Conversation avec Marilia Aisenstein

Nous avons deman­dé à Mari­lia Aisen­stein de répondre à nos ques­tions avec comme point de départ les atten­tats de jan­vier 2015 à Paris.  À par­tir de là, nous avons vou­lu inter­ro­ger une psy­cha­na­lyste plei­ne­ment enga­gée dans les ques­tions contem­po­raines. Le fil conduc­teur de cet entre­tien est l’actuel et le contem­po­rain en France et dans le monde.

Daniel Ira­go : Mari­lia, en par­tant de ce qui s’est pas­sé en Jan­vier et qui sol­li­cite beau­coup de ques­tions, je vous ai enten­du dire qu’aujourd’hui les psy­cha­na­lystes doivent s’intéresser aus­si à une cli­nique de l’extrême, pour­riez-vous déve­lop­per cette idée ?

Marí­lia Aisen­stein : Je crois qu’en ce moment, nous  assis­tons mon­dia­le­ment à des phé­no­mènes très inquié­tants soit un retour à un reli­gieux fon­da­men­ta­liste quel qu’il soit, et un retour à des natio­na­lismes, dan­ge­reux en eux-mêmes. La mon­dia­li­sa­tion et les désastres éco­no­miques font que nous assis­tons à une migra­tion géné­rale des popu­la­tions qui me semble entrai­ner des réflexes de natio­na­lisme exa­cer­bé. C’est dans les suites de ce contexte de peur, de haine raciale, d’hu­mi­lia­tion, que je ver­rais les évè­ne­ments de jan­vier. Bien sûr, ils ont repré­sen­té pour la France une acmé de ces phé­no­mènes mais qui étaient à l’œuvre depuis plu­sieurs années déjà. Je suis convain­cue que la psy­cha­na­lyse a  son mot à dire, non pas qu’elle puisse for­cé­ment avoir une parole éthique sur ce qui se passe, mais elle doit essayer de com­prendre, parce que même pris dans des mou­ve­ments de masses ces mou­ve­ments sont le fait d’individus. Qu’est-ce qui peut pous­ser des indi­vi­dus à des extré­mi­tés telles que de se trans­for­mer en bombe vivante ou de tuer à la kalach­ni­kov, en ayant d’ailleurs la cer­ti­tude d’une mort pro­gram­mée. Je pense à des actes cri­mi­nels mais aus­si sui­ci­daires comme ce que nous avons vu pour les tours de New York ? Tout cela est ter­ri­fiant…

DI : Ce sont, comme vous le dites des indi­vi­dus, mais est-ce que cela ne fait pas aus­si appel à des phé­no­mènes liés au col­lec­tif et aux groupes, comme Freud le pen­sait dans ses tra­vaux comme « Psy­cho­lo­gie des masses et ana­lyse du moi » ?

MA : Oui, en effet ce texte est fon­da­men­tal dans l’œuvre freu­dienne et reste d’une très grande actua­li­té. Ce que Freud a mon­tré c’est jus­te­ment l’individu noyé dans la masse ou dans une idéo­lo­gie de masse. Il se pro­duit alors chez l’individu une régres­sion totale du sur­moi. C’est l’Idéal du moi qui prend le pas en pha­go­cy­tant le Sur­moi comme les capa­ci­tés de pen­ser comme un sujet.

DI : Cela cor­res­pon­drait-il à sa capa­ci­té à dire non ?

MA : Effec­ti­ve­ment, je me suis pen­chée sur l’incapacité à dire non. Qu’est-ce qui fait qu’un indi­vi­du ne peut plus dire non, entraî­né dans une idéo­lo­gie comme par exemple le nazisme ou actuel­le­ment le dji­ha­disme ?
Je pense qu’il y a plu­sieurs textes de Freud qui peuvent nous don­ner, non pas des clés mal­heu­reu­se­ment parce que les faits ne sont jamais uni­voques, mais des pistes. Par exemple, l’article de 1938 sur le cli­vage dans les pro­ces­sus de défense est un texte que je trouve bou­le­ver­sant. D’abord parce qu’il est inache­vé, et que c’est le der­nier écrit de Freud. On voit Freud sai­si d’une espèce de vacille­ment où il se demande si le cli­vage n’est pas un phé­no­mène plus banal et beau­coup plus éten­du, bien au-delà du féti­chisme et de la psy­chose. Il fait donc l’hypothèse de cli­vages pré­co­cis­simes qui vont, dit-il, lais­ser « une déchi­rure dans le moi qui ne gué­ri­ra jamais » – ce sont exac­te­ment ses mots. Alors sur ces cli­vages pré­coces peuvent s’étayer toutes sortes de dénis ulté­rieurs et il me semble qu’il ne faut pas être psy­cho­tique pour avoir des cli­vages et je crois que nous en avons tous. Il n’y a pas que le cli­vage du féti­chisme et de la psy­chose. Nous vivons tous avec des mini-cli­vages, des cli­vages fonc­tion­nels comme dit Gérard Bayle.

DI : Nous vivons tous avec des mini-cli­vages, mais pour les meur­triers de l’Hyper Cacher et de Char­lie Heb­do, par­ler de mini-cli­vage…

MA : Là nous sommes dans l’extrême. Mais mal­heu­reu­se­ment cet extrême il a tou­jours exis­té. Parce que rap­pe­lez-vous com­ment les pro­tes­tants ont été mas­sa­crés lors des guerres de reli­gion en France, cer­tains à la hache. Il y a eu des femmes enceintes, des enfants, des vil­lages entiers, qui ont été bru­lés, tués, ce qui  a ame­né des pro­tes­tants  à émi­grer en Afrique du Sud et ils y ont fon­dé une grande région Hugue­note ; à l’époque aus­si c’était d’une sau­va­ge­rie san­glante, et tou­jours au nom de Dieu…

DI : Je crois que vous reve­nez d’Afrique du Sud ? Ce serait un rac­cour­ci facile de voir une rela­tion entre cette migra­tion vio­lente et le sys­tème Apar­theid qui a exis­té plus tard ?

MA : Oui, ce serait un rac­cour­ci un peu trop facile que de sau­ter à pieds joints des Hugue­nots à l’Apartheid. Mais je crois que l’Apartheid est aus­si un bon exemple. C’est la 2ème année que je me rends à un col­loque en Afrique du Sud, et je suis abso­lu­ment frap­pée par le maté­riel cli­nique qui a été pré­sen­té, où tout le monde, thé­ra­peutes comme patients, res­tent encore dans un état trau­ma­tique : ce sont les suites de l’Apartheid. Et ce qu’ils font main­te­nant, c’est essayer, le plus tran­quille­ment pos­sible, de pen­ser et de pan­ser leurs plaies.
Il est vrai que Sta­line a créé le gou­lag au nom de l’Idéal com­mu­niste, mais c’est si sou­vent au nom de Dieu que se font les mas­sacres. Je ne crois pas per­son­nel­le­ment qu’il y ait une reli­gion moins vio­lente que l’autre. Et je ne suis pas du tout convain­cue que l’Islam, dont il existe une lec­ture pas­sion­nante faite par des spé­cia­listes éclai­rés, soit plus violent que l’église catho­lique ou toute autre église. Par contre, il se pro­duit dans le phé­no­mène reli­gieux une régres­sion du Sur­moi au pro­fit d’un Dieu idéal qu’il soit repré­sen­té ou sans visage… Dans le cas de l’idéal com­mu­niste c’est une auto­ri­té plus floue. Cette régres­sion du Sur­moi  laisse ger­mer la des­truc­ti­vi­té, la cruau­té et la vio­lence que nous por­tons tous en nous, et ça Freud l’a bien mon­tré.

DI : Dans l’Idéal com­mu­niste il n’y a pas d’au-delà, ce qui est en accord avec la doc­trine maté­ria­liste. En extra­po­lant cette ques­tion vers la psy­cho­pa­tho­lo­gie, nous pour­rions dire que la pen­sée opé­ra­toire se situe du côté du maté­ria­lisme et de la concré­tude. Et pour­tant, y aurait-il à l’arrière-plan de la pen­sée opé­ra­toire quelque chose de l’ordre du délire ?

MA : Dans l’Idéal com­mu­niste il n’y a pas d’au-delà. À pro­pos du mar­xisme et bien que  mes études de phi­lo­so­phie soient bien loin, j’appartiens à une géné­ra­tion qui a étu­dié le mar­xisme à tra­vers Althus­ser et Axe­los. En effet Marx fait un retour au maté­riel, mais pas à la concré­tude. Là, je me range dans le sens de la thèse sou­te­nue par Kostas Axe­los, phi­lo­sophe grec impor­tant, qui montre que toute la pen­sée de Marx est une pen­sée de la tech­nique et de la pro­duc­ti­vi­té . Cela peut mener effec­ti­ve­ment au « maté­riel ». Je crois, qu’à par­tir du maté­riel et de la tech­ni­ci­té, l’appareil psy­chique peut glis­ser vers la concré­tude. Ce n’est cer­tai­ne­ment pas le cas pour tout le monde… Le « concrete thin­king » (pen­sée concrète), décrit par les anglo-saxons et que nous autres psy­cho­so­ma­ti­ciens appe­lons : « état opé­ra­toire » ou « fonc­tion­ne­ment opé­ra­toire », est pour moi une pen­sée essen­tiel­le­ment anti-trau­ma­tique. Il s’agit sur­tout de se fixer sur la concré­tude du sen­so­riel, des évè­ne­ments et des phé­no­mènes pour ne pas se lais­ser enva­hir par tout ce qui nous vient du dedans. Cela est aus­si une voie royale pour ne pas pen­ser. Et ce que je crois vrai­ment, c’est que dans toutes les périodes de crise, comme celle que nous vivons actuel­le­ment en Europe, il y a une ten­ta­tion géné­rale à ne pas pen­ser, parce que pen­ser est tou­jours dou­lou­reux. Ne pas pen­ser prend des voies diverses : ça prend la voie du cli­vage, la voie de l’incapacité de dire non et ça prend donc la voie de l’extrémisme poli­tique. C’est ce que j’ai déve­lop­pé dans mon texte pour la RFP (Juillet 2014) « Quelques réflexions sur sou­mis­sion et pen­sée « C’était sim­ple­ment dit, c’était simple à com­prendre ». Je reprends le livre impres­sion­nant, Une sai­son de machettes de Jean Hatz­feld. J’ai été sai­sie en lisant ces inter­views des tueurs Hutus qui ont déci­mé la popu­la­tion Tut­si. Alors, ce tueur  Hutu qui dit « c’était sim­ple­ment dit, c’était simple à com­prendre », c’est le refus total de pen­ser sous le cou­vert d’une auto­ri­té vague et à la limite sans visage.

DI : Ce sont des termes qui reviennent, « vague », « sans visage » …

MA : Je crois que le Sur­moi, qui repose sur des iden­ti­fi­ca­tions pré­coces aux parents et qui implique un cer­tain achè­ve­ment du com­plexe d’Œdipe, je crois que le Sur­moi est  per­son­ni­fié parce qu’il s’agit de quelqu’un, un autre : Tu ne feras pas de mal à l’autre, tu ne tue­ras pas l’autre. L’autre est alors per­son­ni­fié, il est un objet. Tan­dis que l’Idéal du Moi est abso­lu­ment imper­son­nel. L’Idéal du Moi c’est, « on ne vole pas dans un maga­sin » alors que le Sur­moi, c’est, « on ne vole pas dans un maga­sin car la ven­deuse risque d’être accu­sée et ca fera du mal à une per­sonne ».  L’Idéal du Moi, c’est « on ne vole pas dans un maga­sin parce que c’est une règle sociale »…

DI : Le Sur­moi dans ce contexte-là sol­li­cite la res­pon­sa­bi­li­té et l’Idéal du Moi le confor­misme.

MA : l’Idéal du Moi c’est le confor­misme et le Sur­moi implique d’être un sujet et de l’assumer.

DI : Etre un sujet c’est savoir dire non, dans ce contexte ?

MA : Etre un sujet, je pense que c’est en effet savoir dire non. S’affirmer néga­ti­ve­ment selon l’expression de Pon­ta­lis, et cela me ramène à l’article de Freud sur la néga­tion (1925) où il la défi­nit à par­tir d’observations cli­niques par­lantes : « en tant que sujet je ne peux pas me recon­naître dans cela ».  C’est cela qui fait la néga­tion et je vous rap­pelle que c’est tou­jours dans cet article que Freud met la néga­tion à la racine de la pen­sée et de la liber­té de pen­ser. Un auteur que j’ai sui­vi et beau­coup aimé parce que j’ai  tra­vaillé avec lui à l’IPSO, Michel Fain, avait des for­mules lapi­daires. À pro­pos du véri­table pro­ces­sus de pen­sée chez l’enfant, il disait : « l’enfant se met à pen­ser quand il peut être seul et  veut fer­mer le loquet des W.C ».
J’étais en Grèce la semaine der­nière. Et j’étais très contente d’une réponse de mon petit fils de 5 ans. Alors qu’il était pen­sif, je lui ai dit en riant : mais qu’est-ce qu’il y a dans cette petite tête. Il me répond d’un air abso­lu­ment cho­qué : « Mais on ne demande pas, c’est intime ». Le cogi­to de Des­cartes – je pense, donc je suis–  est aujourd’hui sérieu­se­ment mis à mal car la pen­sée implique soli­tude et souf­france. Il y a tous ceux qui répondent « je suis, mais je ne veux pas pen­ser »…

DI : Chez nous aus­si, les psy­cha­na­lystes, cela peut arri­ver ?

MA : Oui, je pense que ça peut arri­ver. Parce que ce qui guette les humains, nous guette aus­si … et dans ce sens les psy­cha­na­lystes n’échappent à rien ! Il est vrai qu’on ne peut pas dénier qu’il y ait un confor­misme psy­cha­na­ly­tique. J’ai fait une cri­tique pour la RFP (Mars 2015) sur un livre publié chez Kar­nac d’une col­lègue Espa­gnole Manue­la Utrilla (Fana­ti­cism in Psy­cho­ana­ly­sis : Uphea­vals in the Ins­ti­tu­tions) qui s’attaque à la ques­tion du confor­misme et du fana­tisme dans les socié­tés d’analyse. Nous n’échappons en rien à ceci car nous avons des lea­ders cha­ris­ma­tiques, et à par­tir du moment où nous sommes sub­ju­gués par la pen­sée d’un de ces lea­ders, nous ne pou­vons pas échap­per non plus aux phé­no­mènes de sou­mis­sion et donc de régres­sion du Sur­moi dans les groupes.

DI : Dans ce sens,  il y a une expres­sion qui m’a tou­jours frap­pé et mis dans un cer­tain incon­fort, c’est celle d’obédience… On entend : « je suis d’obédience laca­nienne » ou « d’obédience freu­dienne », peu importe. N’y a‑t-il pas là un contre-sens ?

MA : Tout à fait. Être d’obédience implique une sou­mis­sion.

DI : Nous par­lions de l’Europe, des lea­ders cha­ris­ma­tiques, de la crise. Vous men­tion­nez la Grèce…quelle est votre réac­tion à ce qui se passe en Grèce et qui n’est peut-être que le reflet radi­cal de ce qui se passe en Europe en ce moment ?

MA : Je crois que la Grèce est un exemple extrême de ce qui est en train de se pas­ser en Europe. Il me semble que là nous sommes devant l’in­ca­pa­ci­té qui est celle d’une auto­ri­té suprême euro­péenne, non pas inca­pable de dire non,  mais tota­le­ment inca­pable de dire : « nous nous sommes trom­pés ». J’ai lu énor­mé­ment,  parce que ça me touche de près, d’articles d’économistes amé­ri­cains, euro­péens, ou  bré­si­liens, ils disent qu’une poli­tique d’hyper-austérité tue toutes les forces vives d’une éco­no­mie. Or il me semble que c’est une poli­tique qui a été adop­tée par l’Europe unie et qui prouve main­te­nant sa fai­blesse ou bien peut-être l’équation fausse sur laquelle elle repose. Alors il semble que per­sonne ne peut dire : « nous avons fait fausse route ». Donc je pense que la Grèce a été sacri­fiée par l’Europe pour don­ner un exemple de ce qui pour­rait arri­ver aux pays pauvres qui ne se tien­draient pas bien.

DI : Vous dites que la poli­tique d’hyper-austérité tue toutes les forces vives d’une éco­no­mie ?

MA : Oui c’est-à-dire qu’elle tue les classes moyennes qui n’existent plus ou rejoignent les pauvres ou encore émigrent.

DI : Je pense à l’Espagne. La crise a entraî­né des consé­quences psy­cho­pa­tho­lo­giques.

MA : En effet, il me semble aus­si qu’il y a eu des réper­cus­sions au niveau des patho­lo­gies men­tales. Le mou­ve­ment Syri­za de Tsi­pras en Grèce est dif­fé­rent mais assez proche de Pode­mos en Espagne or je crois que les chefs d’Etats et tech­no­crates Euro­péens n’ont pas tenu compte des  don­nées psy­chiques qui sont la pro­fon­dé­ment humi­lia­tion, et je ne parle pas de la pau­vre­té mais du sen­ti­ment d’humiliation. L’humiliation c’est quelque chose de très grave et je crois qu’il ne faut pas oublier que le nazisme s’est construit sur l’humiliation du peuple alle­mand après le Trai­té de Ver­sailles.

DI : En lui impo­sant une hyper-aus­té­ri­té.

MA : Oui, une hyper-aus­té­ri­té. Je consi­dère que Freud était un cli­ni­cien et un scien­ti­fique mais je pense que nous ne par­lons pas assez de son côté vision­naire.  Un vision­naire poli­tique. Or le trai­té de Ver­sailles,  il l’avait dénon­cé en affir­mant qu’il allait entrai­ner des catas­trophes. Je pense que «  l’Avenir d’une Illu­sion »,  « Pour­quoi la guerre », « Malaise dans la civilisation&nsp ; » sont des textes qui devraient être ensei­gnés dans les écoles.

DI : Ce que vous dites me fait pen­ser aux pro­pos de Jorge Sem­prun (Pen­ser l’Europe) qui disait à pro­pos de la « Psy­cho­lo­gie des masses » que c’était un des textes majeurs des sciences sociales du 20ème siècle. Lui qui a connu les tota­li­ta­rismes nazis et sta­li­niens, il y a recon­nu une forme de véri­té cor­res­pon­dant à son expé­rience et à sa pen­sée.

MA : Je crois aus­si. Vous savez il y a un groupe de psy­cha­na­lystes fran­çais et euro­péens qui ne se défi­nissent pas par rap­port à leurs socié­tés, c’est un mou­ve­ment d’individus. Il y aus­si bien des SPP, APF, des laca­niens et d’autres. Ce groupe, dont je fais par­tie, s’efforce de faire ins­crire l’œuvre de Freud au patri­moine de l’humanité de l’UNESCO et jus­te­ment nous nous fon­dons plus sur son œuvre et sa vision poli­tique et anthro­po­lo­gique qui appa­raissent dans 4 ou 5 textes : Psy­cho­lo­gie des masses et ana­lyse du moi, Malaise dans la civi­li­sa­tionPour­quoi la guerre, L’avenir d’une illu­sion pour mon­trer com­bien cette œuvre a une dimen­sion que nous oublions trop dans les socié­tés d’analyse, qui sont plus vouées, il faut bien le dire, à la cli­nique et au thé­ra­peu­tique.

DI : C’est une cri­tique ?

MA : Des socié­tés ? Non, ça n’est pas leur rôle.

DI : Oui mais cela peut ame­ner des formes de cli­vages chez des psy­cha­na­lystes « exclu­si­ve­ment cli­ni­ciens » et qui ne s’intéresseraient pas à leur époque.

MA : Abso­lu­ment.

DI : Nous par­lions, tout à l’heure, de ces évè­ne­ments extrêmes et de leur rela­tion à notre pra­tique quo­ti­dienne.

MA : Vous avez rai­son et per­son­nel­le­ment je pense que les psy­cha­na­lystes doivent être impli­qués dans des ins­ti­tu­tions parce que l’institution est  bran­chée sur la réa­li­té quo­ti­dienne alors qu’avec une clien­tèle de ville, on peut mal­heu­reu­se­ment échap­per à cette réa­li­té. Ceci est mon avis per­son­nel.

DI : Je l’ai un peu remar­qué en Espagne, chez des ana­lystes moins impli­qués qu’ici en France dans l’institution, j’avais l’impression qu’ils étaient plus imper­méables à la crise.

MA : J’ai vu la même chose en Grèce. Jusqu’à la crise, l’analyse était flo­ris­sante en Grèce. Un ana­lyste jeune pou­vait avoir des listes d’attente. Or il y avait ce phé­no­mène que vous décri­vez. Même si aujourd’hui les ana­lystes grecs ont beau­coup réduit leurs hono­raires, ils peuvent échap­per à une cer­taine réa­li­té.

DI : Nous par­lons de l’étranger. Dans un contexte où c’est la langue anglaise qui devient domi­nante, quelle est la réper­cus­sion de l’analyse fran­çaise aujourd’hui ?

MA : Cela me fait beau­coup plai­sir de consta­ter qu’il y a cer­tai­ne­ment un grand regain d’intérêt pour « la psy­cha­na­lyse fran­çaise ».  Ça veut dire quoi,  « la psy­cha­na­lyse fran­çaise » ? Au fond … la pen­sée de l’économie psy­chique ?(IPSO).

DI : Vous faites réfé­rence au point de vue éco­no­mique que l’école psy­cho­so­ma­tique de Paris a mis en avant ?

MA : Dans un article sur l’analyse fran­çaise pour l’International Jour­nal que j’ai écris il y a 10 ans, après  avoir beau­coup réflé­chi, je m’étais ren­due compte que la psy­cha­na­lyse fran­çaise est par­tie de l’Egopsychologie, sim­ple­ment parce qu’après la guerre c’était Hart­mann et Lowen­stein qui sont pas­sés par ici en ana­ly­sant toute une géné­ra­tion. Il y a eu ensuite le phé­no­mène Lacan : Lacan sur le divan de Lowen­stein qui fait la révo­lu­tion contre son ana­lyste car sa pre­mière cible c’est l’egopsychologie. Puis il quitte la SPP et l’IPA. Mais Lacan a énor­mé­ment influen­cé la psy­cha­na­lyse fran­çaise, pas seule­ment laca­nienne mais beau­coup la nôtre mais il l’a influen­cée sur­tout d’une façon sou­ter­raine, parce que les inter­pré­ta­tions courtes qui tra­versent et qui ne s’adressent pas au conscient, c’est du Lacan. C’est Lacan qui disait : « Je ne m’intéresse pas à expli­quer, je m’intéresse à faire des vagues ». Or toute notre tech­nique est un savant mélange entre Lacan et l’Egopsychologie. Et c’est vrai que nous n’expliquons rien au patient. Donc il y a l’influence impli­cite de Lacan et puis l’influence de la pen­sée  psy­cho­so­ma­tique parce que ce sont effec­ti­ve­ment les pre­miers à avoir défen­du le point de vue éco­no­mique. L’E­cole de Psy­cho­so­ma­tique de Paris, après avoir été conçue comme une dis­si­dence, main­te­nant le point de vue éco­no­mique fait aujourd’hui par­tie de l’appareil concep­tuel de la SPP, de même que cer­taines idées que nous devons à Lacan.

DI : Alors qu’il n’y a pas eu des dia­logues directs entre ces 2 cou­rants (Lacan et Ecole psy­cho­so­ma­tique). Comme s’est fait ce « savant mélange », est-ce à tra­vers des gens qui ont subi les influences des deux ?

MA : En effet, c’est inté­res­sant et je crois que c’est comme ça que ça se passe. Et fina­le­ment on peut s’apercevoir que des influences impli­cites ont par­fois plus d’importance parce qu’elles font leur che­min, plus que le résul­tat d’un dia­logue. Mais il ne  faut pas oublier André Green, pen­seur consi­dé­rable,  qui a inté­gré dans la psy­cha­na­lyse fran­çaise toute sa connais­sance de Méla­nie Klein, Bion et Win­ni­cott, et celle de l’IP­SO.

DI : André Green a effec­tué tout un tra­vail de mise en pers­pec­tive et d’intégration de dif­fé­rents apports et son influence s’étend au-delà de la SPP.

MA : Je trouve qu’on ne peut qu’avoir une admi­ra­tion immense pour l’œuvre de Green et à plu­sieurs titres puisqu’il est un très grand théo­ri­cien, qui nous a per­mis d’intégrer dans la pen­sée psy­cha­na­ly­tique des théo­ries et des pen­sées diverses. Et de plus, je dois dire que je suis encore plus admi­ra­tive du fait qu’il n’a jus­te­ment pas essayé de fon­der son école. Il n’a pas fait l’école « gree­nienne ». Il a remis toute son œuvre dans le contexte d’une conti­nua­tion freu­dienne. Il a pous­sé l’œuvre de Freud dans ses déve­lop­pe­ments actuels et je pense que c’est aus­si en grande par­tie grâce à lui que la psy­cha­na­lyse fran­çaise a pu péné­trer beau­coup plus la psy­cha­na­lyse anglo-saxonne ou amé­ri­caine. Il par­lait bien l’anglais ce qui est très impor­tant. Cette ques­tion de la langue peut avoir une impor­tance dans l’histoire : Mar­ty était his­pa­no­phone et la pen­sée psy­cho­so­ma­tique a beau­coup essai­mé en Amé­rique Latine…

DI : Bien sûr, cela faci­lite ce pas­sage ! Donc la Psy­cha­na­lyse fran­çaise fait par­ler d’elle.

MA : Elle fait vrai­ment par­ler d’elle et elle a une influence. Elle sus­cite de l’intérêt mais aus­si cer­tains reproches. Tra­duire la psy­cha­na­lyse fran­çaise pour les anglo-saxons n’est pas seule­ment une tra­duc­tion de langue à langue, mais aus­si une tra­duc­tion dans le style de par­ler. Les fio­ri­tures sty­lis­tiques ont plu­tôt ten­dance à très mal pas­ser à l’étranger et sur­tout chez les anglo-saxons. Il y a des auteurs qui écrivent dans un lan­gage plus uni­ver­sel comme André Green. En revanche, je disais à  Michel Fain affec­tueu­se­ment : « Arrê­tez d’écrire comme çà parce que vous ne serez jamais tra­duit, vous êtes intra­dui­sible ». Il me répon­dait : « mais je m’en fous ».

DI : La psy­cha­na­lyse fran­çaise n’est pas tou­jours simple à tra­duire. Il y a eu le livre édi­té par Alain Gibeault (Rea­ding french Psy­cho­ana­ly­sis) qui a repré­sen­té un effort consi­dé­rable de pré­sen­ta­tion des auteurs fran­çais auprès des anglo­phones.

MA : C’est un très bon livre.

DI : Qu’est-ce qui attire votre atten­tion dans le monde ana­ly­tique inter­na­tio­nal d’aujourd’hui ?

MA : Il y a cer­tai­ne­ment des choses et des pen­seurs inté­res­sants abso­lu­ment par­tout. L’analyse amé­ri­caine, contrai­re­ment à ce que l’on entend, est très vivante par sa diver­si­té et sa mul­ti­cul­ture, bien qu’il y ait peu de patients et peu de can­di­dats, c’est en tout cas ce que disent les ins­ti­tuts de Washing­ton ou de New York. C’est aus­si dû au fait que l’analyse reste extrê­me­ment oné­reuse aux USA et qu’il n’y a pas de rem­bour­se­ment. Mais en revanche, lorsqu’on va dans le Michi­gan,  il y a un ins­ti­tut flo­ris­sant. C’est sou­vent lié aus­si à des fac­teurs sociaux. Là-bas, il y a un ana­lyste, Mar­vin Mar­go­lisn, qui lui a déci­dé qu’il fal­lait pra­ti­quer des tarifs bas, par­ler dans les écoles, aller dans les uni­ver­si­tés. Son ins­ti­tut est com­plè­te­ment dif­fé­rent.

DI : J’ai du don­ner récem­ment une adresse pour un ana­lyste au Texas. Il pre­nait 300 dol­lars la séance et ce qui s’est pas­sé, c’est que fina­le­ment ce patient est aller voir son psy­chiatre rem­bour­sé par sa mutuelle qui l’a vu 10 mn et lui a fait une pres­crip­tion médi­ca­men­teuse.

MA : Comme nous disions tout à l’heure et nous étions d’accord : l’analyste doit s’inscrire dans un cer­tain contexte social. Il me semble que s’installer et prendre 300 dol­lars la séance c’est se cou­per de la base, de la vie qui est notre quo­ti­dien. J’ai un ami new yor­kais dont le cabi­net est plein car il prend 100 dol­lars, ce qui est un tarif cher pour nous mais un tarif bas là-bas. Donc je crois qu’il y a des pen­sées inté­res­santes par­tout. En Afrique du Sud j’ai trou­vé dans les cas cli­niques beau­coup de créa­ti­vi­té et d’inventivité. J’ai écou­té une com­mu­ni­ca­tion  que j’ai trou­vée abso­lu­ment for­mi­dable, pré­sen­tée par une jeune femme, Sue Levy, ana­lyste là-bas et qui a été la psy d’une équipe de foot­ball très par­ti­cu­lière, puis­qu’ il s’agissait de remettre ensemble, comme une équipe, des gens ayant été tor­tu­ré par l’Apartheid et des blancs, et de les faire fonc­tion­ner comme équipe. Un tra­vail d’analyse de groupe dans une cli­nique de réha­bi­li­ta­tion pour leurs bles­sures afin qu’ils puissent jouer ensemble, c’était for­mi­dable !

DI : Cela me fait pen­ser à un pro­jet cultu­rel de groupe auquel j’avais par­ti­ci­pé comme psy­cho­logue auprès d’un groupe de deman­deurs d’asile par­mi les­quels il y avait des vic­times et des anciens enfants sol­dats ensemble. En effet quelque chose se pas­sait à ce niveau : Le groupe.

MA : C’est pas­sion­nant !

DI : La pra­tique des groupes ça devient une pra­tique des ana­lystes qui prend une cer­taine impor­tance ?

MA : Oui, ça prend de l’importance et c’est une pra­tique que je connais mal, mais je peux vous dire qu’il y a eu des socié­tés d’analyse allant par­ti­cu­liè­re­ment mal dont les pré­si­dents ont eu le cou­rage de faire appel à des ana­lystes de groupe d’une autre socié­té et il semble que cela puisse faire sor­tir des choses abso­lu­ment incroyables sur des iden­ti­fi­ca­tions et des filia­tions insoup­çon­nées. Deux de ces pré­si­dents m’ont dit que cela avait été salu­taire pour ces socié­tés. Je pense qu’il leur a fal­lu beau­coup de cou­rage.

DI : Nous reve­nons à cette ques­tion de la dia­lec­tique de l’individu et du groupe. La pen­sée dite « grou­pa­liste » ne s’intègre pas tou­jours sans conflit dans le débat psy­cha­na­ly­tique.

MA : Il y a un échange qui peut être conflic­tuel. Manue­la Utrilla dans le livre que j’ai cité regrette un cer­tain rejet par les socié­tés pures et dures de tout ce qui est pen­sée d’analyse de groupe. C’est sûre­ment un sujet à déve­lop­per pour l’avenir.

DI : Com­ment voyez-vous l’avenir de la psy­cha­na­lyse ?

MA : Je suis une opti­miste for­ce­née. Je suis convain­cue qu’étant don­née la période de crise que nous tra­ver­sons, nous ne serons plus une pro­fes­sion de luxe, per­son­nel­le­ment je ne le regrette pas. Mais il me semble que l’analyse ne peut que sur­vivre à toutes les autres formes de thé­ra­pie parce que c’est la seule qui jus­te­ment, déve­loppe et sou­tient les pro­ces­sus de pen­sée or c’est cela la liber­té.  Je crois que la liber­té, c’est la liber­té de pen­ser.

DI : Et la sexua­li­té dans tout ça ? Parce qu’une par­tie de la vio­lence à laquelle nous assis­tons est direc­te­ment diri­gée contre la liber­té des femmes…

MA : Je pense que quand les femmes sont vio­len­tées, que ce soient des vio­lences cultu­relles ou non, c’est lié à la peur que la fémi­ni­té fait aux hommes. Pen­ser est dou­lou­reux mais pen­ser est sexuel, car pen­ser est enra­ci­né dans un corps sexuel.
Dide­rot disait : « Mes catins se sont mes pen­sées… »

DI : Pour finir que pen­sez-vous de l’idée d’une Revue de psy­cha­na­lyse en ligne ?

MA : En toute sin­cé­ri­té, je trouve que c’est une idée remar­quable. Je suis d’une géné­ra­tion n’ayant pas le réflexe d’aller lire une revue en ligne, mais il faut bien accep­ter et même saluer le chan­ge­ment. Per­son­nel­le­ment mon fils de 40 ans lit la presse en ligne, TV et ciné­ma en ligne. J’aime beau­coup cette for­mule de faire des articles et des entre­tiens courts. On n’a pas besoin à chaque fois de lire 25 pages de méta­psy­cho­lo­gie sur tout sujet  pour par­ler de psy­cha­na­lyse.

DI : Il y a une place pour tout ! Nous vous remer­cions infi­ni­ment.