et divans. Dunod). De la même manière, les for­ma­tions de l’inconscient comme le rêve, le fan­tasme ou les théo­ries sexuelles infan­tiles cherchent elles aus­si inlas­sa­ble­ment des réponses à ces ques­tions exis­ten­tielles sur la condi­tion humaine. Les contes de ces ado­les­cents ren­ferment eux aus­si des thé­ma­tiques cen­trales en écho des enjeux et des ques­tions qui les tra­versent, des thèmes qui reviennent très régu­liè­re­ment dans les séances comme par exemple, celui du pas­sage et des méta­mor­phoses avec toutes les ques­tions iden­ti­taires sous-jacentes, celui des ori­gines, le thème du châ­ti­ment qui a valeur d’avertissement pour le héros ou bien encore les thèmes ren­voyant aux liens fami­liaux comme l’abandon paren­tal, la riva­li­té fra­ter­nelle, et bien sûr le péril inces­tueux.
Le péril inces­tueux lorsqu’il émerge dans les contes construit par les ado­les­cents manque par­fois de faire bas­cu­ler le conte-rêve en cau­che­mar…

A cet égard, je sou­hai­te­rais évo­quer une séance où le conte (construit à par­tir de la pho­to  « La biblio­thèque de mon­sieur Lin­den » illus­trant l’ar­ticle) a jus­te­ment man­qué de nous faire glis­ser vers le cau­che­mar de la réa­li­sa­tion inces­tueuse, vers « l’apocalypse » nous dira une patiente dans le groupe. Les ado­les­cents sont d’emblée sai­sis par une ques­tion angois­sante, comme en témoigne d’ailleurs l’atmosphère pesante ce jour-là dans le groupe, de telle sorte qu’une des co-thé­ra­peutes est sai­sie d’une envie irré­pres­sible de dor­mir durant la séance. Les patients s’interrogent : « elle dort ou elle est morte la petite fille de l’image ? Peut-être que l’on croit qu’elle est morte mais qu’en fait elle dort et elle attend le prince char­mant comme Blanche-Neige. » Voi­là le décor plan­té, voi­là ce que le groupe aura à trai­ter. « Grâce au fait que Lin­den signi­fie tilleul en anglais », nous dit une patiente, « on pour­ra dire dans notre his­toire que les plantes du livre sont du tilleul qui la fait dor­mir ». Dans l’histoire qu’ils vont construire, il est ain­si ques­tion d’une petite orphe­line à la recherche de son père dis­pa­ru avec lequel elle fini­ra par éta­blir un contact dans ce livre enchan­té trou­vé dans la biblio­thèque de l’orphelinat. L’histoire raconte la joie d’y retrou­ver son père mais aus­si le fra­gile équi­libre dans lequel ces retrou­vailles vont l’entraîner du fait de son atta­che­ment à son père et des pou­voirs attrac­tifs du livre : « plus la petite fille ouvrait le livre, plus les plantes pous­saient et ris­quaient de l’absorber à son tour comme autre­fois son père, plus elle l’ouvrait, plus les appa­ri­tions de son père deve­naient pré­caires. Elle était dans un fra­gile équi­libre. Il lui fal­lait donc éco­no­mi­ser ce livre si elle ne vou­lait ni perdre son père, ni se perdre elle-même. Pour­tant, son père lui expli­quait com­bien il était néces­saire qu’elle vive sa propre vie en-dehors de lui pour pou­voir gran­dir et qu’elle renonce à ce livre. Devait-elle se lais­ser absor­ber par le livre, ce qui met­trait fin à son exis­tence mal­heu­reuse dans l’orphelinat et ce qui lui per­met­trait de retrou­ver son père, ou bien devait-elle suivre les conseils de son père et ne consul­ter le livre qu’en cas d’extrême néces­si­té

Pen­dant la construc­tion du conte, les asso­cia­tions des patients vont bon train jusqu’à cette ques­tion de l’issue, qui génère alors une véri­table inter­ro­ga­tion dans le groupe. Les patients finissent par dire les uns après les autres qu’elle sera « absor­bée », déci­dant comme un seul homme de réunir père et fille. Au moment de la nar­ra­tion, nous res­ti­tuons donc fidè­le­ment cette issue à l’histoire, mal­gré nos vives réti­cences internes que nous gar­dons pour nous à racon­ter une si mani­feste réa­li­sa­tion inces­tueuse. Nous racon­tons donc : « la petite fille ne put renon­cer au lien ras­su­rant qu’elle avait trou­vé avec un parent qui lui avait jusqu’alors tant man­qué, et choi­sit de se lais­ser absor­ber par le livre pour ne pas perdre une deuxième fois son père ». Une gêne tra­verse le groupe des patients et semble expli­ci­te­ment en faveur d’un désac­cord alors que d’ordinaire il ne modi­fie pas le conte lorsqu’il est res­ti­tué à la fin de la séance. Une patiente inter­roge : « alors elle va dans le livre ? Mais alors c’est l’apocalypse… ». Une autre s’exclame : « non mais ça va pas du tout la fin qu’on a choi­sie : c’est trop glauque de finir sa vie enfer­mée dans un livre avec son père ! » et elle éclate de rire. Le groupe est très sou­la­gé et pro­pose une nou­velle fin au conte. Mal­gré la très grande tris­tesse qu’occasionne le renon­ce­ment, la petite fille pren­dra son cou­rage à deux mains pour vivre sa vie. En revanche, les patients s’accordent sur l’idée d’un coffre dans lequel elle enfer­me­ra ce pré­cieux livre : d’abord pour évi­ter qu’on ne le lui dérobe car il sus­cite la convoi­tise des autres enfants, et aus­si pour éco­no­mi­ser le peu de pou­voir qu’il a encore. Ain­si, pour­ra-t-elle, le jour où elle aura des enfants, leur per­mettre de connaître leur grand-père…

Un conte se pré­sente sou­vent comme une boucle entre un point de départ et un point d’arrivée à ceci près qu’entre le point de départ et le point d’arrivée un chan­ge­ment essen­tiel est adve­nu chez le héros : « le conte est essen­tiel­le­ment une quête au cours de laquelle le héros va ten­ter au prix de nom­breuses épreuves, de réta­blir l’équilibre ini­tial per­du à la suite d’un évé­ne­ment à valeur trau­ma­tique » (Chou­vier, 2015, La média­tion thé­ra­peu­tique par les contes. Dunod, p. XIII). C’est de cette manière d’ailleurs que le conte offre un modèle iden­ti­fi­ca­toire répa­ra­teur, le récit ini­tia­tique s’apparentant à un modèle réso­lu­toire de conflits, sachant de sur­croît que les contes popu­laires traitent à peu près tous les conflits qui attendent un indi­vi­du dans sa vie… les contes-ado pro­duits dans les séances pré­sentent cette même struc­ture comme s’ils étaient chaque fois une ten­ta­tive réso­lu­toire des conflits mobi­li­sés. Il per­met donc d’offrir non seule­ment des repré­sen­ta­tions d’accueil, mais aus­si d’évidentes ouver­tures iden­ti­fi­ca­toires mul­tiples, et en par­ti­cu­lier celles où l’enfant peut s’identifier au héros d’une his­toire où le dan­ger et l’angoisse qui lui est adjointe sont sur­mon­tés. Comme dans le rêve, les actions des per­son­nages dans le conte, aux prises avec leurs conflits, cherchent une issue à leur désir ou à leur besoin.

Dans le tra­vail auprès des ado­les­cents, en mal tem­po­rai­re­ment de refou­le­ment et aux prises avec d’inquiétantes revi­vis­cences œdi­piennes, la réfé­rence à un tiers dans la rela­tion s’avère donc sou­vent incon­tour­nable ; elle peut même deve­nir une véri­table stra­té­gie thé­ra­peu­tique… Si la réfé­rence à un tiers ‑si par­ler la langue œdi­pienne en d’autres termes- vaut pour n’importe quel tra­vail psy­chique, elle devient une néces­si­té cli­nique avec les ado­les­cents telle que cela néces­site par­fois de la maté­ria­li­ser par un médium mais aus­si et plus géné­ra­le­ment au tra­vers d’une cer­taine dis­po­si­tion à la média­tion chez le thé­ra­peute : capa­ci­té de jeu, de scé­na­ri­sa­tion, d’humour, de dépla­ce­ment… Les média­tions thé­ra­peu­tiques, si elles pré­sentent des spé­ci­fi­ci­tés cli­niques et tech­niques indé­niables, entrent plus géné­ra­le­ment dans un champ cli­nique qui cherche à pro­mou­voir un entre-deux pro­pice à une ren­contre avec l’adolescent, qui ne soit ni trop dans la séduc­tion, ni trop for­melle… La cli­nique spé­ci­fique à cet âge de la vie cherche à mobi­li­ser des res­sources pour « faire média­tion » en appui sur le médium mais aus­si plus géné­ra­le­ment dans l’espace thé­ra­peu­tique que le pro­fes­sion­nel amé­nage. Média­ti­ser la rela­tion pour­rait s’entendre comme une néces­si­té pour la dépas­sion­ner. Média­ti­ser la rela­tion semble une voie pro­pice à offrir une suf­fi­sante exter­na­li­sa­tion des bru­lants conflits qui tra­versent les ado­les­cents.

Tier­céi­sa­tion aus­si dans la dyna­mique éla­bo­ra­tive recher­chée via l’utilisation de la média­tion. Le conte en lui-même sol­li­cite un tra­vail du pré­cons­cient par l’exigence de mise en repré­sen­ta­tions et per­met de lier pro­ces­sus pri­maires et pro­ces­sus secon­daires. En effet, s’il per­met la mise en sens des exci­ta­tions pul­sion­nelles impen­sées, il pro­voque aus­si l’émergence d’excitations qui ont été répri­mées, et aux­quelles le lan­gage et la trame nar­ra­tive vont don­ner une forme secon­da­ri­sée. Dans cette pers­pec­tive, R. Kaës consi­dère que le conte consti­tue une « pro­thèse cultu­relle » aux conte­nus les plus inquié­tants et les moins éla­bo­rés par le sujet (Kaës,  2004, Contes et divans. Dunod, p. XV).
S’il y a un plai­sir par­ta­gé tant par les patients que par les thé­ra­peutes dans l’acte nar­ra­tif et la voie vers l’imaginaire qu’il sou­tient, le conte qui invite à une régres­sion auto­ri­sée, assure néan­moins une cer­taine fonc­tion­na­li­té d’un sur­moi pro­tec­teur grâce à la réfé­rence impli­cite au cultu­rel et à la tra­di­tion mythique, ce qui per­met l’abord du pul­sion­nel et des conflits dans un contexte struc­tu­rant.

Pour conclure, l’important ici semble sur­tout de se racon­ter une his­toire ensemble, sus­cep­tible de réson­ner de façon plus ou moins indi­recte en cha­cun d’eux en fai­sant écho à leur propre his­toire et sus­cep­tible aus­si de sus­ci­ter un plai­sir par­ta­gé, auto­ri­sé par les voies indi­rectes qu’introduisent les his­toires. Impli­ci­te­ment, il s’a­git donc d’in­vi­ter les ado­les­cents à pou­voir retrou­ver le plai­sir d’une inti­mi­té psy­chique par­ta­gée non sans évo­quer la rela­tion à l’objet pri­maire mais dans un cadre pro­tec­teur qui tienne suf­fi­sam­ment à dis­tance le péril inces­tueux. Au fond, il s’agit impli­ci­te­ment de les invi­ter à se racon­ter leur propre his­toire et à en deve­nir pro­gres­si­ve­ment les auteurs.