Dernier article paru « Anne Frank, aimer de toute urgence » in « Amour », Débats en psychanalyse, PUF,2020.
Le 27 novembre 2019, aux CIP de la Société Psychanalytique de Paris, c’est dans un mouvement passionné pour l’adolescence que Guy Cabrol nous a embarqués dans cette période si essentielle de notre vie.
C’est un passage obligé qui va bâtir notre devenir adulte. Si l’enfant est dans l’adulte, l’adolescent l’est aussi. La spécificité de la problématique adolescente nous est rappelée en mettant en rapport direct le processus adolescent avec la sexualité infantile, ce roc théorique intemporel Freudien qui nous sert de guide quelles que soient la singularité et la spécificité des adolescents.
Le maître mot de cette conférence est l’Amour, l’amour objectal et génital, pour rendre compte du but à atteindre d’un nouveau choix d’objet, avec les difficultés qu’implique la rencontre amoureuse chez l’adolescent.
Guy Cabrol nous parle des adolescents sans nous parler de crise pour ne pas trop les stigmatiser. Il choisit de nous les présenter sous un autre angle, qui n’annule pas la crise ni les régressions mortifères des pulsions partielles, mais il donne au désordre pulsionnel une tonalité plus « supportable ». Il garde à l’esprit que les adolescents ne sont pas des êtres violents, mais que c’est le processus de l’adolescence qui est violent. Comment investir un nouvel objet sans courir le risque d’une désobjectalisation ?
Chaque mouvement d’émancipation porte sa charge de danger narcissique issu du sentiment de perte des objets parentaux, le plus souvent idéalisés. A l’intérieur même du désir d’accomplissement extra-familial de la libido se mêle le dessein de réparation narcissique des blessures non cicatrisées et accumulées de l’enfance.
Freud écrit que « Le but d’une vie sexuelle génitale réussie est la convergence des courants dirigés tous deux vers l’objet et le but sexuel : le courant tendre et le courant sensuel » dans « Trois essais sur la théorie sexuelle ». Le travail psychique des adolescents peut se définir comme un travail d’intrication constant du sexuel infantile polymorphe à la sexualité adulte génitale.
Cette révolution pulsionnelle cherche un territoire pour se déplier. Les adolescents se sentent souvent seuls et incompris, emportés par le désir d’une autonomie psychique assumée, alors qu’en réalité ils vivent des problématiques de dépendance forte à l’égard des parents.
Cette pulsionnalité qui travaille l’adolescent dans son corps et dans sa psyché se trouve être sous l’emprise d’un fantasme masturbatoire central (M.Laufer) qui réactualise tous les fantasmes originaires de séduction, de scène primitive, de castration, de retour au ventre maternel.
Le seul objet accessible pour l’adolescent, immédiatement et en permanence est sa personne propre. Dans ce recours à soi, l’adolescent ne bute sur aucune contrainte liée à l’altérité de la rencontre et c’est l’assurance narcissique qui le préserve et lui sert de rempart pour éviter des vécus d’effraction intrapsychique.
Guy Cabrol poursuit en plaçant l’adolescent dans son environnement et questionne la façon dont la société peut venir interagir avec son fonctionnement psychique. La sauvagerie du « ça » se trouve confrontée à un surmoi œdipien ou plus archaïque, et à un surmoi culturel. L’adolescent qui cherche à grand renfort des étayages en dehors du noyau familial ne peut qu’être happé par les diverses possibilités transgressives auxquelles la société donne accès. Cependant l’extérieur vient répondre aux besoins de déviations qui sont intrinsèquement liées aux conquêtes d’individuations adolescentes, qui détrônent les assises autoritaires parentales.
Guy Cabrol nous fait remarquer que lorsque les tentatives d’amour génital s’avèrent difficiles à atteindre et ne trouvent pas d’issue vers des voies sublimatoires, les pulsions pré-génitales se frayent des sillons sur les jeux du Net. Les pulsions d’exhibition et de voyeurisme sont exacerbées, il s’exerce une emprise cruelle sur le corps et la vie intime des pairs. La maîtrise reprend le dessus, tout semble sous contrôle…
Certes l’adolescent cherche à être aimé, mais il cherche aussi beaucoup à être vu ou craint d’être vu. Ce corps qui se transforme doit être capturé et dompté, la quête identitaire se reflète à travers tous types d’écrans qui répondent très bien aux problématiques narcissiques, au risque que cette réassurance narcissique reste fixée dans son reflet piégé par un moi idéal. Guy Cabrol parle ici de « chambre noire ouverte sur le monde ».
Il se demande si le monde virtuel ne risque pas de venir effracter les espaces privés en les exposant publiquement. Les conflits inhérents à cet âge, déjà si difficiles à mentaliser, s’expatrient sur les réseaux sociaux et s’éparpillent sur des scènes extérieures. La toile peut être utilisée comme entremetteuse pour reprendre les termes de Guy Cabrol, mais face à ces adolescents qui tentent de devenir sujet, l’externalisation des pulsions partielles entrave leur entrée vers la génitalité. L’image tend à prendre la place de l’imagination. La rencontre est évitée et, effectivement, ce qui est menaçant sur le plan identitaire et narcissique, pour un adolescent, c’est précisément d’être confronté à la question de l’altérité, la sienne et celle de l’autre. Pourtant c’est bien à partir de l’investissement du corps sexué et génital, lieu de l’identification à son sexe et aussi de la perception de la différence que va s’étayer la pulsion génitale.
Guy Cabrol se demande si l’espace de l’intime ne serait pas en crise face à cette mondialisation de l’économie libidinale. Il établit un lien entre cette difficulté d’intérioriser les conflits psychiques et une position délicate pour installer une scène privée au sein du cadre analytique.
L’intime est menacé et l’adolescent se retrouve devant un paradoxe. Il cherche une chambre à soi, cependant lorsqu’il a besoin d’aide, venir voir un psychanalyste c’est courir le risque de retrouver une dépendance à l’adulte qui justement s’est mis à lui faire horreur. Le transfert lui rappelle un amour et une soumission dont il ne veut désormais plus rien savoir.
Le journal intime d’Anne Franck est choisi par Guy Cabrol pour illustrer la clinique du processus adolescent, malgré la charge de « Thanathos qui a occulté Eros » durant la persécution Nazie. Ce journal contient de précieuses confidences et Guy Cabrol nous alerte sur le détournement de cet ouvrage qui est passé de l’intime au privé, puis au public
Avec Anne, le lecteur vit la génitalisation du corps et les conflits psychiques qui en découlent. On devient le témoin d’un processus dynamique, où s’épanouissent les facteurs d’intégration de la sexualité infantile et génitale. Elle observe le couple parental et, aidée par un nouveau regard critique, elle s’en détache. Par ailleurs, cette enfant devenue adolescente est saisie par sa capacité nouvelle de réaliser, de mettre en acte ce que précédemment elle ne pouvait que fantasmer.
Nous ne pouvons que remercier Guy Cabrol d’avoir mis en lumière ce témoignage clinique d’une grande intensité qui ravive nos propres souvenirs d’adolescent…
Ce journal reste un dialogue avec soi-même, où Anne peut tout dire sans crainte d’être jugée mais la tentation d’y voir une métaphore de la situation analytique idéale s’arrête là où commence le travail d’une situation réelle, d’un cadre analytique avec les enjeux du transfert et du contre transfert.
L’accès au monde intime des adolescents s’avère difficile pour tout adulte même psychanalyste.
Comment écouter la chose sexuelle chez l’adolescent sans être trop séducteur, sans pratiquer « une confusion des langues » et à l’inverse comment ne pas prendre une fonction trop interdictrice, ou se retirer dans un évitement phobique ? A la suite de Freud, les psychanalystes ont saisi l’importance de la pulsion, du sexuel infantile et de ses destins chez chacun. Cependant Guy Cabrol s’interroge sur une désexualisation de la psychanalyse, au profit des problématiques narcissiques identitaires et des troubles de l’attachement.
En contre point d’une relation duelle Guy Cabrol plaide pour la thérapie de groupe et les soins en institution.. En situation groupale en institution, le narcissisme de l’adolescent peut être protégé par une diffraction du transfert sur les différents soignants. L” énergie non liée, les processus primaires peuvent circuler dans l’institution et chercher différentes médiations ou lieux de projection pour traduire l’irreprésentable afin de transformer l’excitation en pulsion, et un travail de symbolisation est mené par tous les dépositaires lors des réunions.
C’est ce qu’on pourrait appeler la fonction subjectalisante portée par le cadre institutionnel, comparable au trouvé créé de Winnicott.
Dans cette conférence, Guy Cabrol a souhaité éviter trop de jargon métapsychologique en décrivant avec justesse et finesse l’univers libidinal adolescent dans un registre littéraire, créatif tout en restant au plus près de la pulsion et de l’angoisse du sexuel. Guy Cabrol nous invite à penser le processus adolescent sous forme de métaphore, d’images construites à partir de représentations de mots. Ce soir nous avons entendu un traducteur, un interprète du langage adolescent, après cette conférence, notre écoute des adolescents s’en trouve changée.
Alexandra Despouez