La notion de réalité intrusive est souvent utilisée en psychanalyse et elle est alors associée à l’idée d’irruption et d’effraction. Plusieurs termes se retrouvent ainsi liés : la réalité, l’intrusion, l’irruption, l’effraction.
Dans ce podcast, j’aborderai la question de l’irruption d’une réalité qualifiée d’intrusive, ayant des effets d’effraction sur le travail de séance, en particulier des conséquences sur le travail de renoncement tant chez l’analyste que chez le patient.
Un passé récent, l’irruption d’une pandémie, a bien évidemment influencé le choix de ce thème. Nous pouvons aussi deviner quelque surdétermination émanant du passé, des réminiscences de fléaux qui s’égrènent au fil du temps jusqu’à l’échelle des civilisations.
Une loi du psychisme est ainsi mise en acte par cet emboîtement des temporalités, celle concernant le travail réalisé par le psychisme pour traiter le traumatique, que celui-ci provienne de l’intérieur du psychisme ou qu’il soit éveillé par des réalités externes. Cette loi est celle de l’utilisation d’un traumatique récent afin de traiter un traumatique ancien, le récent et l’ancien étant corrélés l’un à l’autre par des jeux d’analogie et de déni réciproques, avec une transposition du passé sur le récent et un éveil du passé par le récent, mais aussi avec une dissimulation du passé par le présent et réciproquement.
Pour cerner quelle réalité peut être qualifiée d’intrusive et d’effractive, il nous faudrait préalablement parcourir les conceptions psychanalytiques de la notion de réalité et différencier la réalité de la perception sensorielle, la réalité psychique proprement dite, dont la réalité de l’identité de perception telle que nous la connaissons par le rêve, la réalité du psychisme avec l’inconscient pulsionnel et l’inconscient des processus ; mais aussi la réalité des fonctionnements psychiques de ceux qui servent de supports identificatoires à l’installation de la vie psychique, les parents, puis de supports du transfert au cours d’une cure, l’analyste et les objets des transferts latéraux. Il convient encore d’ajouter la réalité des liens et mises en correspondance de ces diverses réalités ; les corrélations, transpositions, métaphorisations, identifications et confusions qui sont faites entre elles.
Chacune d’elles peut encore donner lieu à d’autres différenciations. Par exemple, la réalité sensorielle de la perception se décompose en la réalité tangible et la réalité du manque. La première, la réalité tangible, donne lieu à des traces aptes à devenir des représentations de chose, alors que la seconde, la réalité du manque, n’est à l’origine d’aucune trace, donc d’aucune représentation ; mais elle convoque un travail de la pensée avec ses éprouvés émotionnels et sensuels. Ces deux réalités, le tangible et le manque, sont désignées par des mots spécifiques dans le langage, mais la réalité du manque est hétérogène aux signes langagiers qui la désignent. Le langage introduit en soi une potentialité de déni de la réalité du manque. Le signe zéro dénie, du fait même de sa positivité en tant que signe, la réalité du zéro. Idem avec les discours sur la négativité, l’effacement, l’extinction. Nous touchons à la limite indépassable du langage. Eu égard au manque, tout langage est une dénégation.
D’autres différences concernent les réalités qui composent le psychisme, celles entre la réalité psychique, composées des fantaisies, des fantasmes et des formations de l’inconscient, et la réalité du psychisme, composée des pulsions, des processus fondant le travail psychique et des identifications, ces autres qui nous habitent.
Au-delà de toutes ces différences, la différence princeps au sein du psychisme est celle entre la tendance régressive des pulsions jusqu’à l’extinction, et la tendance à produire des contenus psychiques sous l’égide d’un impératif d’inscription.
Des corrélations se font entre ces diverses réalités. Les perceptions sensorielles sont utilisées par les composants inconscients du psychisme. Ainsi, l’impératif à construire des contenus psychiques utilise les réalités tangibles alors que les tendances extinctives se transposent sur les perceptions de manques. Cette différence princeps au sein du psychisme est classiquement abordée en psychanalyse par le biais de la réalité sensorielle sur laquelle elle se transpose, en l’occurrence la différence des sexes, qui réunit en fait deux différences, celle entre masculin et féminin, et celle entre pourvu et dépourvu.
J’ai bien conscience de vous présenter une haute complexité, mais elle est nécessaire si nous voulons aborder les notions d’intrusion, d’effraction et d’irruption.
Ainsi la transposition de l’endogène sur la réalité sensorielle externe permet-elle de complexifier le titre donné par Freud à son article de 1925, Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique. L’ouverture des yeux vis à vis de la différence des sexes, sa prise de conscience, a lieu après une transposition de la différence interne entre la tendance extinctive et l’impératif d’inscription sur la réalité anatomique des sexes. Comme la résolution du complexe d’œdipe, cette ouverture des yeux se fait pour des raisons avant tout internes et selon une temporalité qui leur est propre, faite de divers moments, de déni, de ressentis, de théories causales, de méconnaissance et de reconnaissance. Le déni initial se brise selon des étapes successives au cours desquelles il est remplacé par un travail psychique qui permet in fine la découverte de ladite différence des sexes. Le titre de l’article de Freud évoqué peut dès lors être reformulé : Quelques conséquences de la transposition d’une différence endogène sur la différence des sexes au niveau anatomique. Se présente une articulation entre déni, bris de déni, transposition de l’interne sur l’externe, effraction de l’interne par l’externe, mais aussi effraction par une intrusion venant de l’intérieur.
Le vécu d’effraction accompagne donc tout bris de déni et la qualité traumatique qui l’accompagne dépend de la possibilité pour le psychisme de réaliser ou non un travail psychique basé sur une mise en latence. Les théories du traumatique qui incriminent la seule réalité externe et qui conçoivent le traumatique comme un trauma d’origine externe sont celles à l’origine des phobies. L’externalisation des réalités internes inconscientes est le premier temps du procès de l’après-coup, procès en deux temps réalisé par le psychisme en réponse aux éprouvés traumatiques. Ce premier temps produit toutes les phobies depuis l’enfance. Cette externalisation est ensuite remplacée par une mise en latence et un travail régressif de la latence.
Cette transposition sur un tangible externe s’accompagne d’une théorie causale octroyant à cette réalité externe la responsabilité du vécu traumatique. Tel est le premier temps d’élaboration psychique de la différence endogène. Celle-ci utilise les deux différences composant la différence des sexes, le couple féminin-masculin et le couple tangible-manque. Les deux termes du premier couple relèvent du tangible et de ses deux catégories, le visible et le sensible, ceux du second couple articulent le tangible et le manque. Ce dernier est qualifiable de traumatique du fait de la corrélation qui existe entre la perception des manques et la tendance à l’extinction à l’origine des vécus traumatiques.
Ces corrélations participent à dissimuler dans un premier temps la réalité traumatique endogène. Elles externalisent la dimension traumatique interne en un danger externe selon les logiques phobiques de l’enfance. L’anxiété et l’effroi sont transformées en peur et en panique. La création de théories causales irrationnelles complète cette méconnaissance par externalisation. Un objet externe devient dangereux et est responsable de la castration qui est le résultat d’un acte de retranchement. Telle est la fonction des théories sexuelles infantiles, de fournir des explications sur l’origine des manques. Elles en font la conséquence d’un acte sexuel censé être à l’origine du couple nanti-dépourvu. La castration est une théorie infantile qui accompagne la corrélation entre la tendance extinctive et la perception du manque inhérent à la différence des sexes. Ces théories tentent de traiter dans un premier temps, le couple nanti-dépourvu de la différence des sexes. Le couple tangible masculin-féminin ne pourra advenir que dans un second temps, après un temps de travail régressif sur le traumatique, temps que nous dénommons la période de latence occupé par un travail de la latence. Nous reconnaissons ici la genèse du 3° fantasme originaire, celui de castration par le père, de même que la neurotica avec l’incrimination d’un séducteur.
C’est cet acte censé produire la castration, donc un effet effractif, qui est pensé selon des scénario d’intrusion, d’envahissement, d’aliénation, de captation, de pénétration, possession, violation, etc. ; d’où les agoraphobies d’être pénétré-intrusé (par exemple par des serpents, etc.), mais aussi d’être absorbé-capté (comme dans le roman de Maurice Pons, Rosa, ou par des sables mouvants). Ces théories sont reliées aux formes et sensibilités érogènes masculines et féminines et à l’acte de pénétration du coït : pénétrer-être pénétré, capter-être capté. D’où les théories de l’intrusion et du captivus, tous deux étant conçus comme des actes par lesquels advient l’effraction et la castration.
Dans les deux cas il s’agit de théories fausses du point de vue de la réalité de la différence anatomique des sexes. Celle-ci n’est pas le résultat d’une castration. Mais ces théories expriment la vérité psychique aux prises avec le traumatique de la régressivité pulsionnelle extinctive.
Nous assistons donc dans le premier temps de l’après-coup à une sexualisation du traumatique qui a la valeur d’un accomplissement hallucinatoire de souhait, celui d’une assomption de jouissance. De plus, si la castration est une conséquence, il est possible d’agir sur la cause.
Dans un second temps se fera le bris du déni du traumatique en tant que réalité. Entre-temps aura eu lieu le détour par les théories sexuelles infantiles. La réalité extérieure prend d’abord une valeur animiste, elle est un représentant pulsionnel. La perception diurne et l’identité de perception onirique se confondent. Puis dans un second temps la réalité extérieure est conçue comme une contrainte à réaliser un renoncement pulsionnel. Cette sexualisation est un détour nécessaire pour pouvoir reconnaître ensuite l’existence de la réalité traumatique endogène en tant que telle, induite ou non par la réalité externe, et reconnaître le travail que celle-ci exige. Cette reconnaissance est le véritable principe de réalité. Elle consiste en un renoncement impliqué dans toute épreuve de réalité.
Quand le temps de travail régressif est menacé, les vécus traumatiques d’intrusion et de captation dominent ainsi que leur conséquence, l’éprouvé d’effraction.
Quand s’éveille un vécu traumatique, que celui-ci ait été ou non anticipé, il est toujours envisagé comme ayant été précédé d’un déni. Il est éprouvé comme la conséquence du bris de ce déni. D’où l’intense activité psychique après coup de reconstruction d’une réalité antérieure sans déni qui aurait permis d’éviter l’incident traumatique. Il faut construire un autre monde. Le rêve y parvient durant quelques heures, puis le réveil rappelle que le travail de rêve ne suffit pas. Bien sûr, l’anticipation amortit la dimension traumatique, mais ne la supprime pas. Le déni de la réalité du manque est ainsi continuellement actif à bas bruit en chacun de nous. Il est flexible, réversible et utile.
Les termes d’irruption et d’intrusion rendent compte de ce rapport au déni et au bris dont il est l’objet de façon régulière. La notion d’irruption signale qu’une anticipation aurait pu exister, celle d’intrusion introduit une théorie sur l’origine de l’effraction traumatique. En séance, les vécus d’irruption et d’intrusion, qu’ils soient ou non provoqués par un événement fortuit, sont tour à tour conçus émanant de causes internes et/ou externes. Pour certains patients, le rêve est une émanation de leur réalité psychique inconnue d’eux. Ils tentent parfois de minimiser son étrangeté en se l’appropriant voire en en faisant une source d’inspiration. D’autres l’éprouvent comme une réalité « externe » faisant effraction au sein de leur vie psychique, de l’intérieur ; d’où l’accusation si fréquente des rêves de briser le sommeil.
Dans le cas de la pandémie, en occident, l’extérieur s’est trouvé immédiatement incriminé sous la forme d’un virus, voire d’un animal, d’un laboratoire, d’une planification d’extermination à des fins de pouvoir. Mais progressivement la prise en compte du déni antérieur est venu réintroduire le jeu des corrélations entre l’interne et l’externe. Le complexe de castration a retrouvé ses logiques causales, celle de la culpabilité inconsciente par la logique punitive, et celle pulsionnelle par les aspirations à jouir à l’infini.
Une difficulté apparaît pour le psychanalyste, qui doit accepter que le bris du déni soit remplacée dans un premier temps par une transvaluation de la réalité externe servant à métaphoriser des réalités internes et à maintenir le déni. Existe en effet le risque d’utiliser cette sexualisation afin de réinstaller le déni, d’éviter la prise en compte de dangers externes effectifs et de continuer à méconnaître la part interne des vécus de menace.
En occident, le « jamais plus » référé aux atrocités des deux guerres mondiales du 20ème siècle impliquant les humains, s’est accompagné d’un déni portant sur les épidémies. Nous rappelons chaque année les horreurs des tranchés et du gaz moutarde de la première guerre mondiale, et commémorons les 20 millions de morts. Mais nous taisons le fait que la grippe espagnole a fait mourir entre 2,5% et 5% de la population, soit au minimum 50 millions de personnes d’après l’OMS. Si la Covid-19 devait faire mourir 2,5% des 8 milliards d’humains actuels, il y aurait 200 à 250 millions de morts !
Le déni d’un passé peut ainsi se poursuivre par une exacerbation du traumatique d’un évènement présent. Les pays civilisés peuvent continuer à se penser exempts des pandémies et cela grâce à la civilisation, à la médecine, à l’hygiène et aux vaccins. Le déni ne cesse de se déplacer d’un objet à l’autre.
Le bris de ce déni a eu de multiples conséquences sur la pratique des psychanalystes. Le protocole des séances a du être réaménagé sur la base de la distanciation physique ; d’où l’actualisation des phobies du toucher et chez l’analyste une modification de son travail d’abstinence. Mon intervention aurait pu s’intituler : intrusion et travail d’abstinence. Bien sûr, les vécus d’intrusion dangereuse ont occupé les associations. Puis, l’intrus a fait l’objet d’un travail de déplacement et de décondensation. Les associations ont retrouvé une circulation. L’intrus put être envisagé actuel mais aussi relever de la mémoire ; interne, et posséder le sujet, et externe, et faire irruption sous la forme d’un évènement perturbateur, empêchant plus ou moins le déroulement des séances.
Le bris du déni a promu des vécus de retours du dehors. L’extérieur est devenu dangereux. Les familles se sont confinées, le complexe d’œdipe intra familial a été nié et celui de castration, externalisé. Les infanticides n’ont cessé d’augmenter.
Quel que soit le déclencheur du vécu traumatique, qu’il soit externe ou interne ou intériorisé par le biais des identifications, le vécu d’effraction par irruption signifie toujours que l’événement a sidéré le travail de mentalisation du fait de son intensité. Mais pour répondre à la menace de perte le psychisme crée de l’intensité ou utilise l’intensité afin de se sentir exister. Plus la réalité s’impose en séance par une valence de danger, moins elle laisse se dérouler les activités psychiques régressives convoquées par la tendance extinctive, plus l’appel à l’intensité tente de saturer la conscience afin de dénier tout éprouvés de perte. Ceci est particulièrement vrai avec les rêves extrêmement clairs et nets. Dans de telles occurrences, la réalité externe est utilisée pour objectiver les théories que nous avons évoqué. Celles-ci perdent alors leur valeur de théories psychiques et sont remplacées par des convictions de causalités objectives.
Ainsi, même quand il s’agit de l’impact de la réalité externe sur le psychisme par le biais de perceptions sensorielles au cours de séances, même quand la réalité externe s’impose et empêche toute mentalisation et qu’elle prive le sujet de ses rêves, il nous faut penser les corrélations entre l’intra et l’extra. Certes elles sont inaccessibles sur le moment, l’une étant alors utilisée afin de saturer la conscience de telle façon que l’autre soit déniée. Mais les analystes sont les gardiens de la vie psychique. Et il nous faut respecter, voire favoriser ce temps d’immobilisation des corrélations et celui des dénis temporaires nécessaires.
Ces états de névroses traumatiques ont besoin que soit restauré le désir de rêver, de nier et d’ignorer. Ces souhaits deviennent l’objet de notre travail, l’objet de nos interprétations. Ils ont valeur d’un renoncement sans deuil. Dénier est la première étape de renoncement aux aspirations à l’extinction. Cette étape est indispensable pour qu’un renoncement avec deuil puisse ensuite advenir, un renoncement qui promeuve les investissements objectaux.
Il convient donc de permettre au patient de dénier et de lui laisser le temps pour que cette immobilisation se relâche et soit remplacée progressivement par des mises en latence au service des activités psychiques régressives de la passivité, dont le rêve, jusqu’à la réalisation du procès de l’après-coup.
Bien sûr ces propos évoquent des situations très spécifiques tragiques, en particulier la torture qui pousse un sujet dans les retranchements de son masochisme ; qui prive le sujet de toute latence, de sommeil et de rêve, jusqu’à l’obliger à recourir aux solutions au-delà du principe de plaisir. Nous retrouvons aussi les logiques génocidaires, les traques et privations incessantes, harcelantes, infligées à un rythme empêchant tout processus de renoncement. Cette situation évoque encore des occurrences privées fortuites où un sujet se trouve confronté à des deuils successifs à une cadence dépassant ses capacités de deuil.
Le procès d’après-coup ne peut plus remplir sa mission qui est de modifier l’économie régressive et sa tendance extinctive, et d’utiliser celle-ci afin d’inscrire dans le psychisme une part de nouvelle libido régénérative, une prime de désir.