Les Conférences d’Introduction à la Psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent (CIP) de la Société Psychanalytique de Paris recevaient le mois dernier Brigitte Bernion. La clinique du bébé et de l’enfant l’a conduite à considérer les apports de Mélanie Klein à la métapsychologie freudienne et les avancées des post-kleiniens permettant l’adaptation de la technique psychanalytique à l’enfant.
L’IDENTIFICATION PROJECTIVE
Un mécanisme de défense en séance
Mélanie Klein a mis en lumière les angoisses intenses pouvant submerger le nourrisson. Elle nomme schizo paranoïde une phase précoce du développement au cours de laquelle le nourrisson lutte contre des éprouvés dépressifs générés par les premières expériences de séparation, d’individuation. Elle postule un Moi précoce qui, confronté à un risque d’effondrement, met en place des mécanismes de défense primaires : il se clive en maintenant séparés le bon et le mauvais en lui, et clive parallèlement l’objet en un bon sein, et un mauvais sein, le sein absent. Dans un écart par rapport au modèle freudien de la réalisation hallucinatoire de désir, Mélanie Klein pointe la potentialité persécutrice de l’objet absent. Dans l’identification projective, il s‘agit d’évacuer l’irreprésentable de la séparation, infiniment douloureux, tout en maintenant un lien fusionnel avec l’objet dans lequel cette motion pulsionnelle est projetée. Ce mécanisme de défense narcissique vient abolir de manière partielle ou totale, le plus souvent temporaire, les limites entre soi et l’autre. C’est une partie de son identité que le Moi projette dans l’autre : des parties porteuses de la destructivité de la pulsion de mort, mais également des parties idéalisées, qu’il tente ainsi de mettre à l’abri du psychisme propre. En effet, suivant en cela l’ajout de Freud aux Trois Essais sur la théorie de la sexualité en 1915, Mélanie Klein développe l’idée de l’étayage de l’identification sur l’incorporation orale. L’introjection des « bons » et des « mauvais » objets, qui a lieu dès la phase orale, génère chez l’enfant un Surmoi primitif cruel qui lui donne le sentiment que la menace vient de l’intérieur. Il s’en défend alors en projetant cette menace sur l’objet extérieur réel. Une partie du Moi, non reconnue, est projetée dans l’objet, l’attaque et le contrôle, de manière omnipotente. « C’est un peu comme s’emparer de l’identité de l’autre à la manière d’un comédien qui entre dans la peau d’un personnage. Il y a une prise de possession de l’identité de l’objet par la projection d’une partie de soi à l’intérieur », nous dit Brigitte Bernion. L’identification par projection a donc partie liée avec l’identification introjective.
Mais les parties idéalisées ainsi projetées dans l’objet sont susceptibles de susciter l’envie pour cet objet, qui devient dès lors persécuteur. Lorsque l’enfant peut enfin renoncer à un objet idéalement bon, en faire le deuil, il devient alors capable d’investir un objet réel distinct de lui. Il peut être triste de l’avoir endommagé, en assumer la responsabilité, et être dans une recherche de réparation authentique. La préoccupation pour l’objet qu’il manifeste à cette occasion est le signe que l’enfant est sorti de l’omnipotence, qu’il a pu aborder la position dépressive et peut désormais accéder à d’autres mécanismes de défense, de l’ordre du refoulement. Mélanie Klein souligne qu’une relation dynamique anime les positions schizo paranoïde et dépressive toute la vie durant. Ainsi, dans certaines situations de surcharge économique, le sujet pourra-t-il être amené à régresser vers ces mécanismes de défense plus primitifs que sont le déni, le clivage, l’identification projective.
D. W. Winnicott prolonge par la suite les travaux de Mélanie Klein en considérant le pôle objectal de la relation : il lui apparaît que sans un autre secourable qui doit faire montre de certaines qualités – contenues dans les notions de holding et de handling- le nourrisson ne pourrait parvenir à un état d’intégration des sensations et des émotions qui l’agitent et s’adapter à la réalité. Il s’en trouverait débordé.
W. R. Bion porte également son attention sur la réponse de l’objet. Il élabore une conception spatiale de la pensée dans laquelle « contenu » et « contenant » sont liés par une relation commensale constitutive de la psyché. Dans celle-ci, l’identification projective est pensée comme le mode de communication primitif entre l’enfant et la mère, où les capacités de contenance et de transformations de l’objet lui confèrent un rôle primordial. Alors que le nourrisson n’a pas encore les moyens de traiter psychiquement certains états émotionnels, l’identification projective lui permet de les communiquer à la mère et de pouvoir compter sur les capacités « digestives », élaboratives de celle-ci. L’objet n’est plus uniquement pensé comme l’objet de la satisfaction pulsionnelle, mais également comme un objet doué de certaines qualités qui en font « un appareil à penser les pensées ». Plus tard, l’enfant pourra s’identifier à cette fonction transformatrice de la « rêverie maternelle primaire ».
Après Bion, Esther Bick estimera cependant que cette capacité projective ne peut être là d’emblée. Elle affirme qu’en deçà de la constitution d’une « peau psychique, existe une identification d’objet plus primitive encore, adhésive, dans un monde à deux dimensions, sans dehors ni dedans. Geneviève Haag précisera la nécessité qu’émerge un sentiment d’entourance pour que puissent exister une organisation tridimentionnelle du moi naissant, des espaces psychiques dans lesquels l’on puisse projeter. Dans ce processus, l’investissement de la motricité, dont les traces mnésiques fondent la représentation d’un espace phobogène, est primordial.
Brigitte Bernion montre comment ce détour par la pensée métapsychologique est nécessaire quand l’analyste se trouve confronté à des vécus d’angoisse particulièrement intenses avec certains patients et des mouvements négatifs d’une rare intensité dans le transfert. Elle nous rappelle l’idée défendue par Mélanie Klein selon laquelle le négatif dans le transfert était ce qui fondait à proprement parler la situation analytique. Dans son sillage, les analystes ont porté une attention grandissante au transfert par lequel se trouvaient mobilisées des traces mnésiques clivées parce que vécues dans l’effroi dans le passé. Sous l’effet des projections du patient sur lui, l’analyste éprouve des ressentis violents qui ne sont pas les siens. Pendant un temps, il peut s’identifier inconsciemment à ces parties projetées en lui, ce qui entraîne une confusion des identités. Il a alors, par un mouvement d’identification introjective, à identifier ce que le patient a cherché à évacuer en lui. Le contre-transfert de l’analyste devient le signe du fonctionnement du patient. L’analyste est particulièrement attentif à l’hic et nunc de la séance conçue comme une situation inédite. Confronté aux projections de son patient, il renonce à une interprétation susceptible de modifier la perception du passé : il s’agit plutôt de participer, avec le patient, à une co-construction du fantasme. Il doit pouvoir se laisser utiliser, comme un objet malléable, notamment en jouant le rôle que le patient lui fait endosser, pour pouvoir repérer l’utilisation pathologique de l’identification projective.
Brigitte Bernion montre comment l’identification projective surgit parfois dans la situation clinique sous la forme d’angoisses claustrophobiques. Meltzer avait proposé l’idée que cette angoisse claustrophobique entravait le développement du self, comme pris dans un claustrum par une analité pathologique. Dans la séance, l’analyste peut se sentir enfermé, par l’enfant, dans une emprise où aucun jeu n’est possible. Il éprouve une forme d’impuissance infantile, dans un retournement de la position adulte/enfant qui est l’une des représentations de l’identification projective massive.
A travers un cas clinique, Brigitte Bernion illustre comment peut émerger chez l’enfant l’angoisse que la partie perdue parce qu’emprisonnée dans l’objet soit à jamais perdue. C’est à son sens ce qu’exprime son petit patient dessinateur de labyrinthes, lorsqu’il déclare : « c’est facile de se perdre, mais dur de se retrouver ! » Ces labyrinthes apparaissent comme une possible représentation de l’angoisse d’être emprisonné dans le corps de la mère.
Les situations cliniques présentées ce jour-là ont montré le long cheminement qui a rendu possible pour chacun de ces enfants la transformation de la destructivité en pulsionnalité, condition de la sortie de l’identification pathologique. L’analyste, sollicité dans sa réceptivité, dans une qualité d’ouverture faite d’attention et d’une passivité nourrie d’auto-érotismes, nous a ici permis de la suivre pas à pas dans sa pensée clinique d’analyste en séance.
Jeanne Ortiz