Conversation avec Marilia Aisenstein à propos de son dernier livre Désir, douleur, pensée

Marilia Aisenstein s’entretient avec Daniel Irago et Michail Dimitrakopoulos
À l’occasion de la publication de son dernier livre Désir, Douleur, Pensée (Ithaque) nous avons eu la possibilité d’avoir une conversation avec Marilia Aisenstein.
Le contexte était sensible : Covid 19 et des attentats rappelant notre entretien de 2015.
Marilia Aisensteain  a reçu le prix Maurice Bouvet en 1992. Elle a occupé différentes fonctions dans les instances psychanalytiques internationales (IPA).

La ques­tion du plai­sir dou­lou­reux de la pen­sée était là, tout comme nos corps.

Daniel Ira­go : Le plus dif­fi­cile c’est com­ment com­men­cer…
Mari­lia Aisen­stein : Tou­jours…
D.I : Vous publiez un livre qui s’appelle « Désir dou­leur pen­sée. » Le titre semble ren­voyer à un mixage, au sens musi­cal, de notions qui se croisent et se tiennent sans for­cé­ment consti­tuer une uni­té. Pou­voir « mélan­ger » les choses cli­niques, cultu­relles et méta­psy­cho­lo­giques avec rigueur me semble vous carac­té­ri­ser. Dans notre pré­cé­dent entre­tien, il y a quelques années, vous avez évo­qué cer­taines carac­té­ris­tiques de la psy­cha­na­lyse fran­çaise : mar­quée par un héri­tage venant de dif­fé­rents maîtres et cou­rants, il y a dans la psy­cha­na­lyse contem­po­raine comme un mélange. Vous citiez comme exemple l’influence de Lacan et de l’IPSO… avec le fait que les héri­tiers les ont fait dia­lo­guer et com­ment de façon indi­recte ils ont mixé les choses.
Dans cet ouvrage une forme de pen­sée cli­nique est omni­pré­sente, avec à l’arrière-plan une rigou­reuse réfé­rence à la méta­psy­cho­lo­gie. En par­tant de la pen­sée du patient…

M.A :  Deux choses…. Je suis convain­cue que la bonne théo­rie ne peut sur­gir qu’à par­tir de la cli­nique et simul­ta­né­ment il faut une théo­rie parce que sinon, sans théo­rie, je ne sais pas ce que l’on com­pren­drait du maté­riel. Donc pour moi, cli­nique et théo­rie, sont étroi­te­ment intri­quées. Je trouve même qu’on devrait à la limite, ne pas faire de dif­fé­rence. Parce que la méta­psy­cho­lo­gie est conte­nue dans la cli­nique, elle est déjà dans la tête du psy­cha­na­lyste quand il inter­vient. Même s’il ne sait pas for­cé­ment ce qu’il pense à ce moment-là…
Le titre « Désir, dou­leur, pen­sée » est plus qu’une intri­ca­tion, il cor­res­pond à un tra­jet. Je me suis aper­çue après avoir ter­mi­né ce petit livre que, c’est en effet après 20 ans, que tous mes articles tournent autour de la dou­leur, le corps, la pen­sée et le désir qui est omni­pré­sent et au fon­de­ment de tout ça.
Donc mon titre est une gra­da­tion : Il n’y a pas de pen­sée sans désir, le désir étant à la base de la pen­sée. D’ailleurs ceci est déjà pré­sent chez Freud dans Le cha­pitre VII de « L’Interprétation des Rêves ». Mais en même temps la pen­sée est dou­lou­reuse, elle met en dan­ger, elle rend le sujet seul parce qu’on pense seul. Et puis je crois aus­si qu’il nous faut du maso­chisme éro­gène pri­maire qui est une espèce de conte­nant dans la construc­tion de l’égo du moi. Beno Rosem­berg avait nom­mé « le noyau maso­chique du moi » qui est ce qui fait la rete­nue. Or la pen­sée a besoin de désir pour démar­rer et de rete­nue éga­le­ment, de conte­nant.

D.I :  Il m’a sem­blé que J.C Rol­land dans son intro­duc­tion va dans ce sens-là lorsqu’il évoque la notion de contre-inves­tis­se­ment et la façon dont vous lui avez don­né une pers­pec­tive avec ce que vous appe­lez l’« acte de chair ».

M.A : Tout à fait et c’est vrai que je crois que les inter­lo­cu­teurs que j’ai dans la tête c’est qua­si­ment tou­jours au fond Pierre Mar­ty, Jean Favreau, Beno Rosen­berg, Michel Fain et Jean-Claude Rol­land qui est le seul vivant de tous ceux-là, avec qui je dois dire que je me sens des affi­ni­tés cli­niques et méta­psy­cho­lo­giques très impor­tantes…
André Green m’a beau­coup appor­té aus­si… énor­mé­ment parce que Green…. Bon, je tra­vaillais avec Mar­ty très long­temps et étroi­te­ment. Et je contes­tais cer­taines de ses théo­ries et je lui disais que moi j’avais du mal à accep­ter, par exemple : pour­quoi des défaillances du pré­cons­cient ? et il me disait « parce qu’on est pas tous pareils et qu’il y a des gens qui naissent comme ça »… et je ne l’acceptais pas et donc effec­ti­ve­ment, je lui disais que je n’étais pas d’accord. Mais je n’avais pas les argu­ments que Green a pu don­ner immé­dia­te­ment en disant, « c’est un pro­ces­sus agis­sant à l’intérieur de la psy­ché qui néga­tive », donc ça a été très impor­tant pour moi, toute ma concep­tion de la psy­cho­so­ma­tique actuelle repose sur Mar­ty, Fain et Green.

D.I : J’ai une ques­tion et je reviens sur Freud ; en vous lisant j’ai eu une idée qui n’apparaît pas… mais sûre­ment vous l’avez pen­sé… vous ne citez pas qu’au début Freud a évi­té la dou­leur, il est pas­sé par l’hypnose quand il a écrit Études sur l’hystérie. Une par­tie du maté­riel cli­nique vient de l’hypnose, où la dou­leur est évi­tée, voir absente et que dans ce qui l’a ame­né à se déga­ger du co-auteur Breuer, c’est la ques­tion de renon­cer à cette anes­thé­sie.
 Il fau­drait pas­ser par la dou­leur, une cer­taine dou­leur asso­ciée au plai­sir et il me semble que la ques­tion du pré­cons­cient se déve­loppe à par­tir de là, du moment où Freud quitte cette anes­thé­sie de l’hypnose. Une méta­phore simple m’est venue en pen­sant aux 3 petits cochons. L’hypnose c’est comme construire une mai­son en paille alors que dans l’analyse il s’agit de construire une mai­son en briques ; il faut prendre du temps avec plus de dou­leur…

M.A :  Abso­lu­ment, d’ailleurs ça rejoint ce que nous disions un peu en apar­té tout à l’heure en évo­quant avec Michail la lon­gueur néces­saire, la lon­gueur dou­lou­reuse d’une ana­lyse pour arri­ver aux ques­tions les plus cru­ciales. Je le crois tout à fait, d’autant plus qu’il faut du temps, que le psy­chisme … le psy­chisme est lent. C’est-à-dire qu’on peut com­prendre mais il faut du temps pour que ça se passe, que ça advienne vrai­ment. Il y a des com­pré­hen­sions super­fi­cielles qui ne suf­fisent pas à modi­fier les choses.
Alors, de plus je vous dirai que Freud a très peu par­lé de la dou­leur sauf dans L’Esquisse…  Et briè­ve­ment dans Inhi­bi­tion, symp­tômes et angoisse.
Dans L’Esquisse, Freud en parle effec­ti­ve­ment un peu plus, mais Freud disait aus­si et vous me faites asso­cier là-des­sus Daniel : Que l’anesthésie pour lui était proche de la mélan­co­lie.

D.I : Oui tout à fait…

M.A : Ce qui est inté­res­sant parce que ça veut dire que pour être vivant il faut accep­ter la dou­leur. La mélan­co­lie est proche de l’anesthésie dans Deuil et Mélan­co­lie, ce qui est inté­res­sant parce que ça veut dire que pour être vivant il faut être pas­sé par la dou­leur.

Michail Dimi­tra­ko­pou­los : Ça évoque votre patiente Taë­ko (cha­pitre 1) qui découvre le corps éro­tique du moment où elle tombe malade.
Le symp­tôme remar­quable que vous décri­vez chez cette patiente c’est jus­te­ment son espoir, sa volon­té de sor­tir de la tem­po­ra­li­té et de vivre hors du temps. Et grâce à la cure elle arrive à se vivre comme mor­telle et quelque part comme cas­trée aus­si, puisque comme vous le sou­li­gnez à la fin de votre pré­sen­ta­tion sa volon­té de vivre hors du temps cor­res­pond à un déni de la cas­tra­tion.

M.A : Vous avez tout à fait rai­son Michail, ce que vous dites là, ça me touche parce que je suis allée l’hiver der­nier voir un opé­ra de Strauss qui est La Femme sans Ombre. Et ça m’a fait pen­ser à ma des­crip­tion de Taë­ko que j’avais déjà pré­sen­tée à une jour­née d’IPSO il y a très long­temps. Taë­ko qui vou­lait se vivre hors du temps et qui donc en étant immor­telle avait per­du son corps en quelque sorte. Il a fal­lu la mala­die et la dou­leur pour qu’elle le retrouve. Or dans La Femme sans Ombre il y a deux couples, un couple modeste et un couple royal. Et le couple modeste, l’homme s’appelle Barack, il est tein­tu­rier …. et sa femme vou­drait ne pas avoir d’ombre pour ne pas avoir d’enfant et s’anoblir. Il y a à un moment un chant abso­lu­ment déchi­rant où elle croit entendre les voix de ses enfants non nés qui l’appellent. Et donc elle renonce à deve­nir sans ombre afin de s’anoblir – en effet l’impératrice qui n’avait pas d’ombre vou­lait lui ache­ter son ombre pour, pour pou­voir elle enfan­ter. Donc c’est un opé­ra abso­lu­ment for­mi­dable avec un scé­na­rio éton­nant et éton­nam­ment psy­cha­na­ly­tique : La cas­tra­tion par le temps…

D.I : Je me per­mets d’associer la ques­tion « sans dou­leur » au moment par­ti­cu­lier que nous vivons. En ce moment le prin­cipe de réa­li­té est atta­qué par le fait que beau­coup de séances se passent au télé­phone dans un cli­mat par­ti­cu­lier… Est-ce que cela a un effet sur cet arrière-plan qui est tou­jours pré­sent dans une séance d’analyse : la dou­leur. Il y a une voix qui vient de loin mais le corps n’est pas là.

M.A : Abso­lu­ment. Alors je vais vous dire quelque chose. Pour moi, et je l’ai déjà défen­du devant la com­mis­sion d’enseignement, en pré­sen­tant un maté­riel, les séances au télé­phone c’est vrai­ment un pauvre pis-aller qui consiste à gar­der le lien, mais ce n’est pas une séance d’analyse. Sans le corps il ne peut pas y avoir d’analyse, j’en suis convain­cue, au télé­phone il ne peut pas y avoir d’analyse. Alors cer­tains col­lègues arguent « oui mais il y a un maté­riel for­mi­dable qui est arri­vé ». Mais ce à quoi ils ne réflé­chissent pas c’est qu’il est arri­vé parce que c’est facile, sans les corps pré­sents il y a beau­coup moins de résis­tance. Mais je ne suis pas sûre du tout que ça s’inscrira dans la psy­ché comme au cours d’une séance habi­tuelle…

D.I : Il y a une secon­da­ri­sa­tion du lan­gage… Repré­sen­ta­tion des choses, pro­ces­sus pri­maires sont loin­tains tout d’un coup…

M.A : Je suis tout à fait d’accord. Et il y a le fait que nous autres ana­lystes, avons étés obli­gés à cause du confi­ne­ment de pas­ser à ces séances vir­tuelles. Mais il y a en même temps une évo­lu­tion dans la socié­té contem­po­raine, un cer­tain engoue­ment pour le vir­tuel qui moi m’inquiète aus­si.

MD : Est-ce que l’on peut dire que dans les ana­lyses à dis­tance où le corps est absent, on perd la per­cep­tion endo-soma­tique dont parle Green à pro­pos de l’affect et dont vous par­lez vous-même dans votre livre à pro­pos du cli­vage ?

M.A : Oui, abso­lu­ment, je le crois vrai­ment…

D.I : Une méta­phore me vient c’est comme un miroir loin­tain…

MA : De même ce qui m’inquiète énor­mé­ment dans notre socié­té c’est les jeux vir­tuels avec tous les enfants qui main­te­nant jouent à des jeux vir­tuels, appa­rem­ment ça les fas­cine tous. Alors qu’est-ce que ça repré­sente exac­te­ment je ne sais pas. J’ai essayé d’en par­ler avec des neu­ro­logues au temps où j’avais fait un groupe avec eux qui s’appelait Phi­loc­tète, c’était très inté­res­sant.
Ces neu­ro­logues pen­saient, ça avait déjà com­men­cé, que la plas­ti­ci­té du cer­veau, et la plas­ti­ci­té neu­ro­nale, est telle que le phé­no­mène va chan­ger notre cer­veau. Main­te­nant en quoi, je ne sais pas du tout…

D.I : Si nos cer­veaux changent, les notions fon­da­men­tales comme l’hystérie risquent d’être atta­quées, ou de se voir évo­luer. Il y a un thème en rap­port avec mon expé­rience cli­nique qui m’a beau­coup inté­res­sé dans votre livre, c’est la fibro­my­al­gie, dont Mari­na Papa­geor­giou a publié des articles ; je vais exa­gé­rer mais une expres­sion m’est venue : c’est loin­tain et proche d’une hys­té­rie au point qu’on pour­rait par­ler d’une hys­té­rie néga­tive…

M.A : Je suis ravie que vous disiez çà Daniel, moi je crois que c’est la forme moderne de l’hystérie.

D.I : Hys­té­rie néga­tive ça vous va ?

MA : Abso­lu­ment, abso­lu­ment. Alors je ne dirais pas qu’elles sont vrai­ment atta­quées les notions de l’épistémologie freu­dienne, mais, en tout cas celles-ci vont y être un peu revi­si­tées, bous­cu­lées….
De même que la fibro­my­al­gie, il y a d’autres nou­velles patho­lo­gies, genre les crises de téta­nie, des choses comme ça, qui sont aus­si des figures psy­cho­pa­tho­lo­giques qui nous concernent. Par contre je plaide fer­me­ment pour dire qu’il conti­nue à y avoir aus­si autant de névro­sés qu’auparavant. La dif­fé­rence c’est que la plu­part d’entre eux sont super­fi­ciel­le­ment gué­ris avec un léger trai­te­ment psy­chia­trique : Les pho­biques par exemple qui ne viennent pas à l’analyse, les obses­sion­nels aus­si qui viennent peu à l’analyse parce qu’ils sont très sou­la­gés par des anxio­ly­tiques. Mais sur­tout ce qui se passe c’est que de plus je trouve que les ana­lystes ne savent plus repé­rer la névrose. Alors à l’étranger c’est abso­lu­ment épa­tant quand je vais au panel cli­nique à l’IPA, les ana­lystes voient tout de suite la psy­chose et les bor­der­line et ils passent à côté de patients qui sont des véri­tables névro­sés. Parce que pour toute la psy­cha­na­lyse anglo-saxonne il n’y a pas une véri­table éva­lua­tion du fonc­tion­ne­ment men­tal, on met tout le monde sur le divan et donc ils ne savent plus.

DI : Ce que vous dites me fait pen­ser à une cli­nique liée à des étu­diants étran­gers fai­sant un MBA où l’exigence et l’action sont omni­pré­sentes : On met l’accent sur l’activité très éloi­gnée des notions de maso­chisme éro­gène, toute pas­si­vi­té étant mal vue ou néga­tive. L’expérience et la culture venant de la psy­cho­so­ma­tique où il est ques­tion d’étayer un fonc­tion­ne­ment qui n’a pas accès au maso­chisme éro­gène, m’a beau­coup aidé. Dans votre livre vous faites réfé­rence à com­ment le maso­chisme pri­maire per­met l’intégration de la capa­ci­té d’attente et son rap­port à la rela­tion avec la mère. Je vous cite : Une mère « suf­fi­sam­ment bonne » est celle qui, au tra­vers de ses mots, sau­ra faire attendre l’enfant : « Attends mon bébé. Je vais te prendre dans mes bras, mais pas tout de suite…Tu auras ton bibe­ron dans pas long­temps… Reste tran­quille, attends… ».
En vous lisant une méta­phore lit­té­raire m’est venue : Les mille et une nuits où Shé­hé­ra­zade doit faire face au Sul­tan qui est dans une décharge immé­diate sui­vie d’une déca­pi­ta­tion. A tra­vers sa voix, ses his­toires et la mise en attente Shé­hé­ra­zade réus­sit à ins­tal­ler l’attente et une rela­tion d’amour. 

MA : Elle est jolie comme méta­phore, je n’y avais pas pen­sé. Vous savez, Beno ROSENBERG disait que le maso­chisme doit être vu comme une dimen­sion exis­ten­tielle de la vie. Si on ne veut pas souf­frir on ne peut pas être vivant.

DI : La ques­tion de la dou­leur liée à la tor­ture est sou­vent pré­sente dans la cli­nique des deman­deurs d’asile : la dou­leur est omni­pré­sente, mais très éloi­gnée de la dou­leur du maso­chisme éro­gène et que cela implique sou­vent tra­vailler à l’envers puisque pen­ser active une dou­leur insup­por­table : com­ment retrou­ver un cer­tain plai­sir du fonc­tion­ne­ment men­tal, le plai­sir de la pen­sée étant loin… J’ai décou­vert la psy­cho­so­ma­tique en pas­sant par là. Des per­sonnes deve­nues opé­ra­toire sous l’effet trau­ma­tique, pen­ser c’est insup­por­table et être connec­té à son corps aus­si : j’ai vu un étu­diant en bio­lo­gie qui après avoir connu la tor­ture vou­lu de deve­nir infor­ma­ti­cien – ne plus jamais s’approcher du corps.

MA :  Oui je le crois pro­fon­dé­ment, mal­heu­reu­se­ment pour ceux qui ont subi de la tor­ture la seule défense c’est d’éradiquer la pen­sée à ce moment-là, donc de par la suite lorsqu’il est pos­sible d’accéder à un autre stade de la vie il faut ré-appri­voi­ser les pro­ces­sus de pen­sée. Il me semble que c’est ça que vous êtes en train de décrire.

DI : Concer­nant la pho­bie vous faites allu­sion non seule­ment aux pho­bies névro­tiques mais aux pho­bies n’ayant pas pu atteindre le registre névro­tique :  Jean-Luc Don­net (La pen­sée pho­bique), Eve­lyne Kes­tem­berg, André Green (posi­tion pho­bique cen­trale), Michel Fain

MD : Dans le der­nier cha­pitre tout à fait pas­sion­nant de votre livre, le cha­pitre   « Sou­mis­sion et Pen­sée, » vous atti­rez l’attention sur un méca­nisme de la pho­bie de la pen­sée qui n’a pas encore été étu­dié en pro­fon­deur selon vous, un méca­nisme qui prend jus­te­ment la forme de la sou­mis­sion – vous avez des for­mules frap­pantes – « Si j’obéis, je ne pense pas » ou : « pour ne pas pen­ser, (et pour ne pas avoir peur) j’obéis ». Vous le déve­lop­pez, vous le tra­vaillez à par­tir de la ques­tion de la néga­tion et du cli­vage et vous arri­vez à une conclu­sion qui m’a impres­sion­né : vous attri­buez cette sou­mis­sion qua­si démen­ta­li­sante des per­sonnes qui évitent la pen­sée à une inca­pa­ci­té pour elles de faire coexis­ter une affir­ma­tion et une néga­tion, à l’impossibilité donc d’une affir­ma­tion néga­tive.  Si je ne me trompe pas il s’agit de la capa­ci­té, de la liber­té de dire à tour de rôle oui et non, ce qui cor­res­pond, comme nous avons par­lé tout à l’heure de Socrate, à la défi­ni­tion du citoyen athé­nien par Aris­tote comme capable à la fois de gou­ver­ner et d’être gou­ver­né. Est-ce que cela ne nous pousse pas à pré­sup­po­ser aus­si une dou­leur inhé­rente à la liber­té du citoyen libre et à nous poser ain­si la ques­tion d’un maso­chisme éro­gène indis­pen­sable éga­le­ment à la vie démo­cra­tique dont les tota­li­ta­rismes nous pro­mettent de nous pro­té­ger ?

MA : La pen­sée tota­li­taire implique la sou­mis­sion donc la « non pen­sée » alors que…

DI : L’hypnose col­lec­tive ?

MA : L’hypnose col­lec­tive c’est un très beau mot. Alors que c’est vrai, moi je main­tiens parce que on me demande sou­vent pour­quoi pen­ser c’est dou­lou­reux. Je crois qu’il y a une dou­leur en soi à être un « je ». Parce que ça demande…Vous vous sou­ve­nez de l’échange de Freud avec Romain Rol­land, de leur dis­cus­sion qu’on trouve dans Malaise dans la civi­li­sa­tion ? c’est abso­lu­ment éton­nant parce que Romain Rol­land lui décrit comme mer­veilleux le sen­ti­ment océa­nique : Sen­ti­ment ou on se fond dans un grand tout… et Freud lui dit : « mais non seule­ment je n’ai jamais éprou­vé ça mais de plus ça ne m’intéresse pas ».

DI : Romain Rol­land me fait pen­ser à cet article concer­nant son sou­ve­nir de sa visite de l’Acropole que Freud lui a dédié – Freud aborde l’idée de cette retrou­vaille entre une construc­tion que l’on porte au-dedans et une réa­li­té venant du dehors. Le contexte actuel va dans le sens inverse, puisque la réa­li­té ne trouve pas son étayage à tra­vers la pré­sence des corps.

MA : En fait, je me disais que c’était drôle pen­dant la période de confi­ne­ment, com­ment les col­loques se sont mul­ti­pliés en vir­tuel, je disais à une amie en m’amusant que si elle était le matin Mexi­co, Bos­ton l’après-midi, moi j’étais à Équa­teur à 10h et à New York le soir, c’est fou non !

MD : Pour reve­nir à Freud et à son objec­tion, à son insis­tance de vou­loir échap­per au sen­ti­ment de tota­li­té, ne pour­rait-on dire qu’il y a là de la part de Freud un sou­ci per­ma­nent de sau­ver le sur­moi ?

MA : Je le crois, parce que dans toutes ces situa­tions on assiste à une dégra­da­tion totale du sur­moi

MD : Et par la même occa­sion nous pou­vons consta­ter éga­le­ment que le sur­moi repose lui aus­si sur une struc­ture maso­chiste.

MA : Oui, bien sûr, c’est le renon­ce­ment.

DI : Dégra­da­tion du sur­moi, ça fait pen­ser – Qu’on le veuille ou pas nous sommes infil­trés même dans nos for­ma­tions la ques­tion de dire « je » est tou­jours déli­cate, et fra­gile car être bon élève et être dans le faux self peuvent se rap­pro­cher à cer­tains moments. Ça me fait pen­ser à une cer­taine dia­lec­tique entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie, avec le piège de ne pas les arti­cu­ler ; comme nous le sug­gère Jean Louis Bal­dac­ci.

MA : Oui abso­lu­ment je vais vous rap­pe­ler que vous ne le savez parce que vous êtes jeunes, tous les 2. De mon temps dans la plu­part des articles dans la revue de Revue fran­çaise de psy­cha­na­lyse les gens s’abritaient der­rière un « nous ».  Et moi je trouve ça, j’ai tou­jours refu­sé d’écrire même à l’époque où ça se fai­sait.

MD : Une ques­tion d’actualité : est-ce qu’il est plus facile, moins dou­lou­reux, aujourd’hui dans la socié­té psy­cha­na­ly­tique de par­ler en son nom propre, de dire je, par rap­port à cette époque dont vous par­lez, à cette époque où il fal­lait dire « nous » ? Est-ce qu’il y a une évo­lu­tion à cet égard ?

MA : C’est une bonne ques­tion, oui et non. Je pense qu’il y a tout, qu’il y a encore des gens brillants, ou pas brillants, qui ne laissent pas à l’autre la liber­té de pen­ser. Ce n’est pas parce qu’on par­lait avec Green et Mar­ty qu’on ne pou­vait pas les contre­dire ! Or il y a des petits maîtres actuel­le­ment avec qui on ne peut pas dire je ne suis pas d’accord sans qu’il se fâchent…

DI : Une des qua­li­tés de votre livre c’est la lisi­bi­li­té. Cela me fait pen­ser à l’œuvre de Freud qui est exi­geante mais lisible par des per­sonnes ayant une cer­taine culture et qui ne sont pas for­cé­ment ana­lystes.

MA : mon mari, qui n’était pas ana­lyste me disait tou­jours que si un être culti­vé non ana­lyste n’arrivait pas à lire un article cela vou­lait dire ou que l’auteur ne savait pas s’exprimer ou bien le texte était nul.