Entretien avec Catherine Chabert à propos de son livre Les belles espérances

Isée Ber­na­teau et Alexandre Morel ont réa­li­sé pour Les Enfants de la Psy­cha­na­lyse cet entre­tien avec  Cathe­rine Cha­bert, autour de son der­nier ouvrage Les belles espé­rances – Le trans­fert et l’at­tente, titre des plus évo­ca­teurs. Cathe­rine Cha­bert y déploie sub­ti­le­ment , en appui sur la cli­nique, les dif­fé­rentes nuances de l’at­tente…

Alexandre Morel : Chère Cathe­rine Cha­bert, com­ment est né le pro­jet de ce livre ? Quel lien avec vos deux ouvrages pré­cé­dents, La jeune fille et le psy­cha­na­lyste et Main­te­nant il faut se quit­ter ?

Cathe­rine Cha­bert : Je crois que je ne sais plus exac­te­ment com­ment l’i­dée de tra­vailler sur l’attente m’est venue. C’est le roman de Charles Dickens, Great expec­ta­tions qui a ins­pi­ré le titre, mais, dans l’introduction de Main­te­nant il faut se quit­ter, la ques­tion de l’attente était déjà là. C’est une évi­dence, en amont ou au décours de la sépa­ra­tion, l’at­tente est néces­sai­re­ment pré­sente. Il me semble qu’il est impos­sible de pen­ser que l’at­tente n’est pas au pre­mier ren­dez-vous avec un ana­lyste.  L’es­poir ou l’at­tente.

Alexandre Morel : Est-ce que Fran­çoise Coblence, qui diri­geait la col­lec­tion à ce moment-là, a été par­tie pre­nante de la fabrique du livre ?

Cathe­rine Cha­bert : Abso­lu­ment, c’est d’ailleurs une des rai­sons pour les­quelles je suis contente que cet entre­tien ait lieu aujourd’­hui, même si le livre est paru à l’automne 2020. Quand j’ai pro­po­sé Les belles espé­rances à la col­lec­tion « Fil rouge » des Puf, je savais que je tra­vaille­rai avec Fran­çoise et  avec Paul Denis. Mon inter­lo­cu­trice prin­ci­pale était Fran­çoise, et elle l’a été du début jus­qu’à la fin. Ce qu’il y avait de for­mi­dable avec Fran­çoise, c’est qu’elle était tou­jours très enthou­siaste. J’ai tra­vaillé pour la confec­tion du livre seule pen­dant assez long­temps et elle a res­pec­té cette néces­si­té pour moi. Je suis très émue en repen­sant à ce tra­vail ensemble. C’était une édi­trice for­mi­dable, et une lec­trice remar­quable.

Isée Ber­na­teau : Votre livre s’intitule Les belles espé­rances : de quel espoir une ana­lyse peut-elle être por­teuse ? Que peut-on attendre d’une ana­lyse, du côté du patient bien sûr, mais aus­si, du côté de l’a­na­lyste ?

Cathe­rine Cha­bert : Je crois qu’il est impor­tant de dif­fé­ren­cier l’at­tente et l’es­poir. L’es­poir est tou­jours conno­té posi­ti­ve­ment, il serait absurde d’associer les espé­rances à quelque chose de mau­vais, de désa­gréable, de pénible, de dou­lou­reux. Alors que pour l’at­tente, c’est dif­fé­rent : aus­si bou­le­ver­sant ou inad­mis­sible que ça puisse paraître il peut y avoir dans une ana­lyse l’es­poir que ça ne marche pas. Enfin l’at­tente, j’ai fait un lap­sus ! J’ai dit l’es­poir, je vou­lais dire l’at­tente que ça ne marche pas, du fait du maso­chisme, de l’agrippement à la souf­france psy­chique et à la dou­leur. Les hommes ne veulent pas gué­rir, c’est un des mes­sages les plus forts de Freud à la fin de sa vie.
Du côté de l’analyste se pose la ques­tion des repré­sen­ta­tions-buts, dont on sait qu’il ne devrait pas en avoir, sauf que c’est impos­sible. Je pense que si je n’a­vais aucune espé­rance dans l’a­na­lyse, je ne serais pas psy­cha­na­lyste.  Même si je sais que ces espé­rances sont par­fois déçues ou qu’elles trouvent des issues inat­ten­dues, par­fois bizarres, ce qui est quand même une chance, que tout ne soit pas pré­vi­sible, c’est ce qui per­met la sur­prise, l’étonnement, le désar­roi, l’embarras… et la décou­verte ! Il y a une part d’illusion qui demeure, de toutes manières.  Je crois que l’es­poir, c’est quand même que le ou la future patiente puisse, non pas seule­ment mieux vivre, mais être plus libre, gagner un peu plus de liber­té. Pour moi, la liber­té c’est essen­tiel :  reste à savoir ce qu’on entend par là !
Et là, c’est à la fois l’a­na­lyste et c’est moi.  C’est moi comme ana­lyste mais c’est moi comme per­sonne aus­si, parce que c’est quelque chose d’extrêmement impor­tant pour moi la liber­té, la liber­té de vivre, de pen­ser, d’ai­mer, la liber­té d’être…c’est pour ça aus­si que je suis psy­cha­na­lyste. Autre­ment dit, pour par­ler en termes un peu pom­peux, c’est pour essayer de défaire ce qui pour­rait appa­raître comme un des­tin iné­luc­table, aller contre la répé­ti­tion…  Ou alors, pour le for­mu­ler encore d’une autre façon, ce que je peux attendre d’une entre­prise ana­ly­tique, c’est que l’a­na­ly­sant devienne vrai­ment l’au­teur de sa vie.  Ce qui est extrê­me­ment ambi­tieux.

Alexandre Morel : Vous évo­quez le couple patience-impa­tience, si impor­tant dans le tra­vail de l’a­na­lyste.  Le trans­fert est-il un fruit de l’im­pa­tience ? Au sens où on pour­rait dire que tout l’infantile est tou­jours du côté de l’im­pa­tience.  Quelle est l’é­vo­lu­tion de votre rap­port à l’at­tente dans votre pra­tique ?

Cathe­rine Cha­bert : Par­mi les carac­té­ris­tiques les plus pré­cieuses de l’a­na­lyse pour moi, il y a le temps. Je trouve que c’est abso­lu­ment magni­fique d’avoir du temps. Et même plus tard, quand le temps a pas­sé, quand on avance en âge, c’est for­mi­dable d’a­voir encore du temps pour l’a­na­lyse.
Je suis assez immo­bile en séance. Je m’en suis ren­du compte parce que mes patients me le ren­voient régu­liè­re­ment mais aus­si parce que je sais que sup­porte très bien l’at­tente, la posi­tion de réserve voire la pas­si­vi­té (au sens ana­ly­tique du terme) Non seule­ment cela me convient, mais ça me plaît, de m’installer sur mon fau­teuil et d’écouter, tout sim­ple­ment !
La ques­tion de l’impatience, je me la suis posée grâce à Fran­çoise Coblence. Grâce à elle, j’ai pu me deman­der jus­qu’à quel point mon attrac­tion par la pas­si­vi­té n’é­tait pas un contre- inves­tis­se­ment de l’impatience, d’une impa­tience que je peux éprou­ver par ailleurs dans mon goût de la vie, dans le fait que j’ai beau­coup de pro­jets tout le temps, que le futur m’importe autant que le pas­sé.

Isée Ber­na­teau : A pro­pos du cas d’Élodie, qui ouvre et ferme le livre, vous vous pen­chez sur les dan­gers de l’a­mour maniaque de trans­fert, qui peut se déployer dans la cure d’une femme, avec une femme ana­lyste. A par­tir de votre grande expé­rience des cures de jeunes filles et de femmes, quel est selon vous de la spé­ci­fi­ci­té du lien trans­fé­ren­tiel, tel qu’il est sus­cep­tible de s’ins­tau­rer entre deux femmes :  la patiente et son ana­lyste ?

Cathe­rine Cha­bert :  Dans mon tra­vail avec des ado­les­cents, j’ai énor­mé­ment tra­vaillé avec des filles, beau­coup plus qu’a­vec des gar­çons. C’est vrai que dans ser­vice de psy­chia­trie de l’adolescent de l’Institut Mutua­liste Mont­sou­ris, on offrait à ces ado­les­centes, très souf­frantes, des figures iden­ti­fi­ca­toires dif­fé­ren­ciées, notam­ment dans le couple consul­tant-psy­cha­na­lyste parce que, pour nous, à l’époque (!), la dif­fé­rence des sexes, était le para­digme de la dif­fé­rence et que la pré­sence réelle d’un homme et d’une femme dans la prise en charge consti­tuait, à notre avis, un point d’ancrage aux pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tion, si sou­vent mal­me­nés à cette période de la vie.  Et puis, il sem­blait plus aisé pour les filles d’engager un trai­te­ment ana­ly­tique avec une femme. Peut-être que je ferais la dif­fé­rence cepen­dant entre les trai­te­ments d’adolescentes et les trai­te­ments de femmes adultes, parce qu’il y a une pro­blé­ma­tique sur laquelle je tra­vaille depuis plu­sieurs années, en m’appuyant beau­coup jus­te­ment sur les tra­vaux de Fran­çoise Coblence, c’est celle de l’ho­mo­sexua­li­té dans le trans­fert.
Tant que je tra­vaillais avec de très jeunes femmes, des jeunes filles, j’ai beau­coup pen­sé que la ques­tion de l’ho­mo­sexua­li­té, dans le trans­fert des ado­les­centes en ana­lyse avec une femme, était intrai­table, comme ça, direc­te­ment, fron­ta­le­ment. L’ho­mo­sexua­li­té est néces­sai­re­ment pré­sente dans l’analyse, de toutes façons, dans ses com­po­santes diverses – archaïques, nar­cis­siques, sexuelles- mais avec les jeunes filles, l’ex­ci­ta­tion liée à la pré­sence d’une femme en tant que femme me parais­sait très dif­fi­cile à inter­pré­ter, alors  que dans les cures de femmes avec une femme,  les voies de la construc­tion et de l’interprétation sont plus ouvertes, peut-être parce que les choix d’objet, au moins au niveau mani­feste, sont davan­tage déter­mi­nés.
Ce qui me paraît impor­tant c’est que l’homosexualité consti­tue un lieu de résis­tance, un motif de résis­tance,  qui peut être majeur dans cer­taines cures, aus­si bien dans le trans­fert que dans le contre-trans­fert. Par exemple, je pense que l’i­déa­li­sa­tion dans le trans­fert est une défense, est une lutte puis­sante contre la sexua­li­té, a for­tio­ri, entre une femme et une autre femme, entre la patiente et l’a­na­lyste. L’idéalisation a cette fonc­tion à la fois défen­sive et résis­tante et, en ce sens, elle est par­tie pre­nante dans les espé­rances. Parce que l’idéalisation relève du trans­fert nar­cis­sique des deux côtés, du côté de l’a­na­lyste et du côté du patient.

Alexandre Morel : Dans Les belles espé­rances, l’es­poir fait couple avec la décep­tion, moment impor­tant, dou­lou­reux et fécond, qui joue un rôle consé­quent dans les cures.  Vous écri­vez : « La mère appar­tient sexuel­le­ment au père et de cette loi découle une décep­tion à jamais gra­vée dans la psy­ché ». La décep­tion est-elle néces­sai­re­ment pré­sente dans une cure ? Ou l’a­na­lyste est-il là, au contraire, pour per­mettre une expé­rience de satis­fac­tion qui n’a pas eu lieu ? Com­ment s’ar­ti­culent les deux dans la cure ?

Cathe­rine Cha­bert : Je crois que c’est dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion très « win­ni­cot­tienne », à savoir que l’a­na­lyse pour­rait per­mettre que s’é­prouve une expé­rience qui n’a pas eu lieu. Cela dit, cette expé­rience qui n’a pas eu lieu … est-ce que c’est néces­sai­re­ment une expé­rience de satis­fac­tion ? Pour Win­ni­cott d’ailleurs, c’est l’effondrement qui est en cause, la crainte d’un effon­dre­ment qui n’a pas pu avoir lieu, faute d’un envi­ron­ne­ment sus­cep­tible de l’accueillir.
Je mets l’ac­cent là-des­sus parce que je suis assez résis­tante à l’i­dée d’une pos­ture répa­ra­trice de l’a­na­lyste. Je crain­drais, si l’on a comme espoir ou comme repré­sen­ta­tion-but d’apporter au patient des satis­fac­tions qu’il n’a pas eues, que se déve­loppent une allé­geance et une dépen­dance extrêmes et donc délé­tères.  Parce que de toute façon, chez le patient il y a bien cette attente-là, néces­sai­re­ment.  Et bien sûr, l’a­na­lyse, quelle qu’elle soit, thé­ra­pie en face à face, ou cure divan-fau­teuil, devrait, à un moment ou un autre, confron­ter à une dés­illu­sion, une frus­tra­tion, une déception…en pré­sence et avec l’analyste. Si effec­ti­ve­ment, il y a un excès de satis­fac­tion, il n’y a aucune rai­son de décro­cher, de se sépa­rer, d’al­ler cher­cher ailleurs.  On est pris au piège par le modèle de l’i­déa­li­sa­tion : l’a­na­lyste est tout pour le patient, qui s’i­ma­gine être tout pour son ana­lyste, comme il a incons­ciem­ment dési­ré et a été déçu de ne pas avoir été tout pour sa mère, pour son père.  Donc, pour moi, l’ex­pé­rience de l’a­na­lyse s’ins­crit vrai­ment à la fois dans l’ex­ci­ta­tion et la recherche de satis­fac­tion d’une part, et, d’autre part, dans une frus­tra­tion néces­saire.  Sinon je crain­drais que le patient devienne com­plè­te­ment dépen­dant et qu’il ne puisse jamais deve­nir l’au­teur de sa vie, et au pre­mier chef de sa vie psy­chique : le risque de la satis­fac­tion exces­sive, c’est bien qu’elle abrase le désir et le fan­tasme, qu’ils ne trouvent pas leur place dans la réa­li­té inté­rieure. L’analyse peut per­mettre que s’éprouve la décep­tion sans que cette expé­rience soit défi­ni­ti­ve­ment dévas­ta­trice. Com­ment pou­voir réamor­cer les dési­rs ailleurs, com­ment dépla­cer ses objets de désir, sans un renon­ce­ment mini­mal aux objets d’a­mour ori­gi­naires ? Cela par­ti­cipe de la construc­tion nar­cis­sique et de la capa­ci­té de tra­ver­ser l’é­preuve de perte et de sépa­ra­tion.  Il faut pou­voir perdre pour aller à la conquête de nou­veaux objets : « Il avait ces­sé d’espérer, il pou­vait com­men­cer à vivre » c’est la der­nière phrase Du nar­ra­teur, à pro­pos de Lucien, dans Illu­sions per­dues, le film magni­fique de Xavier Gian­no­li .

Isée Ber­na­teau : Vous consta­tez dans les cures d’E­lo­die, d’An­to­nia et d’Helena, une réac­tua­li­sa­tion, dans la cure, des conflits archaïques mère-fille, qui fait pas­ser de l’i­déa­li­sa­tion, et des espé­rances qu’il contient, à une décep­tion, pleine de colère et de rage. A la lumière de ce conflit violent entre espoir et décep­tion, que diriez-vous aujourd’­hui de l’amour mère-fille ?

Cathe­rine Cha­bert : La ques­tion ouvre celle du trans­fert néga­tif, moment abso­lu­ment essen­tiel dans l’analyse : ça passe ou ça casse. Et le trans­fert néga­tif est en réso­nance avec la dési­déa­li­sa­tion :  on par­vient à un ajus­te­ment de l’am­bi­va­lence, une accep­ta­tion de la haine, si l’analyste la sup­porte. Mais la dési­déa­li­sa­tion est par­fois à ce point insup­por­table qu’elle entraîne un vécu per­sé­cu­tif, la face cachée du trans­fert homo­sexuel : la com­po­sante para­noïaque de la reven­di­ca­tion d’amour hai­neux se main­tient envers et contre tout, une manière de dire à l’analyste : « Vous ne me don­nez pas ce que je veux, vous ne vou­lez pas me le don­ner, vous gar­dez tout pour vous. Vous ne m’aimez pas ! » Répé­ti­tion, convic­tion, colo­ni­sa­tion par une figure et un fan­tasme de mau­vaise mère… qui fait par­tie des confi­gu­ra­tions de rela­tions mère-fille qu’on retrouve dans des moda­li­tés de fonc­tion­ne­ment psy­chique sont très diverses. C’est   ce qui m’intéresse tel­le­ment dans la bisexua­li­té : bien sûr, dans les confi­gu­ra­tions de rela­tions mère-fille, la mère n’est pas seule­ment la rivale, elle est aus­si un objet d’amour qu’il ne faut pas perdre, et le socle des iden­ti­fi­ca­tions. Sans oublier que la mère est aus­si une figure sur­moïque abso­lu­ment essen­tielle. A quelles formes, à quels effets du sur­moi serons-nous confron­tés dans l’analyse ? Un sur­moi cruel, qui inter­dit et empêche de deve­nir femme, ou de deve­nir mère, ou les deux ? Alors là, pour le coup, l’en­jeu de la cure entre deux femmes, c’est jus­te­ment la défaite, au moins par­tielle, de cette cruau­té sur­moïque et une ouver­ture vers la réa­li­sa­tion de dési­rs sans excès de tour­ment, la pos­si­bi­li­té d’accès à un sur­moi bien­veillant.

L’a­van­tage de pen­ser les choses ana­ly­ti­que­ment c’est à dire en termes de sur­moi, c’est que, bien évi­dem­ment, il ne s’agit plus de par­ler d’une mère sadique ou d’un père auto­ri­taire : le sur­moi est une ins­tance, une com­po­sante incons­ciente de la psy­ché com­prise dans une fic­tion topique et c’est sa valeur sym­bo­lique qui devient effec­tive.  Ce qui fait qu’une fille ne s’au­to­rise pas à être une femme, ce qui fait qu’elle ne s’au­to­rise pas à avoir des plai­sirs liés à sa sexua­li­té se découvre à l’intérieur de sa psy­ché, c’est elle qui s’empêche, même si les aléas et les qua­li­tés de son sur­moi dépendent en par­tie des figures paren­tales.
Ce qui s’inscrit ana­ly­ti­que­ment, c’est le conflit intra-psy­chique, très éloi­gné de l’intersubjectivité. Ce n’est pas la même chose de construire au fil des séances une scène dans laquelle la lutte entre les dési­rs et les inter­dits s’incarne et se figure dans une rela­tion plus ou moins vio­lente avec le père ou la mère, que d’adhérer très vite, trop vite, à une cau­sa­li­té effec­tive qui dénon­ce­rait la valence trau­ma­tique de la réa­li­té his­to­rique…

Isée Ber­na­teau :  En tra­vaillant sur votre livre, il nous est appa­ru que c’é­tait un très beau livre sur le trans­fert.  Sur l’extrême dif­fi­cul­té de son manie­ment, mais peut-être plus encore sur sa force. Comme son sous-titre l’in­dique « le trans­fert et l’at­tente », on a le sen­ti­ment que c’est un livre qui porte sur la folie du trans­fert. L’une des formes sin­gu­lières de cette folie, telle que vous la trai­tez, cela pour­rait être l’im­pos­si­bi­li­té de se sépa­rer des objets œdi­piens, jus­qu’au maso­chisme moral ou à la mélan­co­lie. Dans ces cas-là, on assiste au fait que le patient pré­fère détruire sa vie plu­tôt que de renon­cer ou de se sépa­rer.

Cathe­rine Cha­bert :  C’est vrai que, pour moi le trans­fert, c’est l’opérateur majeur de l’a­na­lyse. Bien enten­du, je n’en fais pas une expé­rience conve­nue, je trouve qu’il y a quelque chose de très incon­ve­nant dans le trans­fert.  La ques­tion du trans­fert confronte à la néces­si­té, pour moi en tout cas, de l’in­car­ner dans la cli­nique et dans la com­mu­ni­ca­tion ana­ly­tique. C’est parce que le trans­fert occupe une fonc­tion et une place majeures pour moi dans l’a­na­lyse que je suis contrainte de tra­vailler avec la cli­nique des cures. Il m’est très dif­fi­cile de tra­vailler uni­que­ment à par­tir de la méta­psy­cho­lo­gie : le trans­fert pour­rait consti­tuer une butée d’une approche essen­tiel­le­ment théo­ri­sante. Com­ment en rendre compte ?  Qu’est-ce qu’on en peut dire ?  N’est-ce pas jus­te­ment le fait de par­ta­ger, de s’adresser à d’autres, par la voie de l’écriture – déjà un trans­fert – qui per­met d’en par­ler ?  Et puis par­fois, plus ou moins rapi­de­ment, dans le mou­ve­ment même de l’a­na­lyse, grâce à la parole, ce qui se passe entre l’analyste et le patient change : une trans­for­ma­tion des liens, une trans­for­ma­tion des repré­sen­ta­tions et des affects. C’est l’ex­pé­rience trans­fé­ren­tielle qui le per­met et c’est là que se retrouve l’expérience de la décep­tion. L’a­na­lyste n’est pas néces­sai­re­ment, natu­rel­le­ment déce­vant, mais je me demande quand même jus­qu’à quel point il n’a pas à être décep­tif, c’est à dire acti­ve­ment déce­vant, frus­trant, ce que Laplanche tra­duit par refu­se­ment, et qui relève de la réserve de l’analyste.

Alexandre Morel : Alors ce que l’on peut aus­si espé­rer de l’a­na­lyse, est-ce que ce n’est pas aus­si que l’analyse puisse faire oppo­si­tion à ce que vous appe­lez la « filière anti-objec­tale », notam­ment dans le cadre de la mélan­co­lie ? Vous écri­vez que la cure a le pou­voir de retrou­ver l’ob­jet der­rière le nar­cis­sisme, mais je me suis beau­coup deman­dé, en vous lisant, com­ment se fait l’accroche, notam­ment lorsque l’ob­jet semble com­plè­te­ment dis­pa­ru dans les iden­ti­fi­ca­tions mélan­co­liques ?

Cathe­rine Cha­bert : Bien enten­du, quand je parle de mélan­co­lie je ne parle pas de la mélan­co­lie psy­chia­trique. Dans la mélan­co­lie du trans­fert, chaque fois qu’un patient s’a­dresse à un ana­lyste, il y a néces­sai­re­ment une dimen­sion libi­di­nale.  Même si elle est extrê­me­ment ténue, même s’il va y avoir, dans l’a­na­lyse, un achar­ne­ment à vou­loir effa­cer ce cou­rant, à abra­ser jus­te­ment ces traces libi­di­nales.

Alexandre Morel :  Vous dites sou­vent que l’analyste s’offre comme objet, et je me deman­dais ce qui fai­sait qu’une accroche à cet objet qu’est l’analyste était pos­sible quand toutes les accroches objec­tales semblent per­dues dans le repli nar­cis­sique. Qu’est-ce que l’a­na­lyste aurait de plus ? Est-ce que c’est parce qu’il est là deux ou trois fois par semaine ?

Cathe­rine Cha­bert : Oui, quand je dis « l’a­na­lyste s’offre comme objet », je pense à ce qui se passe dans la tête de l’a­na­lyste, pas néces­sai­re­ment dans celle du patient. Encore que, même si c’est un objet mélan­gé, confon­du, conden­sé, ou plu­riel, c’est néces­sai­re­ment un objet auquel le patient s’a­dresse ou, en tout cas, un objet de dépla­ce­ment. Mais cette offre est abso­lu­ment condi­tion­née par la situa­tion ana­ly­tique :  quel que soit le cadre d’analyse pro­po­sé (je n’aime pas beau­coup le terme de cadre, mais je n’en trouve pas d’autre), ces condi­tions assurent la régu­la­ri­té et la pré­sence de l’a­na­lyste… Une pré­sence per­cep­tible qui témoigne d’un pos­sible inves­tis­se­ment. Et c’est pour ce motif que je suis tel­le­ment atta­chée à la ponc­tua­li­té, à la régu­la­ri­té des séances, et pour­quoi je conti­nue aus­si de pen­ser qu’il n’y a pas d’offre plus géné­reuse que celle des trois séances par semaine.  Même si on dit aujourd’­hui que c’est dif­fi­cile, que les patients n’y par­viennent pas.

Alexandre Morel : Je vou­drais savoir ce que vous pour­riez dire de l’u­sure, et de son uti­li­té dans la cure. Le renon­ce­ment vient-il jus­te­ment de l’u­sure, comme une longue tra­ver­sée que l’a­na­lyste devrait sup­por­ter ?

Cathe­rine Cha­bert : Je pense que l’u­sure, c’est la répé­ti­tion, sur­tout quand elle s’a­vère par­ti­cu­liè­re­ment com­pul­sive, résis­tante.  On peut par­fois éprou­ver une sorte de décou­ra­ge­ment peut être plus que de dés­illu­sion. Je repense à ce que je vous ai dit à pro­pos de la décep­tion, on pour­rait dans des moda­li­tés chaque fois sin­gu­lières, pen­ser la trai­ter sur le modèle de la décep­tion œdi­pienne : pas main­te­nant mais plus tard, pas avec mon père ou ma mère mais avec quel­qu’un d’autre, en réfé­rence au tabou de l’inceste évi­dem­ment, à la néces­si­té de renon­cer à ce fan­tasme de désir et l’ouverture vers le dépla­ce­ment.  C’est là aus­si que l’at­tente est quand même tel­le­ment impli­quée dans la tra­ver­sée œdi­pienne non seule­ment en termes de choix d’objets mais aus­si en termes d’identifications :  c’est quand je serai grand que je serai un homme, c’est quand je serai grande que je serai une femme. Pas main­te­nant !

Alexandre Morel : Comme vous l’écrivez dans ce livre, l’a­na­lyste est cette per­sonne avec qui ça pour­rait être pos­sible mais ça ne l’est pas. Ce mélange de dis­po­ni­bi­li­té et de refus.

Cathe­rine Cha­bert : C’est ça. Je pense que l’endurance et l’usure sont très asso­ciées, très déter­mi­nées par tout ce qui relève de la haine : qu’“est ce qui per­met, dans le meilleur des cas, de sur­mon­ter la décep­tion ? Parce que la décep­tion, elle, engage évi­dem­ment des éprou­vés néga­tifs. Ça libère, la décep­tion, ça peut libé­rer une agres­si­vi­té énorme.  Ou bien, effec­ti­ve­ment, le patient se sent lui-même déce­vant, et il s’offre alors comme objet déce­vant à l’a­na­lyste, en répé­tant son his­toire infan­tile, être déce­vant, avoir été déce­vant, les enjeux du maso­chisme ( ou de la mélan­co­lie) en quelque sorte : conti­nuer à être déce­vant, conti­nuer à se sacri­fier répé­ti­ti­ve­ment. Sauf que, si on endure l’u­sure, on peut espé­rer que le patient puisse aller au-delà de la décep­tion, et retrou­ver l’énergie de ses espé­rances, nour­rie effec­ti­ve­ment par des illu­sions anciennes. Comme dans la vie amou­reuse, l’emballement amou­reux des pre­miers temps, mais aus­si la pos­si­bi­li­té de vivre la décep­tion à cer­tains moments, et de pou­voir jus­te­ment la vivre avec l’autre.
Et c’est peut-être cette expé­rience que donne l’analyse. D’ailleurs, les fins d’analyses c’est hyper inté­res­sant pour ça. Pour­quoi tout à coup un patient dit « je vais m’arrêter » ?  Ce n’est pas néces­sai­re­ment parce qu’il est arri­vé à réa­li­ser un cer­tain nombre de dési­rs. Certes ça marche avec, mais on sait à quel point il peut y avoir un frein par rap­port à la réa­li­sa­tion de dési­rs du fait de la convic­tion, ou plu­tôt du fan­tasme « Quand j’au­rai réa­li­sé mes dési­rs et quand j’i­rai bien, vous ne vou­drez plus de moi ! » Il y a une phase de l’a­na­lyse, drô­le­ment impor­tante, qui consiste à   admettre, accep­ter, que les espé­rances soient satis­faites.

Isée Ber­na­teau :  Cathe­rine Cha­bert, est-ce qu’on pour­rait dire alors que, fina­le­ment, le tra­jet d’une cure, c’est : faire l’ex­pé­rience que la décep­tion n’a pas tout empor­té, qu’on n’a pas tout per­du, corps et biens, dans cette décep­tion ? Que l’a­na­lyste y a sur­vé­cu, le patient aus­si, et que le lien entre l’a­na­lyste et le patient, y a sur­vé­cu ?  Et qu’on peut aller voir ailleurs, puisque tout n’est pas per­du ?

Cathe­rine Cha­bert : Oui, c’est une for­mu­la­tion qui me convient bien ! A condi­tion de pré­ci­ser dans quelles logiques la décep­tion pour­rait s’ins­crire : une logique nar­cis­sique, où l’i­déa­li­sa­tion est for­te­ment mobi­li­sée, mais aus­si une logique œdi­pienne dont les mou­ve­ments pul­sion­nels, sexuels et agres­sifs, s’organisent sin­gu­liè­re­ment. Et puis, bien sûr, la logique mélan­co­lique : si elle m’in­té­resse tel­le­ment, c’est parce qu’elle est, par excel­lence, à l’origine, celle de la décep­tion, depuis Deuil et mélan­co­lie. Et qu’elle donne une autre épais­seur à la pro­blé­ma­tique de la cas­tra­tion, dont elle déploie les enjeux nar­cis­siques. Dans la cas­tra­tion, il y a à la fois une frus­tra­tion nar­cis­sique et une frus­tra­tion objec­tale, qui existe de toute manière, mais qui ne convoque pas d’emblée des scènes ou des sou­ve­nirs d’enfance : elles peuvent per­mettre plus tard, par la voie asso­cia­tive, une incar­na­tion ou une figu­ra­tion trans­fé­ren­tielle en quelque sorte. La remé­mo­ra­tion, la construc­tion, l’émergence de fan­tasmes, les éprou­vés, sont autant de pro­duits de l’a­na­lyse, de la pré­sence de l’a­na­lyste, de son écoute, de sa manière d’être là, qui per­mettent l’associativité et ses déploie­ments. C’est cette part nar­cis­sique du trans­fert – ce que j’appelle sa dou­blure, – comme une soie double le tis­su d’un vête­ment -, la plus silen­cieuse, en deçà des mots, qui est indis­pen­sable pour que l’analyse ait lieu.

Les belles espé­rances, le trans­fert et l’at­tente, de Cathe­rine Cha­bert, PUF col­lec­tion Le fil Rouge, Octobre 2020

Cet entre­tien a été trans­crit par écrit par Raphaël Dus­sarp.

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