Devenir analyste, entre hier et aujourd’hui : dialogue entre générations.

Deux psy­cha­na­lystes, à deux moments dif­fé­rents de leurs car­rières, s’interrogent sur leurs cur­sus res­pec­tifs alors que 40 ans les séparent. Com­ment deve­nait-on ana­lyste dans les années 1970 et com­ment le devient-on aujourd’hui ?  Dans quelle mesure la psy­cha­na­lyse s’hérite-t-elle des ainés, mais aus­si se réin­vente à chaque géné­ra­tion ? Com­ment trans­for­mer le patri­moine de connais­sance et de savoir-faire accu­mu­lé depuis plus d’un siècle en une source de créa­ti­vi­té vivante ? C’est un dia­logue entre deux géné­ra­tions d’analystes, entre l’aube et le cré­pus­cule de leurs par­cours.

Julia-Flore Ali­bert (JFA) : Cher Ber­nard Penot, pou­vez vous nous racon­ter un peu quand et com­ment vous êtes deve­nu ana­lyste ?
Ber­nard Penot (BP) : Je suis venu à l’analyse au milieu des années 1960, à 25 ans, du fait d’abord d’une cer­taine souf­france sub­jec­tive qui me pous­sait à essayer d’y com­prendre davan­tage quelque chose, et aus­si  bien sûr de ma ren­contre avec l’œuvre de Freud : sa lec­ture mais aus­si le film déci­sif pour moi de John Hus­ton « Freud pas­sion secrète ». J’ai du coup déci­dé d’abandonner mon inter­nat de spé­cia­li­té (chi­rur­gie) pour l’internat de psy­chia­trie. Quant à mon pre­mier contact avec la pra­tique psy­cha­na­ly­tique, il prit la forme, en 1965, d’une « visite de pré­sé­lec­tion », laquelle était alors cen­sée éva­luer mon apti­tude à entre­prendre une psy­cha­na­lyse dite « didac­tique ». Cette pre­mière psy­cha­na­lyse « didac­tique » s’effectua ensuite chez un émi­nent for­ma­teur de la SPP (on disait alors un titu­laire), lequel n’avait pas moins d’une bonne dizaine d’internes en psy­chia­trie sur son divan ! Dans ma salle de garde à la Sal­pê­trière, un seul interne en psy­chia­trie se van­tait de ne pas être en ana­lyse !
Il faut dire que notre tra­vail à l’hôpital se ter­mi­nait à l’époque le plus sou­vent vers 13h, de sorte que nous pou­vions avoir un autre tra­vail rému­né­ré l’après-midi (dis­pen­saire, Bapu…).  Il  était donc bien plus facile qu’aujourd’hui de finan­cer son ana­lyse et d’en trou­ver le temps…
Voi­là, et vous chère Julia-Flore Ali­bert, racon­tez nous un peu votre expé­rience : com­ment êtes-vous deve­nue ana­lyste qua­rante ans plus tard ?

JFA : Eh bien, à qua­rante ans d’écart, mon par­cours est bien dif­fé­rent du vôtre et en même temps assez proche. C’est d’abord comme vous l’expérience de la souf­france psy­chique qui m’a fait venir à l’analyse, au milieu des années 2000, pour des rai­sons tout à fait per­son­nelles, indé­pen­dantes du cur­sus. Je com­men­çais mon inter­nat de psy­chia­trie et on ne se van­tait pas en salle de garde d’être en ana­lyse ! On s’échappait plu­tôt dis­crè­te­ment, en cachette, pour aller à ses séances. Arri­ver à en caler trois par semaine dans un emploi du temps d’interne à l’Assistance publique était acro­ba­tique et repré­sen­tait un trou magis­tral dans le bud­get. Peu d’internes pou­vaient faire un tel effort. La psy­cha­na­lyse n’était pas dans l’air du temps, elle était même décriée et atta­quée, Le livre noir de la psy­cha­na­lyse , sor­ti en 2005, cir­cu­lait dans les ser­vices de psy­chia­trie.  La psy­cha­na­lyse était consi­dé­rée comme une chose obs­cure, dépas­sée, n’ayant pas fait la preuve de son effi­ca­ci­té – cer­tains par­laient même de sor­cel­le­rie – car elle ne cor­res­pon­dait pas au modèle de l’ « evi­dence base medi­cine », la méde­cine fon­dée sur les preuves ensei­gnée dans les facul­tés de méde­cine. Envi­sa­ger de deve­nir ana­lyste était alors un choix auda­cieux et anti­con­for­miste pour une jeune psy­chiatre ; mais j’y suis venue assez natu­rel­le­ment, consta­tant les effets posi­tifs sur moi-même de mon ana­lyse per­son­nelle et me posi­tion­nant d’emblée avec mes patients dans une écoute ana­ly­tique plu­tôt que psy­chia­trique. J’avais décou­vert l’œuvre de Freud au lycée en phi­lo­so­phie, et puis lors de mon inter­nat de psy­chia­trie dans plu­sieurs sémi­naires  pro­po­sés aux internes.  Au niveau ciné­ma­to­gra­phique, je ne me suis pas comme vous iden­ti­fiée à Mont­go­me­ry Clift dans « Freud pas­sion secrète », mais plu­tôt à Ingrid Berg­man inter­pré­tant le Doc­teur Constance Peter­sen dans « La mai­son du doc­teur Edwards » d’Alfred Hit­ch­cock.
J’ai com­men­cé mon cur­sus à la SPP en 2009, alors interne en 6ème semestre – la seule interne en psy­chia­trie ana­lyste en for­ma­tion (AeF) à l’Institut de Paris. J’avoue que j’ai eu un petit choc démo­gra­phique en arri­vant à la SPP : les ana­lystes en for­ma­tion tren­te­naires ne s’y comp­taient alors que sur les doigts d’une seule main…!  Ma ren­contre avec la pra­tique psy­cha­na­ly­tique a été un vrai coup de cœur, mais avant tout cli­nique, dans les sémi­naires et les super­vi­sions, où je trou­vais magni­fique l’écoute et l’engagement des psy­cha­na­lystes par­lant de leur tra­vail quo­ti­dien avec leurs patients. Par contre ma ren­contre avec la théo­rie dans  les congrès de psy­cha­na­lyse a été plus dif­fi­cile devant des échanges d’une com­plexi­té intel­lec­tuelle telle qu’ils en deve­naient par­fois presque  inin­tel­li­gibles et avaient du mal à rete­nir mon atten­tion. Je voyais beau­coup de mes jeunes col­lègues psy­chiatres, pour­tant inté­res­sés par la psy­cha­na­lyse et ayant une expé­rience du divan se décou­ra­ger devant une telle obs­cu­ri­té et se lais­ser atti­rer par les lumières d’autres formes de thé­ra­pies brèves plus attrac­tives.  C’est dans ce contexte que j’ai atter­ri à l’IPSO (Inter­na­tio­nal Psy­cho­ana­ly­ti­cal Stu­dies Orga­ni­za­tion), ayant eu envie de faire ma valise pour par­tir à la décou­verte de la psy­cha­na­lyse inter­na­tio­nale.
Cher Ber­nard Penot, avez-vous éprou­vé durant votre cur­sus cette envie  de vous échap­per et de décou­vrir d’autres cultures psy­cha­na­ly­tiques ?

BP : Oui, bien sûr, mais d’une façon assez dif­fé­rente. D’abord vous ne vous ren­dez peut-être pas compte de l’état d’esprit qui pré­va­lait dans ma géné­ra­tion, celle de 1968. L’ennui et l’incompréhension que j’éprouvais très sou­vent en écou­tant les for­ma­teurs d’alors à la SPP, me fai­saient dire qu’ils étaient des vieux raseurs qui pas­saient à côté de l’essentiel. J’effectuais néan­moins mon cur­sus de for­ma­tion à l’Institut stoï­que­ment, sans beau­coup d’enthousiasme, un peu comme j’avais pré­pa­ré mes ques­tions d’internat. Sauf qu’un symp­tôme assez gênant venait se mani­fes­ter lors de mes séances de super­vi­sion en groupe : je m’y endor­mais régu­liè­re­ment, la super­vi­seure fei­gnant de ne pas s’en aper­ce­voir…
Vous dites que vous avez vite eu envie de faire votre valise pour par­tir à la décou­verte de la psy­cha­na­lyse inter­na­tio­nale. J’ai l’impression d’avoir vécu quelque chose du même ordre mais dans un contexte fran­co-fran­çais. On dit que l’herbe parait plus verte dans le champ d’à côté, et je me sen­tais vive­ment inté­res­sé par ce qui se disait hors de la SPP. Ma géné­ra­tion d’AeF de la SPP fut beau­coup atti­rée, au début des années 1970, par un type d’échanges appe­lé « Confron­ta­tions », impul­sé notam­ment par deux jeunes for­ma­teurs de la SPP, Major et Gea­chan, et qui réunis­sait des psy­cha­na­lystes de tous bords (SPP, 4e groupe, APF, laca­niens…). Nous pou­vions y trou­ver une cer­taine contes­ta­tion et rela­ti­vi­sa­tion des formes offi­cielles de trans­mis­sion du savoir psy­cha­na­ly­tique à la SPP ; une confron­ta­tion effec­ti­ve­ment et assez vivi­fiante avec d’autres « cultures » psy­cha­na­ly­tiques. Dans le même temps, ma décou­verte de la psy­cha­na­lyse de l’enfant avec Lebo­vi­ci et Diat­kine dans le XIIIème  m’a aus­si beau­coup appor­té, et puis ils m’ont fait décou­vrir Win­ni­cott….
Vous dites que vous avez été du côté de l’IPSO, vous y enga­geant pen­dant 4 ans pour repré­sen­ter les AeF fran­çais. Pou­vez-vous nous par­ler de cette expé­rience d’ouverture ?

JFA : Ma ren­contre avec l’IPSO a mar­qué un tour­nant dans mon cur­sus. L’IPSO (Inter­na­tio­nal Psy­cho­ana­ly­ti­cal Stu­dies Orga­ni­za­tion) est l’organisation inter­na­tio­nale des can­di­dats (ou AEF) de l’IPA. L’IPSO est née d’une crise ins­ti­tu­tion­nelle mon­diale . Elle a été créée en 1971 au congrès de l’IPA à Vienne suite à la rébel­lion d’un petit groupe de can­di­dats : cho­qués de ne pas pou­voir pré­sen­ter leur tra­vaux au congrès, ils  ont orga­ni­sé un congrès paral­lèle.   Aujourd’hui l’IPSO est une asso­cia­tion regrou­pant envi­ron 2600 can­di­dats dans le monde. L’IPSO orga­nise de mul­tiples évé­ne­ments psy­cha­na­ly­tiques à tra­vers le monde chaque année. Elle a son propre site inter­net : www.ipso.world et une page face­book  sui­vie par plus de 5000 per­sonnes, une chaine de vidéo sur you­tube .
Les échanges se font en anglais. Etant AeF fran­çaise, non bilingue, quelle ne fut pas ma sur­prise de consta­ter que je com­pre­nais bien plus de choses aux congrès de psy­cha­na­lyse inter­na­tio­naux en anglais qu’aux congrès fran­çais pour­tant dans ma langue mater­nelle !
Aujourd’hui après 4 ans d’aventures inter­na­tio­nales avec l’IPSO à Londres, Lis­bonne, Ber­lin, Bos­ton, Stock­holm, Genève, La Haye, Buda­pest ou Bue­nos aires… c’est tou­jours la même impres­sion qui me prend après plu­sieurs jours d’intenses échanges inter­na­tio­naux entre can­di­dats du monde entier. C’est d’abord un intense sen­ti­ment de liber­té. Une eupho­rie gri­sante et une fier­té d’avoir pu en jouir, ravi­vée par le contexte actuel qui rend cette liber­té encore plus pré­cieuse.  La tête four­millante d’idées, rem­plie de visages sou­riants, de rires enthou­siastes, de débats pas­sion­nés et de rythmes endia­blés, résonnent encore en moi les cris eupho­riques de tous les can­di­dats scan­dés sur la piste de danse « This is psy­cho­ana­ly­sis ! ».
Venus de tous les pays, avec leur géné­ro­si­té, leur bien­veillance, leur vigueur, leur vita­li­té, leur créa­ti­vi­té et leur entrain. Cha­cun avec son his­toire, ayant à un moment don­né ren­con­tré la souf­france psy­chique et l’analyse, nous ne savou­rons que plus inten­sé­ment ces moments pas­sés ensemble, comme des res­ca­pés après un long voyage. Après chaque ren­contre, sur le che­min du retour je me revois avec eux par­ta­ger cette joie et cette créa­ti­vi­té ana­ly­tique et j’essaie de savou­rer encore ce moment quelques ins­tants, de le faire durer, de le pro­lon­ger encore un peu, de pro­fi­ter jusqu’au bout de ce sen­ti­ment qui bien­tôt s’atténuera sans jamais s’éteindre com­plè­te­ment et se ravi­ve­ra à la pro­chaine ren­contre. Car mes com­pa­gnons de l’IPSO ne me quittent jamais vrai­ment désor­mais. Je les ramène avec moi, dans ma valise, dans mon cabi­net avec mes patients, je ne suis plus jamais seule. Ils ont une place à part entière en moi doré­na­vant, autant que mon ana­lyse, mon bagage théo­rique et mes super­vi­sions, for­mant le qua­trième pilier du socle de ma for­ma­tion ana­ly­tique.

BP : L’enthousiasme de décou­vrir que vous expri­mez à pro­pos de ces échanges inter­na­tio­naux me fait pen­ser à l’atmosphère qui pré­va­lait dans les pre­mières années du « Cercle de Vienne » créé par Freud avant 1914 : celle d’un gai savoir en forme de co-recherche et co-décou­verte. Autre­ment dit, un lieu de psy­cha­na­lyse nais­sante… Car il me semble très impor­tant de bien consi­dé­rer que chaque géné­ra­tion doit en quelque sorte redé­cou­vrir la psy­cha­na­lyse pour son propre compte, autre­ment dit la réin­ven­ter. C’est une des carac­té­ris­tiques essen­tielle de la psy­cha­na­lyse de devoir se redé­cou­vrir sans cesse sous peine de mou­rir. De fait, le confi­ne­ment dog­ma­tique et hié­rar­chique lui est très vite fatal – on l’a vu pour l’Ego Psy­cho­lo­gy aux USA dans les années soixante-dix, avec une fonte impres­sion­nante des can­di­da­tures et une dis­pa­ri­tion à peu près com­plète de la psy­cha­na­lyse des débats média­tiques. Le gai savoir en forme de com­pa­gnon­nage tous azi­muts que vous sem­blez avoir trou­vé à l’IPSO peut nour­rir l’espoir que la psy­cha­na­lyse sur­vive dans ce XXIème siècle.

JFA : vous par­lez de com­pa­gnon­nage, que pen­sez-vous alors d’une méta­phore arti­sa­nale de la psy­cha­na­lyse ?  Avant d’être des savants les ana­lystes ne sont ils pas plu­tôt des arti­sans de l’intime ? Le cur­sus a beau­coup de points com­muns avec l’apprentissage et l’esprit de com­pa­gnon­nage des arti­sans, à savoir la trans­mis­sion d’une pra­tique, d’un savoir-faire et d’un patri­moine de connais­sance, entre ainés et novices. Un appren­tis­sage par­ti­cu­liè­re­ment long et dif­fi­cile  trans­mis par des maitres déten­teurs d’une expé­rience dont les appren­tis envient le pou­voir et la puis­sance, et qu’ils espèrent un jour atteindre pour les trans­mettre à leur tour. Un voyage, une aven­ture, une odys­sée, un par­cours long et semé d’embuches, où il s’agit d’apprendre à mai­tri­ser, à domp­ter les forces de l’inconscient, de ne pas s’y brû­ler ou s’y perdre, pour ne pas finir tel l’apprenti sor­cier, noyé par les forces, qu’il a déclen­chées et qui lui échappent. La décou­verte de cette puis­sance fai­sant tra­ver­ser des moments d’intense jouis­sance eupho­rique, mais aus­si par la confron­ta­tion à ses dan­gers et ses limites, des moments d’angoisse ou de décou­ra­ge­ment. Devant les pou­voirs des forces de l’inconscient, ne pas céder à la ten­ta­tion hégé­mo­nique pou­vant rendre des­po­tique ou tout puis­sant, allant jusqu’à faire oublier à cer­tains, l’immanquable fini­tude de leur condi­tion humaine.
Il me semble  aus­si que le cœur de notre tra­vail cli­nique d’analyste peut s’apparenter, à bien des égards, à une forme d’artisanat. L’élaboration com­mune avec le patient d’une recons­truc­tion de son his­toire, néces­si­tant de nou­veaux maté­riaux d’écoute, de point de vue, de fil­trage, de mise en lien.  Lan­cer ou attra­per des perches, tirer des fils, rele­ver, faire des liens, défaire des nœuds, recol­ler les mor­ceaux, poin­ter, piquer au vif, épin­gler, tenir un cadre, être inci­sif ou tran­chant, bri­co­ler, construire, déplier, lais­ser se déployer …ne sont-ce pas là des termes employés quo­ti­dien­ne­ment dans notre pra­tique d’analyste ? Dans les congrès euro­péens fleu­rissent de plus en plus d’ateliers dits de « tis­sage » des pen­sées (wea­ving thoughts)…

BP : Le tra­vail de super­vi­sion cli­nique est sans doute, par­mi les outils de for­ma­tion dans notre cur­sus, l’expérience la mieux à même d’illustrer ce que vous évo­quez. Mais à la condi­tion tou­te­fois que le super­vi­seur n’y conçoive pas sa tâche comme étant sim­ple­ment de trans­mettre et d’inculquer un savoir acquis ! Ce que chaque super­vi­seur doit plu­tôt recher­cher, dans cha­cune des cures qu’il super­vise c’est de pou­voir prendre part à une nou­velle recherche inno­vante. Et je dirai que si chaque cur­sus de for­ma­tion peut être pour l’AeF un véri­table voyage inté­rieur (une Odys­sée, dites-vous), le super­vi­seur doit y trou­ver aus­si l’occasion pour lui de se trans­for­mer, se déve­lop­per et s’améliorer ! En fait, au-delà de la seule for­ma­tion, il s’agit là, je pense, d’une autre carac­té­ris­tique essen­tielle de la démarche psy­cha­na­ly­tique : je me rends compte chaque année davan­tage qu’une cure psy­cha­na­ly­tique n’est véri­ta­ble­ment pro­fi­table au patient que dans la mesure où elle a aus­si appris quelque chose à l’analyste, où celui-ci aura lui-même pu pro­gres­ser au tra­vers de cette nou­velle expé­rience du rap­port trans­fé­ro-contre trans­fé­ren­tiel – c’est sans doute ce que le vieux Lacan dési­gnait comme « désir de l’analyste », un désir de plus d’analyse.

JFA : Certes l’IPSO est une expé­rience du voyage, mais le cur­sus lui-même me semble avant tout un voyage inté­rieur, un long che­mi­ne­ment qu’ont à faire tout les appren­tis psy­cha­na­lystes : la tra­ver­sée inté­rieure des eaux tumul­tueuses reliant le sta­tut d’analysant à celui d’analyste.
Dans le modèle dit « fran­çais » de for­ma­tion, pour deve­nir ana­lyste il faut, avoir fait une ana­lyse d’un temps suf­fi­sam­ment long « dont l’expérience montre qu’il ne peut être qu’exceptionnellement infé­rieur à trois ans » dit le règle­ment du cur­sus de la SPP. Ailleurs dans le monde, là où le modèle de for­ma­tion dit « Eitin­gon »  est uti­li­sé, on peut com­men­cer son ana­lyse à peu près en même temps que le début de son cur­sus. Mais ladite ana­lyse est dite alors « didac­tique » et elle fait par­tie du cur­sus.
Quoi qu’il en soit, la ques­tion reste de savoir ce qui peut faire de l’ancien ana­ly­sant un ana­lyste, au terme de son ana­lyse, de ses super­vi­sions et de ses sémi­naires théo­riques.  L’apprentissage du manie­ment du trans­fert et du contre-trans­fert consti­tue sans doute la clé de voûte de la for­ma­tion de l’apprenti psy­cha­na­lyste. Mal­gré ses dis­pa­ri­tés dans le monde, la for­ma­tion dans toutes les socié­tés consti­tuantes de l’IPA exige un socle com­mun de deux cures mini­mum à trois séances mini­mum par semaine (beau­coup de pays s’efforçant de main­te­nir  4 séances par semaine). Les super­vi­sions per­mettent d’expérimenter au moins deux fois de façon dif­fé­rente la ren­contre trans­fé­ro-contre trans­fé­ren­tielle avec au moins deux patients dif­fé­rents. C’est par là que l’apprenti psy­cha­na­lyste va apprendre le métier mais aus­si réa­li­ser com­plè­te­ment l’étendue de son propre trans­fert avec son ana­lyste durant sa propre cure. En le vivant lui-même avec ses patients, en se décou­vrant le récep­tacle de pro­jec­tions dif­fé­rentes selon ses ana­ly­sants, allant de l’amour à la haine en pas­sant par l’envie ou l’indifférence, le futur ana­lyste revi­site sa propre cure : il réa­lise l’ampleur du mal­en­ten­du qu’a été son trans­fert durant sa cure et le rôle qu’a dû  jouer son ana­lyste en se fai­sant le dépo­si­taire de ses pro­jec­tions infan­tiles. Comme le petit prince qui en quit­tant sa rose et sa pla­nète découvre qu’il existe des mil­liers de roses iden­tiques sur terre, l’apprenti psy­cha­na­lyste dans l’aventure de son cur­sus finit de dési­déa­li­ser son ana­lyste, qui devient un col­lègue par­mi tant d’autres tout en gar­dant quelque chose d’unique au monde dans la rela­tion qui s’était nouée entre eux dans le trans­fert.

BP : ce terme d’analyse didac­tique est un véri­table mar­queur de la dif­fé­rence entre les modèles de for­ma­tion. Car il foca­lise la contra­dic­tion inhé­rente à toute for­ma­tion à la psy­cha­na­lyse. Il est capi­tal, en effet, de ne pas perdre de vue que dans une cure l’analyste ne doit pas s’imaginer qu’il trans­met un savoir consti­tué à son ana­ly­sant, mais bien plu­tôt qu’il doit per­mettre à celui-ci de s’approprier (on dit intro­jec­ter) cet outil incom­pa­rable de décou­verte qu’est l’analyse. Et cela doit être d’autant plus le cas lorsqu’il s’agit de la cure psy­cha­na­ly­tique d’un appren­ti psy­cha­na­lyste. Aus­si est-ce la carac­té­ris­tique pre­mière du modèle dit fran­çais de for­ma­tion à la psy­cha­na­lyse que d’avoir renon­cé à l’idée d’une psy­cha­na­lyse « didac­tique », c’est à dire cen­sée faire par­tie du cur­sus en don­nant une fonc­tion ins­ti­tu­tion­nelle de for­ma­teur à l’analyste lui-même. La rela­tion trans­fé­ro-contre trans­fé­ren­tielle tend à s’y trou­ver for­cé­ment modi­fiée, du fait d’une impli­ca­tion nar­cis­sique par­ti­cu­lière du psy­cha­na­lyste s’imaginant en train de (se) fabri­quer un élève… Il faut rap­pe­ler que la pre­mière socié­té de psy­cha­na­lyse à avoir mis en œuvre ce renon­ce­ment à la « didac­tique » a été le Qua­trième Groupe, fon­dé en 1967 par Pie­ra Aula­gnier, J.P. Val­la­bre­ga et F. Per­rier en se sépa­rant de Jacques Lacan.  Une expé­rience hors de l’IPA donc ; mais l’APF a repris l’essentiel de ce modèle dans les années 1970, puis la SPP l’a adop­té à la fin des années 1980, et ensuite les Belges, les Suisses, les Cana­diens, puis d’autres…  L’analyse per­son­nelle de cha­cun demeure évi­dem­ment capi­tale au sein de ce modèle fran­çais mais le futur ana­lyste y est tenu en dehors de toute fonc­tion ensei­gnante ins­ti­tu­tion­nelle (et hié­rar­chique) du cur­sus.

JFA : il est réjouis­sant de conclure sur cette idée que la psy­cha­na­lyse n’est pas un savoir qui s’apprend ou s’hérite mais plu­tôt qu’elle est un outil, une force de vie qui se trans­met et se trans­forme d’une géné­ra­tion à l’ autre et que ce voyage inté­rieur conti­nue à tous les âges.

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