Maintenant il faut se quitter… Entretien avec Catherine Chabert

Benoît Verdon est psychologue clinicien et psychanalyste. Maître de Conférences à l’Institut de Psychologie de l’Université Paris Descartes.
Catherine Chabert est psychologue et psychanalyste. Professeur émérite de psychologie à l’Université Paris Descartes. Membre titulaire de l’APF (Association Psychanalytique de France)
Auteur notamment de Féminin mélancolique et L’amour de la différence.

À l’oc­ca­sion de la paru­tion du der­nier ouvrage de Cathe­rine Cha­bert, au titre très évo­ca­teur de Main­te­nant il faut se quit­ter…, Benoît Ver­don pour Les Enfants de la Psy­cha­na­lyse, s’est entre­te­nu avec elle. Il y est ques­tion de l’œuvre de Cathe­rine Cha­bert et entre autres, du fil conduc­teur qui la tra­verse à savoir le lien entre les ques­tions de sexua­li­té et de perte. Nous livrons ici leur échange.

Benoît Ver­don : Chère Cathe­rine Cha­bert, mer­ci de nous accueillir pour par­ler avec toi de ce livre que tu viens de faire paraître fin 2017 Main­te­nant il faut se quit­ter… C’est un livre qui a une évi­dente grande réso­nance pour les per­sonnes qui voient son titre sur la cou­ver­ture ou qui en entendent par­ler. On entend dire qu’il se vend bien, puis tu as été sol­li­ci­tée par la presse écrite, notam­ment Libé­ra­tion en Décembre 2017, par la radio puisque tu as été invi­tée sur France Culture en Jan­vier 2018. « Main­te­nant il faut se quit­ter », c’est une petite phrase dont on ne sait pas bien si elle est une invi­ta­tion, une injonc­tion, un petit constat ou une sup­pli­ca­tion… « Main­te­nant il faut se quit­ter ». C’est une phrase qui semble par­ler à tout le monde mais qui se décline peut-être sur des registres variés – tu nous diras – tout n’est peut-être pas à mettre sur le même plan. « Main­te­nant il faut se quit­ter » pour­rait être une phrase for­mu­lée par une mère à son enfant le soir ; ce peut être aus­si une phrase d’un‑e amant‑e pour un‑e autre amant‑e, ce peut être aus­si à l’occasion d’un décès « Main­te­nant il faut pou­voir se quit­ter ». Et j’ai repen­sé en décou­vrant le titre de ton livre à ce que Freud défend l’importance éphé­mère, com­bien la vie a du prix parce que, jus­te­ment, elle se ter­mine un jour. C’est aus­si peut-être une phrase que pour­raient se dire des amis, ou le constat qu’ils font : les copains de classe en fin d’année qui se retrou­ve­ront peut-être un jour ; l’enfant et son dou­dou qu’il faut un jour lais­ser à la mai­son, « Main­te­nant il faut se quit­ter ». Et puis, une ques­tion qui inté­resse aus­si bien sûr les pra­ti­ciens de la cure psy­cha­na­ly­tique : com­ment est-ce qu’une cure trouve une issue, com­ment est-ce qu’un jour on décide de se quit­ter, et peut-être, avant l’issue de l’analyse, com­ment l’expérience des vacances peut déjà ame­ner à vivre cette expé­rience.
Peut-être que pour com­men­cer tu pour­rais nous dire com­ment est-ce que ce livre s’inscrit dans la con
tinui­té des deux autres ouvrages que tu as fait paraître, car je crois qu’il y a un fil rouge, Fémi­nin mélan­co­lique en 2003, L’amour de la dif­fé­rence en 2011, et Main­te­nant il faut se quit­ter… en 2017. Est-ce qu’il y a là un fil qui se déroule ?
 

Cathe­rine Cha­bert : Oui, bien sûr, je pense qu’il y a un fil qui se déroule même s’il m’a échap­pé au moment où j’ai déci­dé de publier ce livre. Peut-être que je vais racon­ter son his­toire… Le fil c’est que, avec Fémi­nin mélan­co­lique, j’ai déjà com­men­cé à croi­ser la ques­tion de la sexua­li­té et de la perte. A par­tir de mes tra­vaux sur la fémi­ni­té, quand j’ai repris la ques­tion du fémi­nin mélan­co­lique jus­te­ment, et la construc­tion du fan­tasme de séduc­tion mélan­co­lique – c’est peut-être un petit peu trop com­pli­qué de démar­rer comme ça mais tant pis on ver­ra après com­ment je pour­rais déve­lop­per – c’était une façon pour moi de mettre en pers­pec­tive l’hystérie, l’hystérie comme noyau com­mun de toutes les névroses en quelque sorte, via le fan­tasme de séduc­tion. Et puis une confi­gu­ra­tion par­ti­cu­lière s’était impo­sée à moi cli­ni­que­ment, dans le trai­te­ment de grandes ado­les­centes et de jeunes femmes d’abord, que j’ai retrou­vé ensuite chez un cer­tain nombre de femmes, l’émergence de ce que j’ai appe­lé un fan­tasme de séduc­tion mélan­co­lique. C’est à par­tir d’un constat cli­nique que cette ver­sion mélan­co­lique s’est construite. Vous connais­sez la ver­sion hys­té­rique du fan­tasme de séduc­tion décou­verte par Freud : dès les Études sur l’hystérie, l’auteur de l’attentat sexuel c’est l’adulte, le père ou son sub­sti­tut, l’adulte per­vers, et la fille ou la jeune fille se pose en vic­time pas­sive et inno­cente de cet atten­tat. La ver­sion mélan­co­lique de la séduc­tion inverse les posi­tions de l’agent séduc­teur et de la fille séduite. C’est-à-dire que ces jeunes filles, ces femmes, s’accusent d’avoir pro­vo­qué en quelque sorte une exci­ta­tion sexuelle chez l’homme, en géné­ral le père. Ce sont donc elles les cou­pables car leur « nou­veau » corps de femme aurait acti­ve­ment et vio­lem­ment pro­vo­qué les dési­rs de l’autre. Or, dans le mou­ve­ment mélan­co­lique (en réfé­rence à Deuil et mélan­co­lie, texte fon­da­men­tal sur lequel j’ai beau­coup tra­vaillé)  s’opère jus­te­ment un ren­ver­se­ment de la pas­si­vi­té – into­lé­rable–  en acti­vi­té. Dans la pre­mière ver­sion, hys­té­rique, la construc­tion du fan­tasme de séduc­tion affirme « je suis séduite, j’ai été séduite et je suis pas­sive dans cette scène » alors que la ver­sion mélan­co­lique la trans­forme en « c’est moi qui séduis et l’autre est sou­mis à l’excitation que je pro­voque  » : on retrouve donc la dimen­sion mélan­co­lique c’est-à-dire l’auto-accusation, l’auto-acharnement contre le moi. Si je reviens à cette confi­gu­ra­tion, c’est qu’elle per­met de croi­ser le para­digme de la sexua­li­té, le fan­tasme de séduc­tion et l’hystérie d’une part, et d’autre part, le para­digme de la perte d’objet ver­sus nar­cis­sique où la mélan­co­lie occupe une place majeure. Evi­dem­ment ce croi­se­ment était déjà là dans Fémi­nin mélan­co­lique sauf que dans Fémi­nin mélan­co­lique, je me suis sur­tout occu­pée du fémi­nin chez les femmes bien sûr mais aus­si chez les hommes. En résu­mant beau­coup, la posi­tion que je défends est jus­te­ment de ne pas éta­blir de sépa­ra­tion radi­cale, de caté­go­ri­sa­tion trop stricte, entre ce qui relève de la perte et ce qui relève de la sexua­li­té. Nous par­le­rons plus tard de psy­cho­pa­tho­lo­gie.

Dans L’amour de la dif­fé­rence, j’ai repris les choses autre­ment tout en m’inscrivant dans le même mou­ve­ment. L’idée de L’amour de la dif­fé­rence, qui en fait un livre char­nière entre Fémi­nin mélan­co­lique et Main­te­nant il faut se quit­ter, c’est que la dif­fé­rence occupe une fonc­tion abso­lu­ment majeure dans la psy­ché humaine. Au départ, effec­ti­ve­ment, l’ancrage de la dif­fé­rence fonde la dis­tinc­tion dedans/dehors, moi/­non-moi, mais au-delà, à mon avis, le para­digme essen­tiel de la dif­fé­rence c’est la dif­fé­rence des sexes : de toutes manières, à l’origine, il y a deux sexes, celui de l’homme et celui de la femme. La ques­tion de la dif­fé­rence des sexes, de la recon­nais­sance de la dif­fé­rence des sexes, me paraît fon­da­trice quels que soient les choix d’objets de la vie amou­reuse, parce qu’elle ordonne les iden­ti­fi­ca­tions dont on sait à quel point elles par­ti­cipent de la construc­tion psy­chique. Pour moi, c’est la recon­nais­sance de la dif­fé­rence qui implique effec­ti­ve­ment qu’on renonce à l’idée d’une uni­té nar­cis­sique main­te­nue par la bisexua­li­té : cela  m’importe parce que je ne pense pas qu’on puisse dis­so­cier abso­lu­ment bisexua­li­té et dif­fé­rence des sexes, elles fonc­tionnent comme un couple d’opposés en quelque sorte. Donc la recon­nais­sance de la dif­fé­rence des sexes est ce qui per­met de se déga­ger, me semble-t-il, de l’unité nar­cis­sique, au-delà sim­ple­ment de ce qu’on sou­ligne en géné­ral en termes de recon­nais­sance de l’altérité. Dans les pers­pec­tives freu­diennes, la psy­cho­sexua­li­té existe depuis le début, du fait même de la pul­sion­na­li­té ori­gi­naire et la dif­fé­rence des sexes doit être admise  pour que se construise un pro­ces­sus iden­ti­taire, pour deve­nir quelqu’un au sens plein du terme : quand il y a une confu­sion au niveau de la dif­fé­rence des sexes, il y a aus­si une confu­sion à un niveau iden­ti­taire dans la mesure où les pro­ces­sus iden­ti­taires contiennent les iden­ti­fi­ca­tions. Il y a bien d’autres com­po­santes évi­dem­ment qui entrent en ligne de compte à mon avis puisque l’organisation cen­trale de L’amour de la dif­fé­rence, c’est le com­plexe d’Œdipe « com­plet » dans sa double forme, posi­tive et néga­tive et ce qu’il implique : la conflic­tua­li­té, l’ambivalence pul­sion­nelle,  l’amour pour le père et pour la mère,  la haine pour l’un et pour l’autre. C’est-à-dire qu’au fond, pour moi, la dif­fé­rence des sexes, comme je le disais à l’instant, per­met aus­si d’aborder la pro­blé­ma­tique de la bisexua­li­té chez tout un cha­cun. Donc dans la recon­nais­sance de la dif­fé­rence, il y a l’idée d’avoir à renon­cer à être tout, à avoir les deux sexes, à aimer tout le monde, à être aimé de tous, et cela sou­tient à la fois la ques­tion de la sépa­ra­tion et de la cas­tra­tion.

Main­te­nant il faut se quit­ter conjugue ces deux mou­ve­ments. J.-B. Pon­ta­lis m’avait pro­po­sé d’écrire un livre pour sa col­lec­tion Tra­cés. Je tar­dais à le faire, c’était un édi­teur très exi­geant, et c’était un peu com­pli­qué pour moi sur­tout que son idée était qu’aujourd’hui on ne s’intéresse plus à la psy­cha­na­lyse mais on s’intéresse aux psy­cha­na­lystes. Donc ce qu’il vou­lait, ce n’était pas que je fasse un ras­sem­ble­ment de textes ana­ly­tiques pour en faire un ouvrage de psy­cha­na­lyse, il vou­lait que je puisse dire pour­quoi je m’intéressais aux pro­blé­ma­tiques qui consti­tuent le tis­su de mon tra­vail et de mes publi­ca­tions. Sa pro­po­si­tion datait d’avant L’amour de la dif­fé­rence. Je ne lui avais pas pro­po­sé ce manus­crit car il m’avait dit qu’une com­pi­la­tion de textes ne l’intéressait pas vrai­ment. Ensuite j’ai dis­cu­té avec lui et je lui ai pro­po­sé un titre pour un autre livre « Main­te­nant il faut se quit­ter ». Et il m’a dit « Alors ça je le prends ! ». J’avais écrit les deux pre­miers cha­pitres quand  il est mort et mon pro­jet s’est arrê­té. C’est pour cette rai­son que la ques­tion de la mort est évi­dem­ment pré­sente aus­si dans ce livre, mais pas seule­ment. Et puis un ou deux ans plus tard, Jacques André m’a deman­dé si je n’avais pas un nou­veau pro­jet d’écriture pour la Petite biblio­thèque de Psy­cha­na­lyse. « Oui, j’ai un titre, « Main­te­nant il faut se quit­ter », et deux cha­pitres » lui ai-je répon­du et ça l’a immé­dia­te­ment inté­res­sé. Ensuite, j’ai repris des textes que j’avais écrits depuis peu de temps, enfin c’est un livre qui ras­semble à la fois des textes très anciens, des textes récents et des textes entiè­re­ment nou­veaux. La construc­tion du livre m’a pris énor­mé­ment de temps. Je ne sais pas si je réponds à ta ques­tion mais c’est là que je m’inscris avec cette idée que j’ai déga­gée après l’écriture du livre et que je pré­sente dans le pré­am­bule :  Freud assigne à la psy­cha­na­lyse deux buts- si tant est qu’on puisse assi­gner des repré­sen­ta­tions-buts à une cure – « aimer et tra­vailler », et je pro­pose d’y ajou­ter « se sépa­rer ». La sépa­ra­tion a pour moi une valeur struc­tu­rante, et donc les situa­tions de perte, si dou­lou­reuses soient-elles, sont sus­cep­tibles – pas dans tous les cas car quel­que­fois ça ne marche pas – d’engager un mou­ve­ment de vie, un mou­ve­ment de construc­tion, de relance des dési­rs qui me paraît indis­pen­sable parce que la confron­ta­tion à la sépa­ra­tion et à la perte consti­tue une des pro­blé­ma­tiques majeures de l’être humain depuis la nais­sance jusqu’à la mort. Après, com­ment on s’en empare ana­ly­ti­que­ment c’est une autre ques­tion.
 

B. V. : Alors jus­te­ment, je pense que l’une des lignes de force de ton livre c’est de veiller à inter­ro­ger la réa­li­té psy­chique. Parce que l’un des risques d’un titre comme Main­te­nant il faut se quit­ter, ça pour­rait être de mettre l’accent sur l’événementiel. Alors qu’en fait tu montres que c’est vrai­ment la qua­li­té du tra­vail psy­chique qui est à l’œuvre pour pou­voir se sépa­rer, se quit­ter. Et j’ai repen­sé, en te lisant, aux tra­vaux de notre col­lègue Ale­jan­dro Rojas-Urre­go, qui tra­vaille à Vevey en Suisse, sur la dis­pa­ri­tion1 . La dis­tinc­tion entre perte et dis­pa­ri­tion est impor­tante et vos tra­vaux à l’un et l’autre le montrent. Mais y a t‑il, avant cela, une dif­fé­rence entre « se sépa­rer » et « se quit­ter » ?
 

C. C. : Je crois. Enfin c’est un piège cette ques­tion mais je pense que, même si c’est facile de dire les choses comme ça, on peut se sépa­rer sans se quit­ter et on peut se quit­ter sans se sépa­rer. La ques­tion est de savoir sur quelle scène on se situe, est-ce que c’est sur la scène évé­ne­men­tielle – tu évo­quais le cou­cher de l’enfant, une rup­ture amou­reuse, etc.-  ou est-ce qu’on se situe sur une scène inté­rieure, au niveau de la réa­li­té psy­chique. Je pense quand même que dans le « se quit­ter », il y a quelque chose de plus radi­cal, sans doute. En même temps le mot fait par­tie du voca­bu­laire de la vie quo­ti­dienne. Mais le titre de mon livre, ce n’est pas « se quit­ter » c’est « Main­te­nant il faut se quit­ter ». Je n’aurais pas eu l’idée de don­ner pour titre « Main­te­nant il faut se sépa­rer ». Cela dit, ta ques­tion est com­pli­quée, je ne suis pas sûre que ce soit si facile que ça de faire la dis­tinc­tion entre les deux. Peut-être qu’il y a quelque chose du côté des affects qui est plus fort dans le « se quit­ter ». Com­ment ne pas pen­ser à la chan­son de Jacques Brel ? Parce que se quit­ter, ça veut dire s’éloigner, ne plus se voir, éven­tuel­le­ment se perdre. « Se sépa­rer » ren­voie à une opé­ra­tion psy­chique qui est plus près de la dif­fé­ren­cia­tion. Peut-être que « se quit­ter » appelle l’idée de la sépa­ra­tion mais la sépa­ra­tion n’est pas la seule manière de se quit­ter. C’est un peu comme si on se deman­dait si la mort, c’est une sépa­ra­tion. « Se quit­ter » ne ren­voie pas tou­jours et néces­sai­re­ment à la mort mais il y a cette ombre qui est sous-jacente. En tous les cas, il y a une dimen­sion plus tra­gique dans le terme de « se quit­ter ».
 

B. V. : J’ai l’impression, quoi qu’on dise fina­le­ment – « Main­te­nant il faut se quit­ter » ou « Main­te­nant il faut se sépa­rer » -, que la ques­tion c’est inci­dem­ment quand même « Est-ce qu’il y a pos­si­bi­li­té ou pas de retrou­vailles ? ». Par­mi les situa­tions cli­niques qui sont pré­sentes dans le livre, on sai­sit bien ce que cela peut mobi­li­ser chez cer­tains, l’idée qu’ils ne pour­raient jus­te­ment jamais retrou­ver l’objet dont ils sont sépa­rés. Et puisque cet entre­tien a lieu en lien avec le site inter­net Les Enfants de la Psy­cha­na­lyse, peut-être qu’on pour­rait dire un mot sur com­ment est-ce que ce tra­vail de « se quit­ter » peut habi­ter, ani­mer, par­fois mal­me­ner le dérou­le­ment d’une cure ?
 

C. C. : Je pense que le fon­de­ment-même d’un pro­ces­sus ana­ly­tique, quelles qu’en soient les moda­li­tés, c’est-à-dire une psy­cho­thé­ra­pie en face-à-face, un psy­cho­drame, et a for­tio­ri une cure sur le divan, joue sur l’alternance de la pré­sence et de l’absence. Donc ce que dit Freud à pro­pos de la fin de l’analyse, « l’analyse se ter­mine quand l’analyste et le patient cessent de se ren­con­trer », est une défi­ni­tion extrê­me­ment prag­ma­tique. On peut arrê­ter une ana­lyse et ne pas se sépa­rer de son ana­lyste de la même façon qu’on peut quit­ter sa famille, ses parents, sans se sépa­rer d’eux. Il peut y avoir une rup­ture amou­reuse sans que pour autant on soit sépa­ré de l’amant ou de l’amante. Cela per­met d’avancer par rap­port à ta ques­tion pré­cé­dente, peut-être que le « se sépa­rer » relève davan­tage d’un tra­vail psy­chique que le « se quit­ter » qui ren­ver­rait davan­tage à quelque chose de l’ordre d’un acte à valence psy­chique, mais pas tou­jours. Je pense que l’alternance de la pré­sence et de l’absence des ren­contres de l’analyste et de l’analysant consti­tue une trame abso­lu­ment essen­tielle du tra­vail ana­ly­tique. Pas seule­ment parce que jus­te­ment on joue de la pré­sence char­nelle de l’un et de l’autre dans un sys­tème alter­na­tif en quelque sorte, mais parce que les traces des séances, les traces de la pré­sence de l’un chez l’un et de l’autre chez l’autre consti­tuent la trame même du trans­fert, son tis­su, de par la conti­nui­té et de la dis­con­ti­nui­té des mou­ve­ments psy­chiques mobi­li­sés. Je pense que dans l’analyse, et c’est pour cette rai­son que je suis reve­nue sur la ques­tion des pul­sions de mort dans mon livre et notam­ment sur les tra­vaux de Natha­lie Zaltz­man, peut-être qu’on insiste trop sur le tra­vail de liai­son, en fai­sant de l’analyse un pro­ces­sus qui aurait ten­dance à lier en per­ma­nence. Or si on consi­dère que la liai­son relève de la libi­do et d’Eros cela vou­drait dire qu’il y a un seul mou­ve­ment pul­sion­nel qui serait mobi­li­sé dans la cure alors qu’on sait très bien que l’ambivalence pul­sion­nelle est la meilleure dis­tri­bu­tion pos­sible de la pul­sion­na­li­té et qu’au fond, dans la dyna­mique de l’analyse, c’est la dia­lec­tique de la liai­son et de la déliai­son qui est abso­lu­ment indis­pen­sable. Il y a des expé­riences de déliai­son pen­dant l’analyse qui sont mises à l’épreuve dans l’entre-deux des séances, pen­dant les vacances, dans les sus­pen­sions, et ces sépa­ra­tions au sein même de l’analyse sont sus­cep­tibles de prendre une place consi­dé­rable, mais pas néces­sai­re­ment d’emblée. Cela peut être un pro­grès dans une cure qu’un patient puisse se sen­tir dépri­mé et triste parce que les séances ont été inter­rom­pues pen­dant quelque temps. Il y a jus­te­ment tout ce tra­vail, pré­sence-absence, liai­son-déliai­son, qui s’éprouve vrai­ment dans le trans­fert, qui est mis sur le métier, effec­ti­ve­ment. C’est vrai­ment cette expé­rience fon­da­men­tale et fon­da­trice ravi­vée et actua­li­sée dans la cure qui rend tel­le­ment impor­tante pour moi la ques­tion des sépa­ra­tions. A par­tir de là, peuvent s’engouffrer toutes les pertes d’objet, enfin un cer­tain nombre de pertes d’objet, un cer­tain nombre de renon­ce­ments, qui ne relèvent pas seule­ment de l’élaboration du deuil parce que toutes les pertes ne s’inscrivent pas dans le modèle du deuil, mais, oui, une véri­table expé­rience au sens lit­té­ral du terme (dans le mot expé­rience, il y a la racine périr). Ce sont des moments très dif­fi­ciles dans l’analyse mais jus­te­ment, à par­tir du moment où ces pertes peuvent s’éprouver, où elles peuvent se dire, se rêver, se vivre dans le trans­fert, et donc dans l’ambivalence pul­sion­nelle et dans l’adresse, il y a comme une conquête d’un peu plus de liber­té. Je tiens beau­coup à l’idée de la liber­té asso­ciée à l’analyse. Au fond, quand c’est pos­sible, l’analyse per­met d’accéder à une liber­té plus vive et d’en jouir ; je ne dis pas indé­pen­dance, mais une plus grande liber­té au plan psy­chique qui peut pas­ser par la recon­nais­sance de la dépen­dance et la capa­ci­té à s’en déga­ger en renon­çant à ses béné­fices incons­cients par­fois délé­tères.
 

B. V. : Oui. Tu ne dis pas non plus « tran­quilli­té ». Au sens où ce que tu défends jus­te­ment dans ton livre, c’est com­bien la ques­tion de la sépa­ra­tion est indé­nia­ble­ment liée à la ques­tion de la souf­france.
 

C. C. : Oui.
 

B. V. : Il y a là quelque chose de fon­ciè­re­ment lié à l’expérience de la vie, une expé­rience humaine.
 

C. C. : Oui. Mais j’ajouterais, je ne sais pas si c’est suf­fi­sam­ment pré­sent dans mon livre, j’ajouterais que c’est vers le plai­sir, vers la réa­li­sa­tion des dési­rs qu’elle est sus­cep­tible de per­mettre, que cette expé­rience dou­lou­reuse est iné­luc­table : les angoisses de sépa­ra­tion, les angoisses de mort sont autant d’entraves à la réa­li­sa­tion des dési­rs et à l’accession au plai­sir. J’en parle moins dans ce livre, mais il y a là toute la ques­tion du maso­chisme qui m’intéresse énor­mé­ment, je pense qu’il y a néces­sai­re­ment une dimen­sion maso­chiste voire mélan­co­lique – même sub­tile – dans « se quit­ter » et dans « se sépa­rer »- :  pour moi l’analyse est quand même  une expé­rience de  sépa­ra­tion qui se répète régu­liè­re­ment et d’abord dans la dou­leur. Il y a une scan­sion dans la sépa­ra­tion, mais c’est aus­si une expé­rience for­mi­dable, l’expérience de la pré­sence d’un autre qui est là pour vous et rien que pour vous trois fois par semaine, (par­fois un peu moins !), quelqu’un enfin là pour vous. Evi­dem­ment, comme tou­jours s’affrontent des anta­go­nismes : certes il y a l’absence mais elle ne peut être éprou­vée et recon­nue que du fait de l’expérience de la pré­sence, dont je pense, pour l’avoir vécue en tant que patiente et retrou­vée dans mes trai­te­ments ana­ly­tiques qu’il peut y avoir une vraie jubi­la­tion en ana­lyse, notam­ment du fait du tra­vail asso­cia­tif. Je ne vou­drais pas que l’on consi­dère l’analyse, uni­que­ment comme une tra­ver­sée de souf­france et de dou­leur. Je pense qu’on est inévi­ta­ble­ment confron­té à la souf­france et la dou­leur pour essayer de les trai­ter, mais quand on par­vient à se défaire des excès de dou­leur et de la dépen­dance qu’elle est sus­cep­tible d’entraîner – du fait même de la jouis­sance qu’elle pro­cure par­fois- , on peut accé­der à l’expérience du plai­sir à rêver, à asso­cier, à être avec, c’est ça aus­si, le trans­fert.
 

B. V. : Je vou­drais reve­nir sur cet entre­tien pas­sion­nant que tu as eu avec Fré­dé­ric Worms sur France Culture2  et sur ce moment où tu lui as dit que la ques­tion qu’il te posait te trou­blait. C’était à pro­pos de la poli­tique de la dif­fé­rence. J’associe à par­tir de ce que tu évoques du plai­sir, parce que ce que tu pointes dans ton livre, c’est que se quit­ter et se sépa­rer par­ti­cipent du vivre ensemble et de la capa­ci­té de par­ta­ger. Est-ce que l’on pour­rait reve­nir là-des­sus ? Ce que tu as essayé de déve­lop­per avec Fré­dé­ric Worms, c’est le risque de féti­chi­ser la dif­fé­rence qui devien­drait inac­cep­table dès lors qu’elle est étanche.
 

C. C. : Sur le moment j’ai été assez trou­blée de la ques­tion de Fré­dé­ric Worms, c’est comme se elle avait sou­le­vé pour moi le risque d’une apo­lo­gie de la dif­fé­rence, alors que je ferais l’apologie de la dif­fé­rence à condi­tion d’y inclure abso­lu­ment la recon­nais­sance et le res­pect de la dif­fé­rence. C’est ce que je disais tout à l’heure à pro­pos de l’amour de la dif­fé­rence et de la dif­fé­rence des sexes. Là où il y a un risque sur le plan poli­tique et humain,-  c’est que ce qui m’est venu en dis­cu­tant avec Fré­dé­ric Worms–  c’est que la féti­chi­sa­tion de la dif­fé­rence affir­me­rait un dogme, une idéo­lo­gie pure­ment nar­cis­sique dont l’étendard serait un « ils ne  sont pas pareils, ils ne sont pas comme nous », la dif­fé­rence venant alors s’inscrire hié­rar­chi­que­ment entre ceux qui sont supé­rieurs et ceux qui sont infé­rieurs, avec une ligne de démar­ca­tion infran­chis­sable entre les uns et les autres. Pour dire les choses de façon peut-être plus vio­lente, je pense que l’idéologie nazie est une pure culture de la dif­fé­rence en ce sens qu’elle ne la sup­porte pas, qu’elle l’exclut en main­te­nant une sorte d’idéal plus que nar­cis­sique, l’aryanisation consti­tuant la mise en pra­tique de cette pure culture de la des­truc­tion de l’autre dif­fé­rent et de la mort. On peut pen­ser qu’elle sou­tient l’affirmation d’une dif­fé­rence abso­lue entre les êtres humains qui engen­dre­rait des caté­go­ries entre des humains et des sous-humains, donc c’est juste l’inverse de ce que je veux dire. Je pense que dans le racisme, dans le sec­ta­risme, dans l’exclusion, para­doxa­le­ment, il y a un refus de la dif­fé­rence au nom du main­tien d’une dif­fé­rence qui serait abso­lu­ment exclu­sive.
 

B. V. : Oui, c’est cette idée que cer­tains mou­ve­ments racistes et xéno­phobes sou­tiennent : « Je res­pecte votre dif­fé­rence mais nous n’avons de fait rien à voir ensemble et rien à par­ta­ger », ce qui est une catas­trophe pour le vivre ensemble.
 

C. C. : C’est ce que j’ai trou­vé dans Les dis­pa­rus de Men­del­sohn (2006) qui contient une dimen­sion à la fois indi­vi­duelle avec la riva­li­té fra­ter­nelle, et col­lec­tive avec la Shoah. Quand on lit le livre de Mend­hel­son et quand on découvre les témoi­gnages des Ukrai­niens qui décrivent qu’avant, tout le monde vivait bien ensemble et com­ment ça a bas­cu­lé très vite. Il y a des pas­sages du livre abso­lu­ment insup­por­tables et jus­te­ment, ce qui est détruit c’est la dif­fé­rence, dans l’humiliation, dans l’insulte, dans la tor­ture, dans l’extermination. Cela met en évi­dence le para­doxe de la dif­fé­rence dans le champ de l’identité : elle devrait contri­buer à la construc­tion, à la dif­fé­ren­cia­tion et en même temps, c’est au nom d’une  dif­fé­rence ido­lâtre que se déclare : « Tu n’es pas comme moi, donc je te détruis ». Ça c’est une idéo­lo­gie nar­cis­sique ampli­fiée, déme­su­rée, qui atteint la méga­lo­ma­nie et la manie à l’instar de l’omnipotence hit­lé­rienne et des iden­ti­fi­ca­tions qu’elle génère, mais il y a aus­si, iné­luc­ta­ble­ment un fond de mélan­co­lie mor­ti­fère, une « pure culture de la mort » comme l’écrit Freud. Dans la manie, on serait dans l’amour indif­fé­ren­cié, le mélange triom­phant, c’est l’intrication de la manie et de la mélan­co­lie qui m’importe : d’un côté, une omni­po­tence abso­lue et de l’autre, une des­truc­ti­vi­té abso­lue. On sait bien aus­si que dans la manie- mélan­co­lie au sens psy­chia­trique du terme, le patient s’accuse avec un auto-achar­ne­ment insen­sé, comme s’il déte­nait des pou­voirs immenses, des­truc­teurs dans les phases mélan­co­liques, sal­va­teurs dans les moments maniaques, ce  qui témoigne de la conden­sa­tion de la méga­lo­ma­nie et de la mélan­co­lie.  Je me suis d’abord beau­coup inté­res­sée à la mélan­co­lie et ensuite je suis allée vers la manie ! Les deux consti­tuent des extrêmes et en même temps elles ont un noyau com­mun. Parce que la manie, c’est vrai­ment le refus de la sépa­ra­tion, c’est aus­si le refus de la cas­tra­tion, dans les épi­sodes maniaques avé­rés, le patient se sent capable de tout, rien ne lui est impos­sible. Les tra­vaux de Natha­lie Zaltz­mann, à pro­pos des épi­sodes hypo­manes en cours d’analyse sont très inté­res­sants parce qu’elle en fait le sup­port de la colère et de la rébel­lion. C’est pour cela – j’espère que je ne stig­ma­tise pas trop – qu’à mon avis, les élé­ments d’hypomanie sont néces­saires à la vie. Ce que j’appelle le mou­ve­ment maniaque, au même titre que le mou­ve­ment mélan­co­lique, est néces­saire à la vie, dans l’ordre de la dia­lec­tique du nor­mal et du patho­lo­gique, évi­dem­ment ! Pour en reve­nir à l’analyse, il y a des mou­ve­ments de jubi­la­tion qui sont hypo­manes, ça arrive que l’on sorte de chez son ana­lyste dans un état de joie de vivre extra­or­di­naire, et pour­quoi pas ? Et puis il y a d’autres moments où l’on est dans un état d’effondrement extrê­me­ment sombre. Donc ce sont des mou­ve­ments qui sont régu­liè­re­ment pré­sents ; évi­dem­ment la dimen­sion éco­no­mique inter­vient, c’est l’amplitude de ces mou­ve­ments et la manière de s’en déga­ger qui comptent. Mais manie ou mélan­co­lie, puisqu’on y arrive, ont néces­sai­re­ment à voir avec la ques­tion de la sépa­ra­tion et de la perte.
 

B. V : Est-ce que l’on peut reve­nir sur ce que tu disais tout à l’heure sur la dif­fé­rence jus­te­ment entre dif­fé­rence et alté­ri­té ?
 

C. C. : Dif­fé­rence des sexes et alté­ri­té, parce que l’altérité c’est une forme de dif­fé­rence pre­mière, entre moi et un objet qui est « autre ». Je pense que dans la notion de l’altérité, peut-être que je me trompe – la part de la sexua­li­té est moins prise en compte sans doute aus­si parce que j’ai beau­coup tra­vaillé sur la ques­tion de la recon­nais­sance de l’autre notam­ment avec des patients psy­cho­tiques, schi­zo­phrènes sur­tout. Je ne suis pas laca­nienne mais dans les années où j’étais plus jeune, où j’ai été for­mée à l’analyse  à l’Association Psy­cha­na­ly­tique de France, qui est l’association à laquelle j’appartiens, on par­lait plus faci­le­ment de « l’autre » que de « l’objet ». Dans des sphères plus méta­psy­cho­lo­giques, il y avait à la fois une influence évi­dente de Lacan, et une forme de méfiance vis-à-vis de l’inflation de la notion de rela­tion d’objet de la psy­cha­na­lyse anglo-saxonne. Je pense que, pour moi, les nuances se sont pro­gres­si­ve­ment des­si­nées : au début, j’employais « objet » et « autre » presque dans le même sens, ce qui vien­drait ins­crire une démar­ca­tion entre « moi » et l’autre, et pas seule­ment entre « moi » et « non-moi », parce que « non-moi » ça peut être aus­si un envi­ron­ne­ment flou. Tan­dis que « l’autre », incarne l’autre humain, un autre comme per­sonne. Je me sou­viens que de nom­breuses fois, j’ai cor­ri­gé mes manus­crits en met­tant « autre » à la place d’« objet ». Je vou­lais ins­crire une démar­ca­tion entre moi et l’autre, pas seule­ment entre moi et non-moi… Je pense que c’est quelque chose de très pré­sent dans la vie et dans l’analyse. Mais il m’est appa­ru néces­saire d’introduire un élé­ment de dif­fé­ren­cia­tion sup­plé­men­taire qui s’emboîte à la ques­tion de l’autre, ce que j’appelle « l’autre dif­fé­rent » et là encore avec le para­digme de la dif­fé­rence des sexes ou l’autre sym­bo­lique. Sans comp­ter un argu­ment majeur, à savoir que l’objet peut être nar­cis­sique, qu’il peut être le double ou le reflet du moi.  J’en suis donc venue à l’idée que ce que repré­sente « l’autre dif­fé­rent », c’est « l’autre sexuel­le­ment dif­fé­rent » alors que l’autre de l’altérité ren­ver­rait davan­tage à l’humain, au « Mensch ».
 

B. V. : L’altérité ça pour­rait être une façon d’affronter la ques­tion nar­cis­sique alors que dans la dif­fé­rence des sexes il y a une dimen­sion sup­plé­men­taire ?
 

C. C. : Ta ques­tion est inté­res­sante parce que ce qui gêne le nar­cis­sique ou le nar­cis­sisme, c’est de ne pas sup­por­ter que l’autre ait quelque chose que le moi n’a pas. C’est insup­por­table qu’on ne soit pas pareil. La for­mu­la­tion pour­rait être «  je ne sup­porte pas que l’autre ait ce que je n’ai pas et dont je serais dépour­vu ». On fait fon­da­men­ta­le­ment réfé­rence à la dif­fé­rence des sexes et je pense que l’angoisse de cas­tra­tion est insup­por­table. Si on l’entend au sens freu­dien du terme, l’angoisse de cas­tra­tion sym­bo­lise la dif­fé­rence des sexes. Alors que chez Lacan, le concept de cas­tra­tion est beau­coup plus large et ne concerne pas seule­ment la dif­fé­rence des sexes… Cela dit, je n’abandonne pas la ques­tion de l’altérité, je la com­plexi­fie.
 

B. V. : Nous arri­vons à la fin de notre échange. Peut-être comme ça, pour ter­mi­ner, que peut dire l’analyste expé­ri­men­tée que tu es aux ana­lystes en for­ma­tion qui visitent le site Les Enfants de la Psy­cha­na­lyse sur la situa­tion de la psy­cha­na­lyse aujourd’hui. On entend dire, ou on est direc­te­ment témoin, que dans des ins­ti­tu­tions cli­niques, dans des uni­ver­si­tés, la place de la psy­cha­na­lyse est très sérieu­se­ment remise en ques­tion comme réfé­rent pour pen­ser, pour soi­gner, pour écou­ter. Que dire à ces jeunes ana­lystes qui s’engagent dans des lieux de pra­tique cli­nique et de pen­sée avec enthou­siasme et convic­tion et qui s’affrontent à cette situa­tion ?
 

C. C. : Évi­dem­ment, c’est une ques­tion qui m’intéresse. Je vais don­ner mon point de vue qui n’est pas celui de tout le monde. Je pense qu’il y a un écart entre ce qui se passe sur le plan cultu­rel, intel­lec­tuel et uni­ver­si­taire et ce qui se main­tient au niveau cli­nique. Je crois qu’on dégomme beau­coup la psy­cha­na­lyse parce qu’elle est pas­sée de mode au plan cultu­rel et au plan de la for­ma­tion des psy­cho­logues et des psy­chiatres, enfin concer­nant les psy­chiatres je ne sais pas trop, moi j’ai été Pro­fes­seur de psy­cho­lo­gie donc j’ai tou­jours eu des étu­diants en psy­cho­lo­gie. Je vais par­tir d’abord du ter­rain : je pense qu’il y a une mul­ti­pli­ca­tion et des demandes et  des  thé­ra­pies en tous genres. Ce sont des consi­dé­ra­tions cultu­relles, il semble que l’on vive dans une socié­té impa­tiente, pré­oc­cu­pée par l’efficacité, très prise quand même par des contraintes nar­cis­siques extrê­me­ment fortes. Je le dis sou­vent, aujourd’hui il faut être beau, jeune, intel­li­gent, il y a un impé­ria­lisme du : « Tout, tout de suite » favo­ri­sé peut être par la rapi­di­té des sys­tèmes de com­mu­ni­ca­tion, les pro­grès for­mi­dables sur le plan tech­no­lo­gique sans comp­ter  des élé­ments qui ont à voir avec l’éducation (mais je ne vais pas m’embarquer là-dedans). Tou­jours est-il que la psy­cha­na­lyse peut appa­raître obso­lète parce qu’on a l’idée que les trai­te­ments ana­ly­tiques sont très longs. Alors – et là, j’enfonce une porte ouverte, il y a énor­mé­ment de thé­ra­pies non ana­ly­tiques qui promettent/permettent une levée des symp­tômes rapide, mais il est exces­si­ve­ment fré­quent que dans la pre­mière année d’une ana­lyse les symp­tômes dis­pa­raissent éga­le­ment, du fait même du trans­fert. Ce que je ne trouve pas très hon­nête dans la pro­mo­tion des thé­ra­pies non ana­ly­tiques et dans leurs tech­niques, c’est qu’elles ne tiennent pas compte du trans­fert, elles l’ignorent, ce qui consti­tue une erreur scien­ti­fique majeure, puisqu’elles fonc­tionnent grâce à la sug­ges­tion ! Donc je ne décou­rage pas les jeunes ana­lystes car je ne suis pas sûre qu’il y a de moins en moins de demandes. Il y a des demandes, mais il s’agit de les accueillir, de les entendre et de les trai­ter. Ma posi­tion est que, pour main­te­nir la psy­cha­na­lyse en vie, il ne faut pas trop céder sur la pra­tique, ni sur la méthode, ni sur la théo­rie, ni sur la méta­psy­cho­lo­gie. Sans tom­ber pour autant dans l’écueil du dog­ma­tisme, et encore une fois de l’indifférenciation ! Mon sou­ci, c’est que l’on se mette en concur­rence avec d’autres types de thé­ra­pies et que l’on veuille se sou­mettre à leurs prin­cipes, qui vont à l’encontre de la psy­cha­na­lyse et ne lui per­mettent pas de res­ter vivante. Donc en ce qui concerne les  jeunes ana­lystes et ceux qui ont le désir de tra­vailler ana­ly­ti­que­ment avec des patients, j’aurais ten­dance à  beau­coup les encou­ra­ger et à leur conseiller une  for­ma­tion et une for­ma­tion à l’analyse. Dans la mesure où c’est elle qui per­met l’expérience du trans­fert et son ana­lyse  en tra­vail de super­vi­sion. Par ailleurs, évi­dem­ment, j’ai un grand inté­rêt pour la lec­ture des textes freu­diens et post­freu­diens et je pense qu’il y a quelque chose d’indispensable dans la lec­ture et le tra­vail sur les textes ana­ly­tiques requis dans la for­ma­tion parce que c’est ça aus­si la science. La valeur scien­ti­fique de la psy­cha­na­lyse a à voir avec le tra­vail de pen­sée et les tra­vaux théo­riques et méta­psy­cho­lo­giques qui sont régu­liè­re­ment pro­duits depuis Freud. C’est comme dans les sciences dures, il y a des modèles qui peuvent être exces­si­ve­ment abs­traits et qui ne trouvent pas néces­sai­re­ment d’application immé­diate. Avec la psy­cha­na­lyse c’est quand même dif­fé­rent parce qu’on a la chance d’avoir, bien enten­du une théo­rie – la métapsychologie‑, une méthode (au sens large) et sur­tout une cli­nique qui remet néces­sai­re­ment en cause et la théo­rie et la méthode. Freud est un modèle en matière d’épistémologie sur le plan scien­ti­fique. A la fois, il pou­vait remettre en cause un modèle théo­rique parce qu’au niveau de la pra­tique cli­nique il s’avérait peut-être erro­né, peut-être insa­tis­fai­sant, mais en même temps il ne lâchait jamais rien ; il repre­nait, il cri­ti­quait. Moi je pense que l’avenir de la psy­cha­na­lyse, c’est ça. C’est s’appuyer sur ces chan­ge­ments, ces fon­de­ments, mettre à l’épreuve la théo­rie ana­ly­tique via les expé­riences cli­niques.

Tu dis « ana­lyste expé­ri­men­tée », oui c’est vrai, ça fait long­temps que je suis ana­lyste mais aujourd’hui j’ai des sur­prises for­mi­dables dans ma pra­tique de l’analyse. Je ren­contre des gens comme je n’en ai jamais ren­con­trés. Je suis confron­tée à une manière de trai­ter des pro­blé­ma­tiques com­munes de manières très dif­fé­rentes.  Il y a quelque chose qui m’énerve pro­fon­dé­ment, c’est quand on com­pare la psy­cha­na­lyse à une vieille dame, parce que je pense qu’elle reste ce que Freud a appe­lé « notre jeune science ». Il y a un tel renou­vel­le­ment et il faut admettre le renou­vel­le­ment par la cli­nique et par la sin­gu­la­ri­té de chaque rela­tion trans­fé­ren­tielle. Du côté du patient et du côté de l’analyste, nous sommes confron­tés à des pro­duits psy­chiques par­fois connus mais sou­vent par­fai­te­ment ori­gi­naux, si on accepte de les recon­naître, d’être dérou­tés par la part d’inconnu qu’ils recèlent. Donc il y a une créa­tion du fait même de la méthode, c’est-à-dire du côté de l’expérience ana­ly­tique, et du côté de la méta­psy­cho­lo­gie. Je suis per­son­nel­le­ment très fidèle à l’œuvre freu­dienne, je la mets au tra­vail en per­ma­nence. Evi­dem­ment, je lis les tra­vaux post­freu­diens et je m’y inté­resse, mais mon socle c’est Freud, même si je sais que tout le monde n’est pas d’accord. D’abord, parce que c’est très dif­fi­cile et puis parce que chaque fois qu’on le lit, on découvre des choses nou­velles, de la même manière que chaque fois qu’on s’engage dans une ana­lyse on découvre des choses nou­velles.

AndreÏ Tarkovsky - Le miroir (1975)
AndreÏ Tar­kovs­ky – Le Miroir (1975)

Pas seule­ment bien sûr, il ne faut pas non plus avoir une vision trop idéa­li­sée ou maniaque de l’analyse. La répé­ti­tion ça existe, le carac­tère pénible de la répé­ti­tion, la len­teur, les résis­tances, le maso­chisme, des deux côtés, ça existe aus­si. La dif­fi­cul­té de l’analyse reste pré­sente mais c’est ce qui en fait l’intérêt. Les repré­sen­ta­tions de la vie comme une prai­rie bien verte où tout serait plat… je dis sou­vent qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que la per­fec­tion, c’est l’acmé du nar­cis­sisme. Com­ment peut-on avan­cer par rap­port à l’idée même que l’on puisse se sen­tir par­fait ou dési­rer deve­nir par­fait ? Et cela fait par­tie du tra­vail de l’analyse, la dési­déa­li­sa­tion des figures paren­tales, la dési­déa­li­sa­tion des figures nar­cis­siques, et cette tra­ver­sée est à la fois dou­lou­reuse, bien sûr mais en même temps quelle liber­té elle apporte ! Qu’est-ce qui entrave plus que la néces­si­té d’être par­fait et de se confor­mer à un modèle gra­vé dans le marbre ? Pour moi c’est le contraire de la vie. Si je défends la for­ma­tion des ana­lystes, c’est aus­si parce que la for­ma­tion opère une dési­déa­li­sa­tion néces­saire de l’analyse et le renon­ce­ment à une toute puis­sance illu­soire. Je suis for­ma­teur de psy­cha­na­lystes. Je n’ai jamais confon­du la trans­mis­sion et la for­ma­tion à l’université et la for­ma­tion d’analyste, même si bien enten­du je me suis beau­coup ser­vie de mon expé­rience cli­nique dans mes ensei­gne­ments. Mais je trouve que ça vaut la peine d’être for­mé à l’analyse, d’être confron­té à la méthode pour pou­voir s’en ser­vir à sa manière et user de ses dif­fé­rentes pos­si­bi­li­tés en fonc­tion de chaque situa­tion cli­nique. Je ne suis pas pes­si­miste, je ne suis pas non plus d’un opti­misme fou, mais comme j’aime bien la rébel­lion… Et je pense qu’à un moment, il y a eu un tel consen­sus autour de l’analyse que fina­le­ment, ça a fini par mena­cer de nous étouf­fer. J’espère vrai­ment que la géné­ra­tion actuelle pour­suive le com­bat et se dégage de la dépres­sion actuelle autour du rabais­se­ment de la psy­cha­na­lyse, puisque c’est quand même à un mou­ve­ment de cet ordre que nous sommes confron­tés.

B.V : Mer­ci Cathe­rine Cha­bert pour cet échange.

Main­te­nant il faut se quit­ter…, Petite Biblio­thèque de Psy­cha­na­lyse, PUF, 2017

Février 2018, Entre­tien retrans­crit par Valen­tine Feu­gas et Mylène Val­lerent.

Débat autour du livre de Cathe­rine Cha­bert le 24 Mai 2018
http://lesenfantsdelapsychanalyse.com/actualite-colloques/227-maintenant-il-faut-se-quitter4

Pour écou­ter l’é­mis­sion de Fré­dé­ric Worms :
http://lesenfantsdelapsychanalyse.com/breves-de-psychanalyse/eclairages/215-radio-et-psychanalyse-le-stade-oral-ii
ou
https://www.franceculture.fr/emissions/matieres-a-penser-avec-frederic-worms/peut-supporter-la-separation

NOTES :

  1. Rojas-Urre­go A. (2016). Inven­ter les traces des dis­pa­rus, Le Car­net PSY, 5(199), 32–38.
  2. https://www.franceculture.fr/emissions/matieres-a-penser-avec-frederic-worms/peut-supporter-la-separation