Nous publions l’article dans une version remaniée de Virginia Picchi parut dans le dernier Débats en psychanalyse « L’accueil de l’autre », avec l’accord des responsables de publication et des PUF.
La psychanalyse est « talking cure ». Elle est le lieu d’un questionnement infini sur les richesses du langage autre, celui que la langue révèle à son insu, tant dans sa dimension polysémique que polyphonique. Dans sa dimension polysémique, le discours fait alors naître des liens avec des mots que l’on n’entend pas ou que l’on n’entend qu’à demi. Dans sa dimension polyphonique, il porte l’écho de multiples voix qui se fondent et se confondent. C’est par le biais de cette étrange hétérogénéité que se dit la vie intrapsychique de l’individu, ses liens à son histoire, mais aussi les mouvements éprouvés dans la rencontre avec l’autre au fil de la séance. Les effets d’altérité sont au cœur du dispositif. Ils organisent la convergence et le rayonnement des sens pluriels, condensés dans un mot à un moment donné du discours, puis ramifiés au fil du temps. Quelle que soit la langue, c’est par ce jeu d’altérité et de conflictualité, au fondement de toute rencontre analytique, que s’organise cette complexe « cacophonie des voix » (Mikhaïl Bakhtine, 1970).
La règle fondamentale, avec l’injonction de dire « tout ce qui vient en tête », brise les normes d’échange et de partage qui régulent la conversation banale (Paul Grice, 1975 ; Elinor Ochs Keenan, 1976). En invitant le patient à parler en présence de l’autre sans exercer de censure logique ni morale, la règle fondamentale met le patient dans une situation périlleuse où il doit se confronter à l’altérité de son inconscient comme à celle de la personne et de l’inconscient de l’analyste. Ainsi, la parole de l’association libre, dans sa forme et dans son contenu, est une langue puissamment étrangère aux normes des discours de la vie quotidienne.
Souvent, les patients se heurtent à l’étrangeté du dispositif et cherchent à le remettre en cause pour revenir à du plus familier. Parfois cela s’exprime sous formes de questions explicites : « Pourriez-vous m’orienter un peu ? » Parfois la demande est plus feutrée : « Je pense à certaines choses mais elles sont sans intérêt ». Parfois encore, quand le risque de séduction ou de provocation s’avère trop marqué, une sorte de « no man’s land » se met en place, à l’écart de toute excitation comme de tout remous. Le langage se fait alors factuel, direct et linéaire, dépourvu de toute résonance, de tout affect étrange ou déroutant, comme de toute connotation historique ou culturelle. Parfois les formulations peuvent être formatées au point d’être idiomatiques : « j’ai le syndrome de l’imposteur ». Et puis, bien sûr, il y a le recours à un certain silence – forme ultime de résistance à l’altérité du cadre, même si son usage peut en redoubler l’étrangeté.
Pour commander L’accueil de l’autre – Débats de psychanalyse, lien vers la boutique des PUF
Mais qu’advient-il quand l’altérité de l’un ou l’autre à la langue de l’échange vient redoubler l’étrangeté foncière de la langue analytique ? Ma langue maternelle est l’anglais, mais je parle français et je travaille dans l’une ou l’autre langue. On me pose souvent la question de savoir si j’arrive à travailler dans une autre langue que l’anglais. Cette question est lourde de sous-entendus. Elle renvoie à l’idée implicite qu’á travailler dans une autre langue que la sienne, s’agissant de l’écoute du processus primaire, on s’exposerait à une perte irréparable. Car pour disposer de toute la richesse des éprouvés infantiles et des processus primaires qui sont attachés aux usages d’une langue, pour être sensible aux réseaux associatifs qu’elle peut créer, il faudrait travailler dans sa langue maternelle.
Pour faire pièce à ces réflexions, j’ai l’habitude de recourir au personnage de Columbo, le célèbre détective de la série américaine des années 70. L’habileté de ce détective tient en un sens à la médiocre qualité de son élocution comme de son éloquence. Quand il parle, il peut être difficile à comprendre. Il bafouille, il bégaie et le plus souvent (en particulier dans les interrogations) ses phrases s’éteignent à mi-parcours, finissant par des ellipses ambigües. Pourtant, bien qu’il semble constamment inattentif et à côté de la plaque, il apparaît toujours à un moment donné ou à un autre comme celui qui pense. Derrière sa présentation physique débraillée, sa chevelure hirsute et son attitude décalée, se cache une perspicacité qui permet à la vérité de venir à lui sans à‑coups, comme par mégarde et à l’insu du suspect.
Bien entendu, le propos d’un analyste n’est pas de démasquer son patient. Qu’il soit ou non étranger à la langue de la cure, ses « bafouillages » sont plus souvent l’effet d’une maladresse préconsciente que d’une intention délibérée. Toutefois, comme Columbo, et en dépit de sa neutralité comme de ses efforts pour ne rien vouloir, un analyste a du mal à ne pas souhaiter que sa disponibilité et sa réceptivité ne favorisent un espace suffisant pour laisser l’autre s’approcher et comprendre avec lui quelque chose de la vie psychique qui est la sienne. Mais pour que cela advienne, il faut que le patient sache affronter la situation paradoxale dans laquelle son désir extrême d’être trouvé par l’analyste n’a d’égal que sa peur de l’être. Comme l’a souligné Winnicott, cette rencontre idéale n’est jamais ni tout à fait possible, ni tout à fait souhaitable (1963).
Quand on est étrangère dans le pays où l’on exerce et qu’on travaille avec des étrangers, ce que l’on partage avec nos patients, est une réalité « d’étrangèreté ». Mais je pense que cette étrangeté rejoint l’état d’altérité auquel nous sommes tous confrontés dès qu’il s’agit de prendre en compte l’inconscient, qui nous plonge dans le registre du non familier, aussi bien ‘chez soi’ que ‘chez autrui’. L’étrangeté de l’étrangère est une sorte de mise en abîme de l’altérité.
Au fond, les difficultés qu’il y a à se frayer un chemin vers l’autre au travers du langage existent en toute circonstance. Mais quand les efforts que l’on fait pour se comprendre et comprendre l’autre, sont constamment traversés par des différences de culture et de langue, le terrain peut favoriser des dérapages entre l’analyste et le patient qui deviennent, en soi, un centre d’intérêt. La capacité à travailler dans cette configuration particulière de la différence entre soi et l’autre (comme d’ailleurs la capacité à pouvoir la travailler comme telle) devient alors un enjeu crucial dans la dynamique transféro-contre-transférentielle de ces cures.
LE TERRAIN TRANSFÉRENTIEL
Dans son traitement de l’Indien des plaines à la clinique de Menninger aux Etats-Unis, Georges Devereux montre ce que peut être l’approche de l’étranger et de l’étrangeté1. Ne sachant pas si les symptômes observés chez un patient sont une manifestation psychotique ou l’effet des croyances et de la culture indienne dont il ignore tout, le psychanalyste américain qui le soigne décide de faire appel au psychanalyste et anthropologue Georges Devereux. Comme le montre le récit et le film qui en a été tiré, ses connaissances permettent effectivement à Devereux de déchiffrer un rêve et les associations que lui fournit le patient. Il parvient à différencier ce qui renvoie à un mode de pensée psychotique et ce qui fait écho aux croyances indiennes. (Georges Devereux, 1951 ; Gilbert Diatkine, 2016).
Cet exemple montre comment les limites de nos connaissances culturelles et linguistiques peuvent entraver notre compréhension clinique. Mais le récit soulève un autre point tout aussi essentiel : la mise au travail du sentiment d’inadéquation, tant dans le transfert que dans le contre-transfert. Quand j’ignore pour partie la culture et la langue de mon patient, quels en sont les effets sur mon écoute et sur mon contre-transfert ? Il me semble que cette situation met à mal le fantasme de compréhension mutuelle totale, tant chez l’analyste que chez le patient. Mais comment la perte de ce fantasme de toute puissance opère-t-il ?
La problématique de l’étrangeté culturelle ou linguistique exige une analyse serrée du contre-transfert. C’est de cela que dépend la capacité à saisir les limites imposées à la compréhension et ce qu’il en résulte pour les fantasmes et les attentes du patient.
Le sentiment d’inadéquation ou d’inefficacité, l’impression de ne pas être à même de comprendre comme on le devrait, constituent un défi particulier pour l’analyste étrangère que je suis. Mais n’est-ce pas une dimension inhérente à tout travail analytique, que de se sentir parfois dépassé, parfois perdu, et toujours en décalage ? Or c’est d’être autre et d’écouter autrement que vient cet écart essentiel qui fait tout l’intérêt de notre travail.
Dans cette condition d’étrangeté créée par une situation de fait, la difficulté majeure est de ne pas laisser le doute que l’on éprouve faire effraction dans le déroulement de la séance. L’analyste ne peut pas en faire l’économie. Il ne s’agit pas de faire croire au patient qu’il comprend ce qu’il ne comprend pas. Mais il ne s’agit pas non plus d’être trop insistant sur le fait qu’il puisse ne pas comprendre. Il s’agit de travailler avec l’incertitude et le flou induit par l’écart de langage et de culture. Il faut pouvoir continuer à penser et rêver malgré le brouillard et les sentiments d’impuissance, d’insuffisance voire d’humiliation qu’il peut faire naître.
Parfois, de même que l’on peut écouter une mélodie sans suivre ni reconnaître chacune de ses notes, il s’agit d’accéder à une compréhension de la séance qui découle moins de son contenu que de son déroulement processuel. Il faut se laisser prendre par la qualité du discours du patient, sa cadence, sa prosodie, ses manifestations d’affect, ses propres ressentis et les mouvements transférentiels et contre-transférentiels dont on peut s’aviser. La mise en suspens de la compréhension s’avère ici décisive, un peu comme une mère qui s’efforce de discerner les besoins de son bébé en interprétant comme elle peut ses proto-communications, sans exclure le fait que le sens ou l’intention de la communication soit différents. On retrouve ici quelque chose de l’effet des ellipses de Colombo qui donnent place aux aveux de ses interlocuteurs.
Je suis toujours intéressée par les raisons qui président au choix d’une analyste anglophone, tant pour des anglophones vivant à l’étranger comme moi, que pour des étrangers venant d’autres pays, que pour des français. Il y a toujours, et les patients le disent, une dimension défensive dans leur choix. Mais la valeur de cette défense et la manière dont elle se manifeste est extrêmement variée.
Lorsqu’il s’agit d’un patient étranger, la dimension séductrice de ce statut commun d’étranger est tout de suite mise au-devant de la scène. Nous sommes deux étrangers travaillant dans un pays étranger, et nous partageons une certaine altérité, avec tous les fantasmes de subversion, de complicité ou d’unité que cela peut impliquer. Il n’est pas rare qu’un tel fantasme soit formulé dès la première séance. Parfois, ce sont les projections qu’ils font sur mon pays d’origine qui amènent les patients à me trouver. Ils imaginent alors qu’une psychanalyste, parce qu’américaine, pratique l’analyse autrement : « Je crois que vous allez avoir des idées concrètes de ce qu’il faut que je fasse ». Et puis, il y a des patients qui viennent de mon pays. La plupart recherchent quelqu’un qui soit dans une situation comparable à la leur face à l’étrangeté qui les environne. Et parfois, bien sûr, cette exigence consciente recouvre un fantasme de fusion et de compréhension totale, une recherche de communication sans fêlure.
Mais il m’arrive également de conduire des traitements en français avec des francophones. Alors, ma maladresse linguistique devient le symptôme de l’étrangeté de ma position d’analyste.
UN EXEMPLE
Un patient dont la langue maternelle est le français vient me voir après avoir assisté à une expérience de groupe (menée en anglais) où les collègues lui font la réflexion qu’il est « moins émotionnel » que la moyenne et lui suggèrent de consulter un « psy ». Il vient donc me trouver à la suite de cette injonction, assez désarçonné de se sentir différent. Je sens que ma position d’anglophone favorise sa démarche. Je suis là, mais je suis aussi ailleurs : le fait que je suis étrangère et que nous travaillons en français induit un écart protecteur.
Lors de la première séance, il me demande ce qu’il est censé dire et faire. Je me contente d’énoncer la règle fondamentale et je souligne qu’il peut me faire part de ses rêves. A la séance suivante, le patient me déclare d’emblée qu’il a un rêve dont il va pouvoir me parler : « Je rêve de fonder une famille » dit-il. Je suis frappée par le détournement qu’il fait du terme « rêve ». Je me demande alors si sa façon de m’amener un projet de vie au lieu d’un rêve nocturne n’est pas pour lui une façon de contourner ou de nier mon identité d’analyste. Les différences sont gommées entre nous. Il n’y a ni hommes ni femmes ni analyste ni patient. Aucune altérité dans le transfert.
Les femmes sont plus ou moins absentes de son discours, il ne parle ni de sa mère ni de son amie. Il m’apprend que dans sa famille, il est l’« unique fils ». Il est donc « fils unique » me dis-je et je suis assez étonnée quand, plus tard dans la séance, il évoque brièvement ses sœurs. Je m’aperçois alors que le glissement de compréhension entre « unique fils » et « fils unique » a amené dans le matériel une dimension inconsciente : la suppression de ses sœurs et des femmes en général.
Ce patient s’adresse à moi dans un langage très formel : « Je dois réaliser mes rêves », « Il faut que je prenne confiance en moi », etc… Ses récits obéissent à une logique et une temporalité linéaire, sans la moindre digression. Il a d’ailleurs du mal à connaitre ses sentiments, encore plus à les mettre en mots. En procédant ainsi, de manière paradoxale il me met à distance et, en même temps, il reste accroché à ce qu’il pense que j’attends de lui.
L’absence, la négation, et le manque de continuité que je constate dans son langage dès le début de nos entretiens se marquent également dans l’histoire de ce patient, qui très précocement a vu s’absenter sa mère sans qu’il n’y ait aucun mot mis sur cette longue disparition. Le patient avoue se sentir « plus vivant » à l’étranger que chez lui où il étouffe et c’est avec une femme étrangère qu’il parvient à construire sa relation intime la plus durable, marquée toutefois par des alternances de ruptures et de retrouvailles. Son choix d’une analyste étrangère va, bien sûr, dans le même sens, facilitant un écart culturel et linguistique qui répète l’expérience d’une absence en présence.
Un événement particulier mérite d’être rapporté. Quelques années avant de venir me trouver, il a un accident en se rendant à son travail. Curieusement, il n’en ressent aucune douleur. Ce n’est que lorsque le médecin déclare que la blessure est « extrêmement grave » que le patient sent alors subitement la douleur et s’évanouit.
Après plusieurs années de traitement, il nous arrive régulièrement de faire référence à ce temps particulier qui s’est écoulé entre son accident et sa mise en mots par le médecin. Il s’agit d’une zone silencieuse, sans aucun contenu – sans douleur, sans affect, sans représentation. Comme telle, elle est emblématique de tous ces temps vides, ces temps morts qui ont scandé sa vie : le temps qui sépare le départ de sa mère de son retour à la maison, le temps entre chaque rupture et chaque retrouvaille avec son amie. Ces expériences traumatiques sont inscrites dans le négatif – c’est leur manque de tout contenu qui est remarquable, et nous tournons autour d’elles comme autour d’un silence étrange mais intriguant, en nous efforçant de les écouter différemment, de les voir sous un autre angle, avec une autre optique, pour laisser venir tout ce qu’elles retiennent.
Au cours d’une séance récente où il était précisément question de l’accident et de la mystérieuse séquence silencieuse qui lui fait suite, mon patient a pu dire : « En fait, je suis étranger à moi-même ». Ce constat nous a amené au cœur de sa problématique et peut être au cœur de la problématique de toute analyse. Dans une analyse, comment aborder le silence et tout ce qui a été réduit au silence, tout ce qui, en nous-même et dans la représentation que nous avons des autres, ne peut se dire et ne sera jamais dit – mais dont les échos, justement, peuvent venir jusqu’à nos oreilles, à condition toutefois de prêter à ces silences-là une écoute déplacée, à côté, flottante.
Virginia Picchi, psychanalyste membre de la SPP
Pour commander L’accueil de l’autre – Débats de psychanalyse, lien vers la boutique des PUF
BIBLIOGRAPHIE
Bakhtine Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski, tr. Fr. Isabelle Kolitcheff Le Seuil, coll. « Points Essai » (no 372), 1990 (1970), 1929.
Amati Melher J., Argentieri S., Canestri J., La Babel de l’inconscient : langue maternelle, langues étrangères et psychanalyse ; tr. fr. M. Garboua, Paris, Puf, 1994.
Devereux G., Psychothérapie d’un Indien des Plaines : Réalités et rêve, tr. fr. F. de Grusdon et M. Novodorsqui, Paris, Fayard, 1998.
Diatkine G., Reference culturelle et médiation anthropologique, Des psychanalystes en séance, Glossaire clinique de psychanalyse contemporaine, Paris, Gallimard, 2016, p. 515 – 517.
Green A., La position phobique centrale avec un modèle de l’association libre, Revue française de psychanalyse, t. 64, 3,Paris, Puf, 2000, p. 743 – 772.
Grice P., Logic and conversation in Cole, P. et Morgan, J., Syntax and semantics, New York, Academic Press, 1975.
Keats J., Ode on a Grecian Urn, Ode on a Grecian Urn and other Poems, Montana, Kessinger Publishing, 2010.
Ochs Keenan E., On the universality of conversational postulate, Language in Society, vol. 5 n.1, 1976, p. 67–80
Winnicott D.W., Communicating and not communicating leading to a study of certain opposites, The Maturational Processes and the Facilitating Environment., London, The Hogarth Press, 1965 (1963), p. 171 – 192.
NOTES :
- Ce traitement a fait l’objet d’un film : « Jimmy P. (Psychotherapie d’un Indien des Plaines) »