Laurence Kahn par Virginie Bloch-Lainé pour Libération

« Les nazis ont pétri­fié et dété­rio­ré les mots de la psy­cha­na­lyse » répond Lau­rence Kahn dans un entre­tien avec Vir­gi­nie Bloch-Lai­né pour Libé­ra­tion, à pro­pos de son nou­vel ouvrage Ce que le nazisme a fait à la psy­cha­na­lyse, que nous publions ici avec son accord.

« Il existe un lien peu intui­tif entre l’empathie, actuel­le­ment sacra­li­sée, la psy­cha­na­lyse et le nazisme. La psy­cha­na­lyste Lau­rence Kahn explique ce tis­sage dans un essai ardu et pas­sion­nant, Ce que le nazisme a fait à la psy­cha­na­lyse. Les atteintes sont allées bien au-delà des mises à l’index des ouvrages de Freud et de l’exil des grands psy­cha­na­lystes vien­nois en Grande-Bre­tagne notam­ment. La lit­té­ra­ture, à tra­vers Tho­mas Mann mais sur­tout Imre Ker­tész, est un des fils direc­teurs de ce livre.

Pour­quoi avoir choi­si ce titre, et non « Nazisme et psy­cha­na­lyse » ?

Parce que « Nazisme et psy­cha­na­lyse » aurait débou­ché sur une his­toire des ins­ti­tuts psy­cha­na­ly­tiques et des psy­cha­na­lystes durant la période nazie. Elle est connue : Mat­thias Göring, cou­sin d’Hermann Göring, lance une poli­tique d’aryanisation à laquelle par­ti­cipent cer­tains ana­lystes. Elle abou­tit en 1936 à la créa­tion de l’Institut Göring, ins­ti­tut de psy­cho­lo­gie et de psy­cho­thé­ra­pie pré­si­dé par Carl Jung. Les psy­cha­na­lystes juifs s’exilent en masse avec l’aide de Jones ; cer­tains sont assas­si­nés. Mais ce que j’ai sou­hai­té et essayé de repé­rer, au-delà de la catas­trophe dans les vies indi­vi­duelles, c’est la manière dont les nazis avaient atteint la psy­cha­na­lyse dans son uti­li­sa­tion de la culture.

De quelles façons ?

Très tôt, l’usage nazi des mots de la culture fait écho au voca­bu­laire de la psy­cha­na­lyse. Des mots qu’ils dété­riorent et pétri­fient. Par exemple le mot « pul­sion », Trieb en alle­mand, que la tra­duc­tion fran­çaise de Mein Kampf en 1934 res­ti­tue de façon erro­née par « ins­tinct ». De même, l’expression « pul­sion d’autoconservation », mise par Hit­ler au ser­vice de la des­truc­tion d’une par­tie de l’espèce et de la jus­ti­fi­ca­tion d’un « Lebens­raum ». Ou encore le terme d’inconscient ou celui de forces obs­cures. Plus lar­ge­ment, dans l’Homme Moïse et la reli­gion mono­théiste, Freud désigne le « grand homme » avec le terme « Füh­rer ». Certes, le mot est banal en alle­mand, employé dès les pre­mières tra­duc­tions du Contrat social de Rous­seau pour nom­mer le « chef ». Mais en 1934, sa charge est tout autre. Tho­mas Mann repère ces dévoie­ments et les sou­ligne avec une iro­nie mor­dante dans Frère Hit­ler (1938), qui fit scan­dale, ou dans la Loi (1943). De même il insiste sur le fait que les nazis déve­loppent une théo­rie de la pul­sion­na­li­té et il en fait part à Freud – les deux hommes étaient en étroite rela­tion. Lorsqu’on lit en alle­mand Mein Kampf ou le Mythe du XX  siècle d’Alfred Rosen­berg, on s’aperçoit qu’Hitler et sa « troupe » ne cessent de mettre à contri­bu­tion ceux que l’historien Eric Michaud appelle les Grands Alle­mands – Goethe, Fichte, Kant, Nietzsche bien sûr. Il s’agit d’un véri­table « art de la cita­tion » qui abou­tit à la cor­rup­tion de la langue elle-même. Ce qu’étudient aus­si Klem­pe­rer et Cas­si­rer.

Pour­quoi invo­quez-vous autant Imre Ker­tész dans votre essai ?

C’était un sur­vi­vant de l’Holocauste, un roman­cier, un lec­teur de Tho­mas Mann et d’Adorno, et un tra­duc­teur de Freud. Il était en quête de la « langue d’après Ausch­witz » qu’il vou­lait « ato­nale » pour indi­quer la bri­sure que repré­sen­tait Ausch­witz. Il eut aus­si le culot d’utiliser l’expression de « contre-culture nazie ». Culot, car « contre-culture » véhi­cule l’idée d’une avant-garde éman­ci­pa­trice et créa­trice. Ker­tész le fait après que les nazis, en fait de contre-culture, inter­disent l’échange entre Ein­stein et Freud sur les causes de la guerre et les sources de la des­truc­ti­vi­té, qui devait paraître en trois langues en 1933.

Com­ment cette « contre-culture » atteint-elle la psy­cha­na­lyse ?

Elle fut un ren­ver­se­ment. Après Ausch­witz, il faut réflé­chir à la culture telle que l’entend la psy­cha­na­lyse, c’est-à-dire à la façon dont nous vivons ensemble, à par­tir de ce meurtre inau­gu­ral nazi et non plus à par­tir du meurtre ori­gi­naire du père, depuis lequel Freud conçoit les inter­dits civi­li­sa­teurs. Mais rares sont les ana­lystes qui ont inves­ti ce ter­rain.

Quelles consé­quences eut Ausch­witz sur la pra­tique ana­ly­tique ?

L’inflation de l’empathie, entre autres. En tra­vaillant sur Shoah, de Claude Lanz­mann, j’ai décou­vert un très grand nombre de textes issus de débats tenus autour du film. Ils étaient entiè­re­ment cen­trés sur la patho­lo­gie des res­ca­pés, et ils expli­quaient que Shoah était le film de quelqu’un défi­ni­ti­ve­ment trau­ma­ti­sé par les camps dans sa jeu­nesse, qui avait subi comme tous les res­ca­pés un abra­se­ment de la mémoire sous le coup du trau­ma­tisme. Selon eux, la théo­rie psy­cha­na­ly­tique était trop sévère, trop froide pour s’adapter à l’écoute du patient trau­ma­ti­sé par Ausch­witz. Ils repre­naient des enquêtes amé­ri­caines de 1961 sur la patho­lo­gie d’un res­ca­pé, affir­mant que celui-ci souffre d’un trau­ma spé­ci­fique qu’il faut l’écouter avec une méthode spé­ci­fique : l’empathie. Le psy­cha­na­lyste devait tenir la posi­tion de la mère pour répa­rer le res­ca­pé : il ne res­tait plus rien de la théo­rie ana­ly­tique.

Freud exilé dans son bureau à Londres
Freud exi­lé dans son bureau à Londres

Pour­quoi l’empathie vous gêne-t-elle ?

L’idée qu’on va pou­voir en finir avec l’effroi en recon­nais­sant la dou­leur de la vic­time et qu’à soi seule, cela doit la répa­rer, est une posi­tion sim­pliste. Or elle s’est géné­ra­li­sée. Je me sou­viens de la page d’accueil d’un site psy­cha­na­ly­tique amé­ri­cain, mon­trant des deman­deurs d’asile syriens der­rière des fils de fer bar­be­lés, avec comme sur­titre : « Empa­thy for refu­gees ». Notre empa­thie leur fai­sait une belle jambe. Est-ce que la res­pon­sa­bi­li­té des psy­cha­na­lystes ne consiste pas plu­tôt à se deman­der pour­quoi ces réfu­giés sont rete­nus der­rière des fils de fer bar­be­lés de triste mémoire ? Là, je retrouve Ker­tész, dont la langue est dénuée d’emphase et qui refuse abso­lu­ment tout pathos pour écrire sur l’Holocauste.

Autre effet du nazisme sur la psy­cha­na­lyse : la pré­gnance de l’identité…

En effet : pour­quoi l’identité est-elle deve­nue le fer de lance de toute une psy­cha­na­lyse qui adore répa­rer les troubles iden­ti­taires, alors que l’identité est aus­si l’arme de guerre du refus des étran­gers ? Le nazisme a atteint la théo­rie ana­ly­tique là où pointe le mal qu’il nous a appris. Il a fait de l’identité un élé­ment majeur, il a réveillé en nous une pas­sion iden­ti­taire. Comme si le vœu nazi d’ignorer la com­plexi­té de la vie psy­chique s’accomplissait encore là. »

Vir­gi­nie Bloch-Lai­né

Accé­der à l’ar­ticle sur le site de Libé­ra­tion
Lau­rence Kahn, Ce que le nazisme a fait à la psy­cha­na­lyse, « Petite biblio­thèque de psy­cha­na­lyse », PUF, 260 pp., 14 €