Entretien avec Michel Gribinski et Thomas Lepoutre à propos de Personnages en quête de psychanalyse

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Loren­zo Inghi­ra­mi :
Tho­mas, vous ensei­gnez la psy­cha­na­lyse désor­mais à l’Université de Paris et vous êtes un éru­dit de l’histoire de la psy­chia­trie et de la psy­cha­na­lyse. Michel, vous êtes membre de l’APF, édi­teur, tra­duc­teur, auteur et vous avez créé la revue Penser/rêver.
Votre livre à tous deux, Per­son­nages en quête de psy­cha­na­lyse, a créé en moi une ambiance de lec­ture par­ti­cu­lière. Ces « per­son­nages » – il y en a plus de deux cents – sont des hommes et des femmes qui ont eu un rôle dans la pen­sée, la pré­his­toire et l’histoire de la psy­cha­na­lyse. Or il ne s’agit pas d’un réper­toire, mal­gré l’ordre alpha­bé­tique où ils se suc­cèdent, mais d’une gale­rie de por­traits, à la tem­po­ra­li­té déstruc­tu­rée. Goethe y croise le petit Hans, Nietzsche côtoie le pro­fes­seur de langues anciennes David Ernst Oppen­heim. Beni­to Mus­so­li­ni et Frie­drich Rückert, l’auteur du fameux : « Ce qu’on ne peut pas atteindre en volant, il faut l’atteindre en boi­tant », sont sous la même cou­ver­ture. Une gale­rie de por­traits : cela fait pen­ser à la gale­rie vasa­rienne, ce long cou­loir sus­pen­du qui per­met de pas­ser de la gale­rie des Offices de Flo­rence au Palaz­zo Pit­ti et fait décou­vrir des auto­por­traits, de tous les temps et de tous les lieux, d’Andrea del Sar­to à Cha­gall en pas­sant par Gut­tu­so.

Loren­zo Inghi­ra­mi : Vos deux propres « per­son­nages » m’intriguent : com­ment est née votre col­la­bo­ra­tion ? 

Tho­mas Lepoutre : Michel a édi­té dans « Connais­sance de l’Inconscient », chez Gal­li­mard, la cor­res­pon­dance inédite entre Freud et Bleu­ler à laquelle je tra­vaillais depuis long­temps, et…
Michel Gri­bins­ki : …et nous avons fait connais­sance. Nous avons cha­cun décou­vert la façon de tra­vailler de l’autre, qui était com­plé­men­taire. Bref, le plai­sir du tra­vail com­mun a été réci­proque. Jamais d’anicroches entre nous, mais une entente réelle sans com­plai­sance. Pour ce livre, cha­cun a pris la res­pon­sa­bi­li­té d’un cer­tain nombre d’auteurs, en fonc­tion de son inté­rêt per­son­nel. Puis nos choix – à mesure qu’ils fai­saient des allers et retours entre nous deux – sont deve­nus des « per­son­nages » :  leur héroïsme s’est impo­sé à nous, signe que notre tra­vail abou­tis­sait. « Notre tra­vail » : impos­sible de dire qui a écrit quoi, du fait que cha­cun s’est mêlé du texte de l’autre qui s’est mêlé alors de cor­ri­ger le nou­veau texte, et ain­si de suite.
Th. L. : Plus encore : cha­cun à tour de rôle a été à la fois pre­mier auteur et pre­mier lec­teur.

Loren­zo Inghi­ra­mi : J’imagine que cette façon de tra­vailler a per­mis cette forme par­ti­cu­lière : des « hété­ro­por­traits »…
M. G. : Exac­te­ment : nous nous sommes par­fois for­te­ment iden­ti­fiés à l’« autre » qui est dans le por­trait. Et cela a été un résul­tat inat­ten­du. Au début il s’agissait de mettre en forme les élé­ments de vie et les tra­vaux de gens aux­quels Freud s’était inté­res­sé et qui l’accompagnent dans ses écrits, et puis, très vite c’est deve­nu une his­toire de la psy­cha­na­lyse dans laquelle nous nous sommes retrou­vés. En outre, quelque chose d’une tra­gé­die s’est ins­tal­lée d’un auteur à l’autre, et dans leur vie comme dans leur pen­sée. Nous nous sommes ren­du compte aus­si que c’était une époque assez folle, avec des auteurs que l’on ne pren­drait pas en consi­dé­ra­tion aujourd’hui, et des hommes et des femmes qui affron­taient sou­vent des risques immenses. Freud, lui, les prend par­fai­te­ment au sérieux, il les prend avec leur folie, leur pen­sée dérai­son­nable.

L. I. : Une tra­gé­die… Le titre que vous avez choi­si évoque la pièce de Lui­gi Piran­del­lo de 1920, contem­po­raine donc de l’époque freu­dienne, « Six per­son­nages en quête d’auteur.« 
Th. L. : Je ne sais plus com­ment nous avons arrê­té ce titre en réa­li­té. Il y avait eu plu­sieurs sug­ges­tions, de nous et de Jacques André, notre édi­teur. Dans le titre fina­le­ment rete­nu, ce n’était pas tel­le­ment le clin d’œil inter­tex­tuel à Piran­del­lo qui avait prin­ci­pa­le­ment rete­nu mon atten­tion, mais le fait que les noms que l’on ren­contre dans ce livre ne devaient pas sim­ple­ment se figer comme ceux de célé­bri­tés, ne devaient pas prendre une allure bio­gra­phique ency­clo­pé­dique, comme dans un dic­tion­naire – ils devaient éga­le­ment s’animer comme des per­son­nages de théâtre ou de roman. Nous avons certes emprun­té autant que pos­sible à la recherche de la véri­té his­to­rique, mais sans refu­ser celle, mélan­gée, de la fic­tion trans­fé­ren­tielle et de la fac­tua­li­té. C’est pour­quoi, nous avons sou­vent sou­hai­té pri­vi­lé­gier un trait de carac­tère, un élé­ment bio­gra­phique ou per­son­nel, pour jus­te­ment don­ner à nos « héros » une dimen­sion et de per­son­nage hors du com­mun et de per­sonne humaine. J’ai été sen­sible à ce que le titre final en disait : de drôles de per­son­nages, que l’on ren­contre un par un, en quête de : la dyna­mique d’une quête, donc en germe quelque chose d’inabouti dans ces vies excep­tion­nelles, c’était ça, l’intéressant.

L. I. : La quête.  En effet, tous ces per­son­nages aux mul­tiples facettes cherchent, cha­cun de leur côté et fina­le­ment tous ensemble.
M. G. : La quête, oui. Certes, Piran­del­lo est pré­sent. Son titre est actif et a beau­coup fonc­tion­né : il existe en fran­çais plus de dix titres construits sur le modèle « en quête de ». Mais, essen­tiel­le­ment, l’attrait d’une quête, c’est qu’elle n’est pas assu­rée. La quête de psy­cha­na­lyse, c’est aus­si la pos­si­bi­li­té, le risque (la chance ?) de se trom­per, d’errer, d’être au ser­vice de la résis­tance, sans le vou­loir, sans le savoir – ou de le deve­nir. La quête n’est pas un mou­ve­ment linéaire, même s’il est ten­du. Un cer­tain nombre de nos per­son­nages se sont trou­vés un beau jour en train de lut­ter ouver­te­ment ou secrè­te­ment contre la Cause et la chose freu­diennes.
Th. L. : Oui. La quête est une manière pos­sible d’aller contre. De ce point de vue en effet, on voit bien que si cer­tains sont encore et tou­jours en quête de la psy­cha­na­lyse, c’est pour l’attaquer et néan­moins pour mieux conti­nuer de la cher­cher, un peu comme lorsque l’on rejette au loin la « chose » tout en conti­nuant secrè­te­ment de la titiller, sur le mode de la for­ma­tion réac­tion­nelle, où l’on est atti­ré par ce que l’on condamne. Cer­tains auteurs d’hier et d’aujourd’hui (notre livre veut éclai­rer le pré­sent !), en lut­tant contre Freud, sont pas­sion­nés par lui. C’est valable aus­si pour les dis­ciples qui n’ont pu que se déter­mi­ner par rap­port à Freud, et ont par­fois erré dans leur che­mi­ne­ment à côté de lui ou contre lui. Cela vaut aus­si pour les psy­cha­na­lystes res­tés les plus fidèles à Freud : c’est la (fausse) natu­ra­li­té du lien à l’analyse qui est sub­ver­tie par cette notion de quête.
M. G. : Rien de pire qu’un dis­ciple en psy­cha­na­lyse… Mais, en psy­cha­na­lyse, du moins dans ses débuts rien d’autre –  sauf Freud ! Les auteurs lit­té­raires qui ont pré­cé­dé la décou­verte, Freud montre qu’ils étaient en quête de quelque chose qui n’a pas trou­vé sa for­mu­la­tion sauf quand l’analyse a été inven­tée. C’est très drôle avec Goethe, qui devient, sous la plume de Freud, un dis­ciple avant l’heure de la psy­cha­na­lyse. Freud a eu le prix Goethe. On donne le prix Goethe à des écri­vains, des auteurs ou des cher­cheurs pour qui Goethe a comp­té et ils sont sen­sés dans leur dis­cours mon­trer en quoi. Que fait Freud dans son allo­cu­tion ? Il montre, à l’inverse, en quoi la psy­cha­na­lyse non encore inven­tée a comp­té pour Goethe. Il ren­verse com­plè­te­ment la pers­pec­tive et fait du célé­bris­sime Dich­ter un indi­vi­du en quête d’un sens ana­ly­tique non encore abou­ti.
Th. L. : Du reste, du point de vue métho­do­lo­gique, Freud aimait beau­coup une for­mule de Crom­well que nous avons par­fois repris à notre compte dans notre manière de tra­vailler : « Dans la vie on va tou­jours plus loin quand on ne sait pas où on va. »
M. G. : For­mule de conquis­ta­dor, d’ailleurs prê­tée d’abord à Chris­tophe Colomb, puis à Napo­léon, et que nombre d’écrivains – ce sont des explo­ra­teurs – se sont attri­buée. On voit en quoi elle plaît à Freud. Savions-nous ce qu’allaient décou­vrir les mini-explo­ra­teurs que nous étions, Tho­mas et moi, et où nous allions aller ? Pas sûr du tout.  Mais l’exigence du « plus loin » était pré­sente.
Th. L. : Freud reven­dique en effet la for­mule pour l’analyse et pour lui-même. La quête est mou­ve­ment vers un but qu’on ne soup­çon­nait pas.
M. G. : C’est d’ailleurs la même quête, le même mou­ve­ment, sur le divan. Et dans l’écriture : nous nous sommes glis­sés par­mi les « per­son­nages en quête de psy­cha­na­lyse », jusqu’à cher­cher par­fois une défi­ni­tion de l’engagement ana­ly­tique à tra­vers ces « vies brèves ».

L. I. : Ça témoi­gnait bien effec­ti­ve­ment, quand vous en avez par­lé tout à l’heure, de la « folie » ambiante, ques­tion qu’on retrouve à la fois avec ces per­son­nages mais aus­si avec la dimen­sion sub­ver­sive de la psy­cha­na­lyse. Mon lien avec Piran­del­lo vient aus­si du fait que la pièce de théâtre a été accueillie, le soir de pre­mière, par un public qui scan­dait : « Asile ! Asile ! » Encore aujourd’hui, la psy­cha­na­lyse passe pour une his­toire de fana­tiques, et notam­ment chez les jeunes méde­cins les plus édu­qués, les plus « scien­ti­fiques ».
M. G. : C’est une chance : quand l’analyse sera com­plè­te­ment inté­grée par la sen­si­bi­li­té scien­ti­fique et le sens com­mun, ce sera sa fin. Mais vous trou­vez que l’analyse sus­cite encore beau­coup de choses ?

L. I. : On conti­nue d’en par­ler beau­coup, dans les médias, dans le ciné­ma : c’est une réfé­rence de l’imaginaire col­lec­tif. On n’arrête pas de l’attaquer. Elle conti­nue d’animer les débats et la polé­mique, et par­fois elle fait scan­dale.
Th. L. : Ceci m’évoque une for­mule qui était déjà active il y a un cer­tain temps, je crois même que nous l’avons évo­quée dans le livre au sujet d’Alfred Hoche – un pro­fes­seur de psy­chia­trie très cri­tique de Freud toute sa vie, pas loin de sous­crire à l’idée que le scan­dale psy­cha­na­ly­tique ne devrait pas occu­per les scien­ti­fiques mais devrait être plu­tôt l’affaire de la police, ayant décla­ré que les tenants de Freud, vic­times d’une « épi­dé­mie psy­chique », étaient néces­sai­re­ment, je cite, « mûrs pour l’asile » (Piran­del­lo pas seul…). Accu­ser les ana­lystes : le motif n’est pas nou­veau et faire un peu d’Histoire per­met de retrou­ver les résis­tances chro­niques et struc­tu­relles que l’analyse sou­lève depuis ses pre­miers moments…
M. G. : Est-ce si faux, en même temps, de dire qu’il y a une folie chez les ana­lystes ? Ne serait-ce que dans ce qui conduit à écou­ter des dis­cours inco­hé­rents (des « asso­cia­tions libres ») des huit et dix heures par jour.  Et cette autre folie qui consiste à cher­cher la véri­té ? Et la folie qu’installe le trans­fert réci­proque du patient et de l’analyste, folie à deux, folie cir­cu­lante de l’un à l’autre ?

L. I. : On pour­rait dire une folie néces­saire ?
M. G. : Sûre­ment, oui. Une folie métho­do­lo­gique. Deman­der aux gens de s’allonger pour par­ler d’eux à quelqu’un qu’ils ne connaissent pas c’est tota­le­ment hors norme, anor­mal, et cela reten­tit sur la pen­sée de la méthode, sa théo­rie. Dans la cor­res­pon­dance entre Freud et Lou Andreas Salo­mé, c’est sans cesse pré­sent : Il faut ména­ger le chaos, lui écrit Freud, il faut de l’obscurité : vous met­tez de l’ordre et de la lumière et ce n’est peut-être pas mal aus­si, mais enfin, moi, je ne peux tra­vailler que de façon frag­men­taire…
On sait que les frag­ments en ques­tion ne suivent pas la logique ordi­naire. On ne peut pas dire que Freud fasse appel à la rai­son – plu­tôt à sa dic­ta­ture, à son propre tyran.

L. I. : On voit Freud à tra­vers ces por­traits et je l’imaginais en chef de file, en chef d’orchestre. J’ai l’impression qu’il se nour­rit énor­mé­ment de tous ces per­son­nages, de toutes ces figures et il y a quelque part une sorte d’humilité de Freud dans la façon dont il se nour­rit de la créa­ti­vi­té des uns et des autres, de leurs intui­tions, de com­ment ils se confrontent à ses propres décou­vertes. Il y est atten­tif et à la fois il y a une exi­gence de sa part de tenir son pro­jet, de don­ner une cohé­rence à sa décou­verte, à sa créa­tion. Dans ses cor­res­pon­dances on trouve rigueur et intran­si­geance. Peut-on dire qu’il a une main de fer dans un gant de velours ?
M. G. : Freud est en train de décou­vrir quelque chose – une méthode d’exploration de l’inconscient – qui n’avait pas encore eu lieu et qui a chan­gé la façon laïque de pen­ser le monde, qui a intro­duit une pen­sée dif­fé­rente du monde occi­den­tal : il a affaire à une véri­té nou­velle – et il écri­ra que la véri­té n’est pas tolé­rante, nicht tole­rant, qu’elle est uni­la­té­rale, ein­sei­tig. La véri­té doit être pous­sée, explo­rée, confron­tée : cela occu­pe­ra sa vie toute entière – mais je ne crois pas que l’homme ait, comme vous le pro­po­sez, une « main de fer dans un gant de velours ». Il est extrê­me­ment tolé­rant avec les gens qui tra­vaillent autour de lui. Il accepte des choses qu’aujourd’hui on n’accepterait cer­tai­ne­ment pas. Quand Ferenc­zi parle du trans­fert ou de la sug­ges­tion, tout un coup ça n’a plus rien à voir avec ce que dit Freud, mais ça ne dérange pas Freud du tout. Il s’est réfé­ré à plu­sieurs reprises, aux « schib­bo­leth » de la psy­cha­na­lyse, ce qui fait le par­tage entre l’analyse et ce qui n’en est pas :  le trans­fert (et la résis­tance), pour la tech­nique, la sexua­li­té infan­tile incons­ciente, pour la chose même. Quant au reste (mais y a‑t-il « reste » ?), cha­cun est libre, et cette liber­té qui fait par­fois dres­ser les che­veux sur la tête est tout à fait évi­dente chez nos per­son­nages, dans leur rap­port à l’analyse freu­dienne.
Th. L. : Les « piliers de la théo­rie » psy­cha­na­ly­tique sont sans cesse secrè­te­ment mena­cés par la résis­tance. Natu­rel­le­ment, on retrouve chez tous les ana­lystes, à divers degrés et avec des variantes (d’ailleurs assez peu nom­breuses, assez peu inven­tives) les erre­ments de Ferenc­zi quant à la sug­ges­tion ou plus tard quant à l’analyse mutuelle. On les retrouve non moins actifs chez les ana­lystes qui apportent leur pierre à l’édifice que chez ceux qui contestent les­dits piliers – ce sont par­fois les mêmes. En ce sens, je ne crois pas que nous ayons vou­lu bros­ser un por­trait néga­tif de Freud en chef d’école cher­chant à « clouer l’héritage » ; s’il l’a été de fait, il l’a été sans doute plus par le regard que les uns et les autres ont por­té sur lui que par son propre geste. Ce qu’on voit beau­coup dans ces « per­son­nages en quête de psy­cha­na­lyse » et par­fois en quête de Freud, c’est leur trans­fert à Freud ; et c’est par le prisme de leur trans­fert sur Freud qu’on le voit par­fois tan­tôt comme un chef, tan­tôt comme un père, tan­tôt comme un tyran. Par défi­ni­tion Freud est caléi­do­sco­pique, il est com­po­sé par la mosaïque des dif­fé­rentes rela­tions des uns et des autres avec lui – jusqu’à nous d’ailleurs. Je crois que les per­son­nages sont inté­res­sants pour ça aus­si : de façon indi­recte ils offrent un cer­tain regard sur Freud et ils com­plètent ain­si son por­trait qui s’achève chez les dis­ciples et les dis­si­dents. A contra­rio notre livre a Freud pour axe, mais Freud n’y figure pas et ceci dit aus­si quelque chose. Habi­tuel­le­ment, il est la figure cen­trale, rayon­nante qui dit tout de l’analyse. C’était inté­res­sant pour nous, par rap­port à aujourd’hui, de mon­trer com­ment, autour de lui, beau­coup de gens ont contri­bué à (re)dessiner sa figure.

L. I. : Votre livre donne en effet l’impression d’une sorte de révo­lu­tion coper­ni­cienne : il inverse la pers­pec­tive, l’angle de vue. Une redé­cou­verte de Freud se pro­pose au tra­vers les regards de tous ces per­son­nages.
Th. L. : Effec­ti­ve­ment, et en ce sens il ne nous est pas tel­le­ment appa­ru comme celui vou­lant fixer son héri­tage, mais plu­tôt comme celui qui auto­rise un cer­tain nombre de diva­ga­tions – quitte à les suivre à l’occasion d’ailleurs, puisqu’il a par­fois accom­pa­gné cer­tains ana­lystes dans des ques­tions un peu folles. Je pense à la télé­pa­thie, à l’occultisme. Il a sui­vi de loin ou de moins loin, et long­temps, cer­tains ana­lystes, tout en disant qu’il serait mieux, pour la psy­cha­na­lyse, que cer­tains ana­lystes se tiennent à l’écart de ces ques­tions.
M. G. : Une des résis­tances à l’analyse, c’est d’en faire une série d’anecdotes (je suis loin d’y échap­per). Quand on parle de Freud, quand on parle des gens avec qui il a tra­vaillé, on trans­forme ça en petites et moyennes his­toires, sinon en rumeurs et gos­sips ima­gi­naires. Il me semble que nous avons pris d’abord le point de vue anec­do­tique pour, ensuite, le trans­for­mer. En fai­sant des por­traits, en construi­sant des vies brèves, en pre­nant un trait ou un autre d’un auteur pour essayer de défi­nir sa tra­jec­toire en quelques lignes, on est para­doxa­le­ment sor­ti de l’anecdote et très vite quelque chose de géné­ral s’est ins­tal­lé et a fabri­qué une autre his­toire de la psy­cha­na­lyse, mar­quée aus­si par le des­tin de cha­cun de ces per­son­nages. C’est très frap­pant de voir que la plu­part d’entre eux ter­minent leur vie soit en exil, soit dans les camps de concen­tra­tion. On oublie vite le pré­texte immé­diat – la judéi­té et, chez cer­tains, la conscience poli­tique – pour pen­ser que prime l’objet intel­lec­tuel et l’engagement de ces gens : cela dit quelque chose de la pen­sée de l’analyse qui est une pen­sée en exil, et une pen­sée qui tend à modi­fier les des­tins indi­vi­duels. Une pen­sée qui n’a pas de place fixe, assi­gnée ; qui ne trouve jamais sa place et cha­cun de ces per­son­nages a une acti­vi­té dans le dépla­ce­ment, dans l’absence de place, dans la place qui n’est jamais celle-là, dans la place dont on est en quête tou­jours aujourd’hui – l’analyste est tou­jours aujourd’hui en quête de psy­cha­na­lyse. Si un ana­lyste vous dit : « Ça, c’est la place de l’analyse, et donc c’est ma place, et c’est bien comme ça », vous soup­çon­ne­rez évi­dem­ment qu’il est en proie à l’activité de la résis­tance – ou en déli­ca­tesse avec sa femme ou son mari !

L. I. : Ces ques­tion­ne­ments, chaque ana­lyste se les pose et repose avec chaque patient ?
M. G. : Et ils s’imposent à lui. Ce qui s’impose à lui, ce sont des rup­tures, des rup­tures dans la pen­sée.  Lou Andréas Salo­mé a un par­cours tota­le­ment inat­ten­du avant d’arriver à l’analyse, et là il y a une rup­ture pour elle qui est mani­feste. Entre la per­sonne qui s’exhibe en train de fouet­ter Nietzsche et Rée atte­lés à la char­rette dans laquelle elle est, et celle à qui Freud dit : « Même quand on dit les choses les plus hor­ribles votre regard s’allume comme si c’était Noël », il s’est pas­sé quelque chose. Il se passe quelque chose qui n’est pas atten­du par l’analyste lui-même. Et je crois que cha­cun de ces per­son­nages prend ça en charge dans nos des­crip­tions.

L. I. : Est-ce qu’on pour­rait dire que ces per­son­nages évo­luent entre résis­tance et désir ? Entre résis­tance à la psy­cha­na­lyse et désir d’analyse ?
M. G. : Cer­tai­ne­ment. Mais ils ne savent pas tou­jours que c’est, au fond, la même chose. Ils hésitent : est-ce que je veux être tiré, ou est-ce que je pré­fère être pous­sé ?…
Th. L. : Toutes ces tra­jec­toires, une par une, donnent l’idée d’un rap­port indi­vi­duel à l’analyse. Par­fois, en cro­quant juste une par­ti­cu­la­ri­té, un trait du « per­son­nage », ce qui sur­vient, loin d’être anec­do­tique, c’est la chose même, et par exemple la résis­tance même, ou exem­plai­re­ment le désir. Freud avait une belle for­mule : « L’exemple, c’est la chose même. »
M. G. : Une anec­dote qui n’en est pas une va dans ce sens-là : le cri­tique Georg Brandes au milieu d’une longue conver­sa­tion avec Freud se décide et : « Je dois vous dire, je n’ai jamais dési­ré sexuel­le­ment ma mère. » « Mais vous savez, dit l’autre, vous n’avez pas besoin de l’avoir su, c’est incons­cient. » Et Brandes de dire « mer­ci, mer­ci ! », en lui pre­nant les mains…
Th. L. : Dans ce mou­ve­ment par­ti­cu­lier, on voit bien que quelque chose du rap­port à l’analyse se joue, non comme dans un dic­tion­naire ou un cur­ri­cu­lum, mais par­fois dans un tout petit rien très simple, un mou­ve­ment de la main, un élan de sou­la­ge­ment où se tient un peu de l’essentiel. Nous avons pri­vi­lé­gié ces petits riens par rap­port au sérieux d’une des­crip­tion exhaus­tive, objec­tive, uni­ver­si­taire. Un aveu : à cet égard, notre col­la­bo­ra­tion avec Michel m’a beau­coup aidé à me défaire de réflexes aca­dé­miques – disons de symp­tômes aca­dé­miques – qui s’imposaient à moi, pour faire, sur ce coup, autre chose.
M. G. : À côté de ces petits riens qui condensent quelque chose d’essentiel de l’analyse, il y a de temps en temps, dans cette gale­rie de por­traits, des vies beau­coup plus longues qui mettent l’époque en scène et sont exem­plaires non plus de l’analyse mais de l’ambiance sociale et intel­lec­tuelle dans laquelle l’analyse a pu ger­mer et pous­ser. Ain­si de l’arrivée d’Anita Ber­ber au détour de l’histoire de Sido­nie Csillag – la « jeune homo­sexuelle » : Ani­ta Ber­ber c’est, abso­lu­ment, la pre­mière dan­seuse inté­gra­le­ment nue. Or elle est dans le pay­sage, à la fois dans ses marges et dans sa signi­fi­ca­tion. Autre exemple : Freud avait Euge­nia Sokol­ni­cka en ana­lyse, qu’il ne sup­por­tait guère au contraire de Ferenc­zi, son second ana­lyste. Et voi­là qu’il la délègue, de façon ambi­guë, à Paris, où elle tombe dans un milieu médi­cal, réac­tion­naire, anti­sé­mite, miso­gyne et anti-ana­ly­tique. C’est toute une époque qui donne leur relief aux dif­fi­cul­tés et à l’empreinte de la psy­cha­na­lyse à Paris.
Th. L. : Cela nous a frap­pés : dans chaque por­trait, il y avait le pay­sage. Et der­rière chaque figure, on retrou­vait l’époque qui a ren­du l’analyse à la fois impos­sible et pos­sible (comme vous le dites : résis­tante et dési­rante) – l’époque de la décou­verte, qui fait par­tie aus­si de l’imaginaire ana­ly­tique.
Mais j’aimerais par ailleurs dire un mot de l’hétérogénéité de ces vies brèves, de leurs lon­gueurs assez diver­si­fiées. Il m’a été dif­fi­cile, comme auteur, de le jus­ti­fier : nous nous attar­dons par­fois lon­gue­ment auprès de cer­tains por­traits peut-être secon­daires, et nous allons par­fois très vite avec les monu­ments, Goethe ou Nietzsche par exemple. Sokol­ni­cka est plus longue que Ferenc­zi, si l’on peut ain­si par­ler. En fait, cette hété­ro­gé­néi­té tient vrai­ment au fait que nous avons com­po­sé une gale­rie : comme dans un musée, on s’attarde par­fois lon­gue­ment sur des tableaux qui retiennent l’attention mais qui ne la méritent pas for­ce­ment, et on peut pas­ser rapi­de­ment devant une toile trop connue.
M. G. : Il y avait ça – mais je suis beau­coup plus pares­seux que Tho­mas et, pour moi, faire une vie à la fois consé­quente et brève de Nietzsche aurait deman­dé un tra­vail dont je ne suis pas capable. Et puis l’entreprise elle-même ne le jus­ti­fiait pas. Nous avons a été sai­sis plus par la rela­tion de ces gens avec l’analyse – ou la rela­tion ana­ly­tique de Freud avec eux – que par leur vie propre.

*

L. I. : Les gens de la pre­mière géné­ra­tion d’analystes (les parents des enfants de l’analyse…) étaient jeunes : l’approche de l’analyse, l’approche de Freud est mar­quée par cette jeu­nesse. C’est dif­fé­rent aujourd’hui.  C’est à l’adolescence qu’on attri­bue la soif révo­lu­tion­naire, la rébel­lion, et sim­ple­ment le pou­voir d’oser s’opposer.
Th. L : Ques­tion dif­fi­cile ! C’est vrai : cer­tains d’entre eux étaient vrai­ment jeunes. Theo­dor Reik, Otto Rank, Vic­tor Tausk, sor­taient de l’adolescence au moment où ils ont ren­con­tré Freud et se sont enga­gés auprès de lui. Mais est-ce que cela a vrai­ment chan­gé ? Je ne sais.

L. I. : Il y avait une sorte de ful­gu­rance dans la façon dont l’analyse venait sai­sir ces jeunes psy­cha­na­lystes, et c’est pro­ba­ble­ment tou­jours d’actualité aujourd’hui.
M. G. : Cela ne venait pas sai­sir de jeunes psy­cha­na­lystes…

L. I. : …En effet, ils n’étaient pas encore psy­cha­na­lystes.
M. G. : Ils le deviennent sous nos yeux dans ces vies brèves. Peut-être pas cha­cun d’entre eux, mais quelque chose fait tout d’un coup sen­tir que l’analyse les trans­forme. Le seul psy­cha­na­lyste de cette pre­mière époque est Freud.

L. I. : Autre chose (pas trop éloi­gnée sans doute, car la jeu­nesse est inven­tive et pres­sée) m’a rete­nu en lisant votre livre : les ques­tions des débuts conti­nuent de se poser aujourd’hui, comme la durée de l’analyse, la ten­ta­tion d’abréger le trai­te­ment. Au-delà du fait que les cures se dérou­laient sur des temps plus courts et dans des condi­tions de set­ting dif­fé­rentes. Vos per­son­nages, par­fois au moment de s’éloigner de Freud et de l’analyse, se confrontent à ces ques­tions.
Th. L. : Peut-être ces ques­tions-là sont-elles struc­tu­relles et actuelles comme elles l’étaient à l’époque. Il y a le risque qu’elles le demeurent puisque dans la rela­tion trouble à l’analyse, dans notre quête à tous, les forces qui tendent à se défaire d’elle sont constantes, y com­pris sur le mode du rétré­cis­se­ment d’une cure expé­diée. Freud nous aver­tis­sait à sa façon : il n’y a rien dans l’essence de l’homme qui le pré­dis­pose à s’occuper de psy­cha­na­lyse. S’occuper de sa propre psy­cha­na­lyse entre autres, évi­dem­ment.
M. G. : Octave Man­no­ni disait, dans une soi­rée de débats : « Il n’est pas vrai que la cure ana­ly­tique aujourd’hui dure beau­coup plus long­temps que dans les débuts. » Il ajou­tait que, sim­ple­ment, on met­tait beau­coup plus de temps à la com­men­cer. Mais que, quand l’analyse com­men­çait, elle allait aus­si vite qu’au temps de Freud. Cela me semble très juste, on en fait l’expérience sur le divan. Quand ça démarre, ça va vite. Mais il faut du temps pour que l’analyse com­mence, ce dont les ana­lystes sont et ne sont pas res­pon­sables : ils savent d’avance que, lorsqu’ils disent « allon­gez-vous » à quelqu’un, ce quelqu’un ne va pas se mettre à pro­tes­ter : « Quoi ? Qu’est-ce que vous me deman­dez ?! » Du coup la cure prend un retard consi­dé­rable.

L. I. : J’associe sur l’échange que vous rap­por­tez entre Eduar­do Weiss et Freud. À la ques­tion que pose Weiss de savoir s’il est judi­cieux d’analyser son propre fils, Freud répond : « Avec un fils je ne sais pas, je ne vous le conseille­rais pas, mais, avec ma propre fille, j’ai bien réus­si. » Il le décon­seille en sou­li­gnant la dif­fé­rence des enjeux.
M. G. : On voit bien ce qu’il veut dire. La sou­mis­sion pas­sive homo­sexuelle au père est un ter­rain tota­le­ment dif­fé­rent pour l’analyse de celui de l’attachement œdi­pien de la fille et de son exi­gence d’obtenir enfin ce qui – croit-elle – lui fait défaut.

L. I. : Pour conti­nuer sur Anna Freud, je trou­vais très inté­res­sant la façon dont vous avez témoi­gné des fan­tasmes que cela a sus­ci­tés, et des dif­fé­rentes ver­sions de la chose dans les bio­gra­phies d’Anna.
M.  G. : C’est grâce à Wiki­pé­dia. Nous avons mis en pers­pec­tive tout ce que les gens y disent d’Anna Freud. Sur Wiki­pé­dia, il y a tout et son contraire, de façon pas­sion­nelle, enga­gée, loin­taine, ahu­ris­sante et presque tout tourne autour de l’homosexualité d’Anna Freud. De même avons-nous essayé de n’esquiver aucune des gênes que l’on peut avoir, à tort ou à rai­son, avec cer­taines posi­tions ou décla­ra­tions de Freud, qu’il s’agisse de sa propre vie sexuelle, de l’analyse de sa fille, ou encore de sa fameuse dédi­cace à Mus­so­li­ni.
Th. L. : Nous avons vou­lu ne pas faire le ménage de la psy­cha­na­lyse dans son his­toire. Si des choses sont désa­gréables, pour­quoi les évi­ter ? Nous ne sommes pas en cause et, si nous avons été conta­mi­nés (ce que nous espé­rons vive­ment !) par « l’épidémie ana­ly­tique » dont par­laient Hoche et Freud, nous n’avons pas pour autant sou­hai­té immu­ni­ser l’histoire après-coup. L’histoire de la psy­cha­na­lyse est tel­le­ment orien­tée, ten­dan­cieuse, aujourd’hui, qu’il ne s’agit plus de cor­ri­ger ou de ne pas cor­ri­ger les fan­tasmes qu’elle sus­cite. Des « dos­siers Freud » poussent comme en famille, en se res­sem­blant et en s’assemblant, et il convient sim­ple­ment de sou­li­gner la qua­li­té fan­tas­ma­tique de ce dont il se nour­rissent. Je songe ici, par exemple, à la notice rela­tive à Min­na Ber­nays, sa belle-sœur. Comme on le sait, il existe un dos­sier (on se croi­rait dans les sous-sols d’un minis­tère de l’intérieur néo-sovié­tique) sur la grave ques­tion de savoir si, oui ou non, où et quand, Freud a cou­ché avec sa belle-sœur. Que la chose soit avé­rée ou non, elle parle de cha­cun autant que de Freud et sans doute plus : l’envie de salir la psy­cha­na­lyse et son créa­teur, l’excitation sou­le­vée dans le geste d’aller reni­fler les draps, rend très impor­tant le fait de savoir si, quand, où, et avec qui Freud a joui, et cette forte ques­tion a même méri­té un gros titre dans le New York Times ! C’est dire que le public et non Freud, est au centre et le moteur de ladite forte ques­tion. Le fan­tasme, là, est sans doute que l’on va pou­voir visua­li­ser la vraie scène pri­mi­tive…
M. G. D’ailleurs l’article du New York Times est illus­tré ! Une pho­to montre une chambre d’hôtel où cela aurait eu lieu et pousse l’inanité (l’insanité ?) jusqu’à exhi­ber « la » chambre …telle qu’elle est refaite cent-huit ans plus tard. Pas­sion­nant, is it not ?
Th. L. : C’est assez carac­té­ris­tique du genre de pas­sions que peut sus­ci­ter encore aujourd’hui l’histoire de la psy­cha­na­lyse, et qui s’interprète comme un symp­tôme.

*

L. I. : Je trou­vais en vous lisant que la forme choi­sie lais­sait beau­coup de liber­té – dont celle de se déga­ger de quelques symp­tômes… Ces évé­ne­ments de vie n’indiquent pas une direc­tion à suivre ; les époques sont déstruc­tu­rées, et l’ordre alpha­bé­tique n’empêche pas de lire, comme je l’ai fait, une page après l’autre, ou bien d’ouvrir le livre au milieu ou à la fin.
M. G. : Vous l’avez lu en sui­vant l’ordre alpha­bé­tique ?

L. I. : Oui, et cepen­dant je me suis lais­sé entrai­ner, comme dans un roman. La liber­té que j’évoque ne manque pas d’être para­doxale, puisque le lec­teur est peu à peu obli­gé de se lais­ser impres­sion­ner au sens pho­to­gra­phique par ces vies et leurs traits sin­gu­liers.
Th. L. : C’était tout à fait notre sou­hait : que le livre soit lisible dans l’ordre et dans le désordre, ce qui pou­vait, ordre et désordre, être l’écho, sinon rendre compte, de ce qui régnait alors dans la psy­cha­na­lyse, dans l’époque, dans l’Histoire elle-même. Nous sou­hai­tions aus­si que l’on puisse « pio­cher » un nom, par­cou­rir la notice, noter une date, un lieu, l’orthographe du nom lui-même, et refer­mer le livre, comme on le fait avec un outil de tra­vail fami­lier.
M. G. : Le livre est une construc­tion sub­jec­tive de faits objec­tifs. Tout y est vrai – je rends grâce à Tho­mas qui est un éru­dit de l’histoire de l’analyse et de la psy­chia­trie. Tout y est vrai, y com­pris notre véri­té :  ce n’est pas un livre objec­tif, et nous y sommes, avec nos choix, nos réti­cences, nos embal­le­ments. Ces per­son­nages, leur conver­sa­tion secrète, nous repré­sentent pro­ba­ble­ment un peu, Tho­mas et moi, dans notre dérai­son per­son­nelle aus­si – mais, cela, le lec­teur ne le sau­ra pas.
Th. L. : C’est vrai que même dans l’objectivité de la « véri­té maté­rielle », ces his­toires-là sont tou­jours alté­rées par la véri­té trans­fé­ren­tielle de notre rap­port à la psy­cha­na­lyse :  mieux vaut donc assu­mer le rôle qu’y tient notre rela­tion à « nos » per­son­nages.
M. G. : Une consé­quence est que, lorsque je feuillette le livre, cer­taines de ces « vies » me plaisent beau­coup, et d’autres ne me plaisent pas. J’ai l’impression de ren­con­trer des aspects agréables ou désa­gréables de ce que j’y ai mis – alors qu’on pour­rait dire que c’est sim­ple­ment untel, dans son propre por­trait, dont les traits sont plai­sants ou pénibles. Le texte s’est mis à vivre sa propre vie (pas brève, j’espère).

L. I. : Le choix de ces per­son­nages est à la fois presque exhaus­tif, sou­mis à un tra­vail de recherche et de véri­té, et j’imagine en même temps que vous avez lais­sé un cer­tain nombre de per­son­nages de côté, que vous avez opé­ré un tri.
M. G. : Oui, on a cer­tai­ne­ment lais­sé des auteurs de côté, mais je suis inca­pable de dire les­quels.

L. I. : Je me suis posé la ques­tion de savoir s’il y en avait cer­tains que vous aviez exclus.
M. G. : Est-ce qu’on a exclu de gens ? je ne crois pas… Je me tourne vers Tho­mas.
Th. L. : « Qui est man­quant ? » est une bonne ques­tion, et une ques­tion dif­fi­cile. Ce qui est cer­tain, c’est que dans notre rédac­tion, nous avions des per­son­nages can­di­dats, sur les­quels nous sou­hai­tions nous pen­cher et où, à l’enquête, on ne trou­vait pas grand-chose. Freud s’est inté­res­sé à tel phi­lo­logue, tel eth­no­logue, tel pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie, le dis­tingue et l’introduit dans l’œuvre, mais, à l’enquête, l’intérêt n’était pas au ren­dez-vous : comme s’il n’en res­tait rien qu’une men­tion et non un per­son­nage.
M. G. : Ce n’est pas qu’il n’y avait tout à fait rien, que la vie et l’œuvre auraient été vides, non. Mais rien ne nous y déran­geait, et même la ques­tion de savoir pour­quoi Freud s’y était arrê­té avait quelque chose de trop évident. Toute notre « sub­jec­ti­vi­té » n’y aurait pas suf­fi : l’auteur n’était pas fichu de deve­nir un « per­son­nage », même quel­conque, et j’ai par­fois cou­ru après un « per­son­nage ordi­naire », sans le trou­ver.
Th. L. : Il n’y avait aucune accroche qui nous donne envie d’aller plus loin, si ce n’est de dire bête­ment les rai­sons pour les­quels tel auteur était cité par Freud. Quand il n’y avait pas de prime de plai­sir, disons, à l’enquête his­to­rique, ou prime de sub­jec­ti­vi­té, on lais­sait tom­ber. Du coup quelques can­di­dats pres­sen­tis ont été retran­chés. De toute façon rien de méca­ni­que­ment exhaus­tif n’a pré­si­dé à nos choix. Nous aurions pu suivre l’index des per­son­nages cités par Freud, mais nous avons pré­fé­ré appli­quer un « prin­cipe de luci­di­té sélec­tive » : le choix tient au fait que, d’un point de vue lucide on ne peut pas mécon­naitre l’auteur en ques­tion, en sachant qu’on ne pour­ra ni par­ler de tous ni tout dire de cha­cun. Donc, bien­ve­nu aux auteurs qui nous plaisent.
M. G. : Mais pas seule­ment : j’ai été, comme Tho­mas, for­te­ment sai­si par les auteurs qui, a prio­ri, posent un pro­blème non soluble. Ceux qui nous confrontent à quelque chose non d’énigmatique, le mot est trop plat, mais plus sim­ple­ment à de l’obscur. Avec tel auteur, il se passe quelque chose qu’on ne sai­sit pas et, quand il y a « du » pro­blème, ça devient très inté­res­sant.

L. I. : N’est-ce pas là l’intérêt des Cor­res­pon­dances, qui n’apparait pas dans les textes « scien­ti­fiques » de Freud ? Les Cor­res­pon­dances ménagent cette par­tie (plus) obs­cure.
M. G. : Sans aucun doute. L’obscurité de fond, qui est en même temps le moteur de la pen­sée ana­ly­tique, s’expose sans embar­ras dans les lettres que s’écrivent ces gens, dès qu’ils se connaissent un peu et sont un peu en confiance. La plus curieuse des « obs­cu­ri­tés » logiques, c’est que, dans cette enquête, cette quête, cette recherche ana­ly­tique – celle de Freud, des ana­lystes qui l’ont accom­pa­gné, des ana­lystes qui l’ont sui­vi, de nous aujourd’hui – l’enquêteur est la même per­sonne que l’assassin, le détec­tive et l’assassin sont la même per­sonne, comme Œdipe exac­te­ment, et ça c’est une obs­cu­ri­té de prin­cipe en quelque sorte. Com­ment peut-on fon­der une pen­sée (je ne parle même pas d’une « science ») sur cette confu­sion néces­saire entre qui a com­mis le délit et qui recherche celui qui a com­mis le délit. C’est une obs­cu­ri­té mer­veilleuse, comme dans les contes fan­tas­tiques d’Hoffmann, ou de cer­tains de textes de Hof­manns­thal, ou encore cer­tains romans de Faulk­ner : l’implication du lec­teur est obli­gée à ce moment-là, mais il ne peut pas dire pour­quoi. Le lec­teur ne peut pas res­ter à l’extérieur, l’analyste ne peut pas res­ter en dehors, et l’un pas plus que l’autre ne sait pour­quoi en véri­té.
L’obscurité dans le champ de l’analyse n’est pas juste un pro­blème intel­lec­tuel : c’est une ques­tion cen­trale pour le mou­ve­ment même de la décou­verte et de ses pro­lon­ge­ments aus­si bien thé­ra­peu­tiques, que métho­do­lo­giques, que théo­riques. Et ça a l’air d’être facile à dire comme ça, mais quand on se rend compte à quel point c’est vrai, cela devient décon­cer­tant, extra­or­di­nai­re­ment déran­geant et comme un peu déréel ou fou – disons que c’est dans cet éven­tail-là.

L. I. : En vous écou­tant, on pour­rait dire que, lorsqu’on écrit de la psy­cha­na­lyse, on est confron­té au mou­ve­ment même de la cure.
M. G. : Oui ! Mais écrit-on de la psy­cha­na­lyse ?  Ce serait pro­ba­ble­ment alors mal par­ti… Quand on dit que l’on écrit de la psy­cha­na­lyse, que veut-on dire ? Est-ce pour faire un peu plus de théo­rie sur la théo­rie de la théo­rie ? Ou bien pour faire ser­vir la cli­nique à ce qu’on veut démon­trer ? Le conseil de Freud à Ferenc­zi est essen­tiel : on ne fait pas de théo­rie, elle s’impose à vous comme un invi­té qu’on n’avait pas pré­vu. De la même manière, je crois que l’on n’écrit pas « de la psy­cha­na­lyse », l’écriture s’impose comme quelque chose qui n’était pas au pro­gramme.
Th. L. : Cela nous est plu­sieurs fois tom­bé des­sus. On savait que cer­tains per­son­nages auraient une place, mais on ne savait pas encore laquelle, et son reten­tis­se­ment sur l’ensemble était moins encore pré­vi­sible.
M. G. : Et par­fois cela don­nait un sens après coup à tout un tra­vail déjà fait.
Th. L. : Cet impré­vu dans notre propre quête a sou­vent rete­nu notre atten­tion et a don­né sa néces­si­té à une notice. Cette impré­vi­si­bi­li­té-là m’a plu. Je son­geais à telle chose, je ne l’avais pas for­mu­lée comme ça, et c’était ma quête envers ces per­son­nages qui pre­nait forme, une quête libi­di­nale au sens où sui­vait le plai­sir d’une décou­verte.

L. I. : Le tra­vail à quatre mains a sans doute faci­li­té la chose, l’aller et retour entre vous deux.
M. G. : Tout à fait. Le mou­ve­ment d’aller et retour a ani­mé le tra­vail, et le tra­vail a ani­mé la recherche, la pro­me­nade dans un pay­sage qui deve­nait neuf à nou­veau.

L. I. : Notre propre pro­me­nade, ici, ne peut être qu’inachevée. Vous vou­liez dire quelque chose que nous n’aurions pas encore évo­quée ?
Th. L. : Au moment où le livre est publié, il ne nous appar­tient plus, mais il fait rebond et nous ren­voie quelque chose après coup. Je me rends compte que nous avons certes mis beau­coup de sérieux dans ce livre – tout a été plu­sieurs fois véri­fié, contrô­lé, sous l’empire des vieux réflexes aca­dé­miques – mais aus­si que je ne vou­lais pas y faire de l’Histoire de la psy­cha­na­lyse. Je vou­lais des his­toires, vives d’être aus­si prises par quelque chose qui n’a rien à voir avec la véri­té his­to­rique et maté­rielle, mais avec des véri­tés par­ti­cu­lières. Freud avait une belle for­mule : il sou­li­gnait qu’après tout dans une vie, à cause de la logique dési­rante de la mémoire, des sou­ve­nirs écrans, tout était « un mélange de vrai et de faux ». Et c’est vrai que dans ces his­toires-là, si tout est vrai du point de vue des don­nées fac­tuelles, on voit bien com­ment à ces don­nées exactes se mélangent d’autres choses, qui fait qu’on les prend par ce qu’elles ont d’invraisemblables. On sup­porte tou­jours mal aujourd’hui l’idée que la véri­té fan­tas­ma­tique prime dans le monde de la névrose, et pas seule­ment : dans l’analyse même. Alors ce que nous avons écrit se veut exact, mais pour faire exis­ter quelque chose de l’analyse, il faut accep­ter d’y intro­duire le plai­sir de l’écriture, le plai­sir de ces vies brèves. Si elles ont un relief, il vient de là et du contraste créé avec les don­nées fac­tuelles. Le livre s’adresse à cet égard à un regard neuf, parce que nous avons-nous-même cher­ché à poser un regard neuf sur le « déjà su ». Quant aux éru­dits et quant aux psy­cha­na­lystes, si, par hasard, ils n’y appre­naient rien (c’est une éven­tua­li­té très pes­si­miste : nous-mêmes nous avons appris toute sorte de choses que nous ne connais­sions pas), ils décou­vri­raient vite ce qu’ils ont à y prendre : le plai­sir de l’événement. Freud écrit qu’à cause de l’effet de cen­sure, l’essentiel se loge par­fois dans un endroit où, comme pour la contre­bande, il n’est pas atten­du. Et l’essentiel, c’est peut-être cette trans­mis­sion.
 M. G. : Soyons radi­cal : la trans­mis­sion est heu­reuse – ou elle n’est pas. Elle pro­cure un bon­heur de lec­ture – ou elle n’existe pas.  Elle se fait en contre­bande. Le lec­teur est un contre­ban­dier !

Michel Gri­bins­ki, psy­cha­na­lyste membre de l’APF, a crée la revue et le col­lec­tion Penser/rêver et diri­gé la col­lec­tion Connais­sance de l’In­cons­cient, Gal­li­mard.
Tho­mas Lepoutre, psy­cho­logue cli­ni­cien, Maître de Confé­rence à Paris Dide­rot.


Per­son­nages en quête de psy­cha­na­lyse
de Michel Gri­bins­ki et Tho­mas Lepoutre, col­lec­tion Petite biblio­thèque de psy­cha­na­lyse, PUF, Paris (2020)