Sylvia Cabrera, membre titulaire formatrice de la SPP, nous a reçues afin d’évoquer ensemble son parcours et son engagement au sein de la formation à la psychanalyse.
Julia Pélissier : On s’est intéressé à la notion de transmission en jouant avec la situation : on nous a transmis ce site, cette revue que sont Les Enfants de la psychanalyse. On voulait commencer par une question finalement assez intime : comment la psychanalyse vous a‑t-elle été transmise ? Comment êtes-vous arrivée au sein du continent psychanalytique ? Quels sont les chemins qui vous ont menée à la psychanalyse, et aujourd’hui, à sa transmission ?
Sylvia Cabrera : Depuis toute petite, je voyais que les adultes, sans pour autant les trouver méchants, ne comprenaient pas les enfants ; je me disais que j’aurais aimé apprendre aux parents à comprendre leurs enfants.
J’ai eu beaucoup de mal à me décider concernant ma formation, j’ai longuement hésité entre médecine, des études d’ingénieur, de psycho, de sociologie. Finalement j’ai choisi la psychologie, avec cette idée d’apprendre aux parents à être parents. Mais à ce moment-là, je ne pensais pas du tout à la psychanalyse ! Puis quand je suis arrivée en France, je suis allée à Censier, qui était à l’époque une faculté très psychanalytique. Petit à petit, j’ai commencé à me sentir nourrie par cette pensée… Mais l’enseignement y était très lacanien, je ne comprenais pas beaucoup et je me sentais complètement nulle… donc ça ne me donnait pas très envie de devenir psychanalyste. Et puis j’ai pu commencer à faire une analyse avec une analyste argentine de la SPP, en espagnol. Cela a été une véritable révélation au sens où ce qu’il se passait dans l’analyse n’avait rien à voir avec ce que j’entendais à la fac.
En tant que psychologue je travaillais avec des enfants, très vite j’ai commencé une supervision avec Florence Guignard ; c’était extraordinaire parce que tout ce que je vivais dans mon analyse, et dans ma pratique avec les enfants, prenait sens dans la supervision avec elle. C’était limpide, clair. Aujourd’hui, Florence Guignard est mon modèle de superviseuse.
Puis quand j’étais élève à la SPP j’ai eu comme superviseur André Green qui disait qu’il fallait aller jusqu’au bout et devenir formateur, pour transmettre à notre tour ce qu’on nous avait transmis. J’ai beaucoup hésité avant de me présenter à l’habilitation à être formatrice parce que je considérais qu’à côté de mes formateurs je ne savais pas grand chose, je ne m’autorisais pas à accéder au même rang que mes différents superviseurs : Green, Guignard et Anzieu. On m’a beaucoup encouragée et je me suis appuyée sur l’idée de Green, qu’il fallait aller jusqu’au bout. Je dois désormais reconnaître que j’aime beaucoup ce travail de transmission, aider les jeunes collègues, les orienter. Quand j’ai commencé, il n’y avait personne pour m’orienter, je n’étais pas du sérail, je n’étais ni l’amie ni la fille de, je ne savais pas du tout comment fonctionnait la SPP. J’ai ainsi toujours eu à cœur d’informer les autres, de dire comment les choses se passent, les guider. Il est vrai que c’est quelque chose que je fais avec une certaine facilité, je ne suis pas dans une inquiétude. Enfin, au début un peu ! mais dès que j’ai ouvert ma supervision collective, avec Florence Guignard dans la tête comme support identificatoire, je me suis assez rapidement « lâchée ». Toutefois il y a une contrainte : on est dans le cadre d’une institution, et on doit transmettre une certaine doxa. Parfois je me dis que certaines de mes interventions ne sont pas très catholiques ! Il faut négocier avec le surmoi analytique…
Audrey Louis : Oui, négocier entre transmettre une doxa, et transmettre la possibilité pour chaque supervisé de trouver sa propre voix.
SC : Et questionner la doxa ! Par exemple, classiquement on ne dit rien sur les comportements ; mais moi je pense qu’aujourd’hui les comportements, les agirs, sont aussi une forme du langage.
JP : Il y a ce qui se transmet à l’échelle institutionnelle, et il y a ce qui se transmet dans l’intimité de la supervision…
SC : Oui mais quand on est en supervision pour la formation, l’institution est toujours là. Et il faut faire un rapport ensuite, donc il faut pouvoir écrire sur la supervision, sans uniquement se baser sur ce qu’a écrit le supervisé. C’est pour cela que maintenant à la SPP, on ne veut plus que seul le superviseur s’exprime, mais qu’il y ait un entretien pour que le supervisé puisse parler. En supervision, il y a au moins deux positions concernant ce qu’on veut transmettre. La première est de considérer que la supervision est comme l’analyse, et qu’il faut donc laisser faire, écouter, etc. L’autre, est de considérer la supervision comme un enseignement. Pour moi, c’est un enseignement, et il faut aider les supervisés, au sein d’un travail que l’on fait ensemble.
JP : On pourrait imaginer qu’il y a des niveaux de transmissions qui se superposent. Ou du moins une rencontre entre des processus analytiques et l’enseignement. Là où se rencontrent à la fois des éléments « comme l’analyse » et d’autres qui répondraient davantage à une ambition pédagogique ?
SC : C’est presque du côté de l’artisanat. Ce n’est pas une éducation, ni un art, mais un artisanat, comme un sculpteur pourrait dire à son apprenti de placer son couteau plutôt comme ceci que comme cela. La supervision n’est pas l’endroit pour traiter l’intimité du supervisé, même si cela n’empêche pas que des choses intimes s’y jouent, qu’il y ait du transfert… mais ce n’est pas un lieu d’interprétation. Il peut arriver qu’un supervisé témoigne de lien entre l’histoire de son patient et la sienne, il est possible d’en parler et cela fait parfois l’effet d’une petite séance d’analyse, mais ça s’arrête là.
JP : Je repense à ce que vous disiez tout à l’heure par rapport à cette analyste argentine, et à Florence Guignard. Est-ce que la transmission demande ainsi à être du côté du maternel ?
SC : Du maternel et du paternel. Il faut absolument que ce soit les deux. Si ce n’est que du maternel, il manque quelque chose. Transmettre c’est jouer avec les deux, et dans la bienveillance.
Transmission, transfert, identification
AL : Quand on réfléchissait à la question de la transmission plus largement, on s’est intéressé au préfixe « trans », qui évoque un au-delà. Et on se disait que dans l’idée même de transmission il y avait l’idée de la transformation, et l’analyse en tant que telle permet des renoncements à des objets investis dans l’infantile, mais ces objets-là on n’y renonce jamais complètement, il peut y avoir justement dans l’analyse une transformation. Est ce que l’expérience de l’analyse ne serait pas de ce côté là, ne pourrait pas s’envisager comme une longue transmission… ?
SC : Je ne pense pas que le cœur de l’analyse soit la transmission. Dans l’analyse il s’agit de faire advenir le plus intime de la personne, de transformer ses défenses et d’assouplir ses exigences. Dans la supervision, il s’agit d’une autre transformation : faire de chacun le meilleur analyste possible selon ses capacités.
Il y a aussi la question identificatoire qu’on ne peut pas éluder. Est-ce que dans toute identification, il y a transmission ? Le début de l’identification c’est la relation primaire…
JP : Oui c’est une question clinique très actuelle, au regard des nouvelles configurations familiales aujourd’hui, par quoi passent les identifications et qu’est-ce qui s’y transmet ? Ce sont deux notions sœurs, mais aux processus a priori différents…
SC : C’est une question en chantier ; par exemple dans la transmission transgénérationnelle inconsciente, est-ce qu’il ne s’agit pas que d’identification, simplement ? inconsciente évidemment.
JP : On pourrait penser que dans l’identification, consciente ou non, il y a une dimension plus active.
SC : Il y a une partie active, qu’on appelle « identification hystérique », mais les identifications primaires et narcissiques sont-elles actives ? Quand c’est volontaire, on est plutôt du côté de l’imitation. Il y a la transmission consciente lorsqu’on veut apprendre (comme par exemple dans une supervision), et il y a la transmission inconsciente. Et concernant la transmission inconsciente – celle dont parfois on ne veut pas – il y a ce qui passe dans la relation à l’autre, qui est une forme de transmission non explicite : ce qui se transmet de la façon de travailler, de la façon de réfléchir, et qui a lieu à notre insu.
JP : Et il y a ce qui passe par le transfert… mais là aussi, on pense à le distinguer de ce qui appartient au champ de l’identification.
SC : Il en sera largement question cette année, puisque le Congrès porte sur l’identification (84e Congrès des Psychanalystes de Langues Françaises, 9–11 mai 2024) ; c’est un très vaste domaine. On a tendance à tout mettre sur le compte du transfert, mais je ne pense pas que tout ce qui se passe dans une séance relève du transfert. Il faut différencier le transfert de l’investissement. Le transfert comme projection sur l’analyste d’un objet interne, ce qui est interprété et élucidé dans l’analyse.
AL : Moi j’entends aussi dans la « transmission » l’idée d’un changement, d’un message qui part d’un endroit pour en rejoindre un autre, avec quelque chose qui s’y perd aussi. La transmission comporte l’idée de déplacement, de changement…
SC : Parfois la transmission est aussi une surcharge, du point de vue économique. Nos parents nous transmettent des choses qui sont des poids… des secrets, des souffrances, des douleurs, des hontes, de la culpabilité : tout cela est transmis. Est-ce que tout cela transforme le sujet ? Du moins, cela le modèle. La transmission implique aussi des conflits de filiation, une conflictualité consciente ou inconsciente.
AL : Et parfois par le recours justement à la transmission de la part de l’analyste de pensées incidentes… ? Vous parlez dans votre article de la Revue française de psychanalyse 2021/3, « Destins de l’incorporation d’un objet envieux », de comment justement le patient a incorporé un objet envieux qui lui a été transmis maternellement, et comment vous en tant qu’analyste en lui transmettant une idée incidente qui serait du côté d’une parole maternelle, cela va lui permettre de se désidentifier de ses objets envieux.
SC : L’idée incidente reflète le travail psychique de l’analyste. Ma question est : pourquoi est ce que cela surgit à ce moment-là ? Roussillon dit que tout ce qui est à l’intérieur n’est pas l’apanage du sujet ; on a en nous des objets qui ne sont pas le sujet, et c’est très important de les identifier. Je dis souvent aux supervisés qu’on aurait pu dire au patient : « mais qui dit ça ? qui aurait dit ça ? », pour identifier des personnages internes qui ne sont pas lui mais qui sont en lui.
JP : Mais ces personnages, ils ne sont pas toujours mauvais !
SC : Non, mais en général c’est lorsqu’ils sont mauvais qu’on s’en occupe ! Il serait effectivement intéressant de pouvoir aussi entendre qui dirait « ne t’inquiète pas ma chérie ! » ; mais la plupart du temps, on entend justement des discours très surmoïques (« tu es ridicule ! »). Je pense à un cas chez qui on a pu petit à petit identifier une mère interne terrifiante, mais après dix ans de psychodrame…
Le psychodrame comme espace de transmission
JP : Alors le psychodrame… C’est un dispositif aux grands intérêts cliniques, psychothérapeutiques, mais qui est aussi le lieu d’une transmission. C’est un des rares dispositifs, peut-être le seul, où on est au contact des mouvements transféro-contre-transférentiels des ses collègues… Qu’est-ce qui se transmet tout particulièrement au sein de cet espace-là du psychodrame ?
SC : En effet, le psychodrame est le seul lieu où l’on voit les analystes travailler comme analystes, où on les observe au travail. On pourrait dire que dans une consultation publique aussi, mais ce n’est pas pareil parce que c’est le temps d’une seule consultation. Tandis que dans un groupe de psychodrame, on voit comme les autres fonctionnent. Et plus le groupe dure longtemps, plus on a accès au mode de fonctionnement de chacun. C’est très important d’avoir le temps de discuter après les scènes, de voir comment chacun observe, entend, joue et interprète… C’est en ce sens un lieu de formation et de transmission extraordinaire. Et qui crée des écoles.
JP : Quand vous dites que cela crée des écoles, ça m’évoque l’idée que souvent, en institution, le psychodrame incarne un sous-groupe au sein du groupe, et que ce sous-groupe, par ce qui s’y joue – au sens propre et figuré ! – devient l’objet de fantasmes.
SC : Je travaille dans une institution où il y a cinq ou six groupes de psychodrame, et ils sont tous différents, avec chacun leur façon de fonctionner. Mais effectivement, j’ai l’impression que le psychodrame produit des illusions groupales, notamment celle selon laquelle on s’y amuserait beaucoup. En général, on reçoit au psychodrame des patients très difficiles et c’est un travail long, lent, ingrat. Il y a parfois des tendances un peu maniaques au sein du groupe, mais il y a aussi une cohésion et une solidarité. Il peut aussi y avoir des conflits, parfois sévères, mais on est tous en train de faire avancer, de faire se transformer un patient, et cela crée une unité. Il y a le plaisir d’être ensemble, sans pour autant qu’on s’amuse comme des fous. Et personnellement, je ne pense pas que seul le plaisir du jeu fasse progresser, transformer. Déjà il faut que le patient ait du plaisir et ce n’est pas du tout gagné d’avance. Il y a un véritable travail d’élaboration à faire au psychodrame.
AL : Peut-être que ce qui se transmet c’est justement le plaisir de l’élaboration que le patient va pouvoir progressivement conquérir, et trouver un plaisir à fonctionner.
SC : Sûrement, sinon il ne serait pas au psychodrame.
AL : À propos d’amusement, comme au psychodrame, avec des patients de thérapie ou d’analyse, ça peut arriver de rire. Parfois quelque chose surgit…
SC : Le problème c’est lorsque les patients cherchent trop à nous faire rire. Mais parfois on peut se dire qu’un rire partagé est une bonne chose pour un patient.
JP : Le rire qu’on s’autorise avec certains patients nous renvoie souvent très vite aux moments de rire qui ont pu avoir lieu au sein de notre propre analyse.
AL : Des moments très courts, très fugitifs…
SC : Et très puissants ! Parce qu’on s’en souvient, on garde en mémoire ces moments aussi parce que ce sont des moments de séduction. Et je ne suis pas du tout une phobique de la séduction ! Mais il faut reconnaître que ces moments de rire partagés sont des moments de séduction, parce qu’on ne peut pas avoir de plus grand plaisir que d’avoir fait rire son analyste.
Séduire par la méthode
SC : Paul Denis disait, par rapport à la séduction analytique : « il faut que l’analyste séduise le patient à la méthode ». Le patient doit être séduit non par l’analyste mais par la méthode. Et je trouve ça très juste. Quand on est content du travail d’un patient, on est aussi soi-même séduit par la méthode.
JP : Et les moments de doutes se portent aussi parfois sur la méthode… Les moments cliniques particulièrement éprouvants viennent aussi questionner la méthode.
SC : Oui… et j’ai tendance à dire qu’il faut s’accrocher davantage à ce qu’on ressent et à ses intuitions, qu’aux règles et au dogme. C’est souvent plus juste d’être au contact de ce qu’on ressent plutôt que de recourir à la facilité de plaquer de la théorie. C’est ce qui me semble essentiel dans la transmission. La question de l’authenticité dans la façon dont on travaille.
JP : Finalement, l’authenticité de la transmission passerait davantage par le champ affectif que par quelque chose de plus intellectualisé ?
SC : Disons davantage et d’abord par ce qui se passe dans la clinique, que par la théorie qui doit être en arrière-plan. La théorie permet d’organiser et de formaliser. Quand on écrit sur un patient, il faut pouvoir imaginer le patient. Parfois on lit des écrits au sein desquels on ne peut pas se représenter ni voir le patient…
JP : Et d’autres où on ne voit pas l’analyste… !
SC : Aussi !
AL : Oui l’analyste doit aussi se dévoiler, se montrer…
SC : En tant qu’analyste, mais pas en tant que personne.
Récemment, j’ai dû m’absenter du jour au lendemain et pour une durée indéterminée. À mon retour, j’aurais eu envie de parler à mes patients des raisons qui justifiaient mon absence : mais non, c’est impossible, parce que du moment où je laisse passer ne serait-ce qu’une seule petite bribe de mes raisons et sentiments, il y a une inversion de la relation qui se produit, où les patients seraient là pour moi et pas pour eux. Mais ces patients sont des personnes que je vois pendant plusieurs années parfois trois fois par semaine, ils font partie de mon quotidien, je les vois plus que mes amis… Mais lorsque je vis quelque chose d’important, qui les concerne car je m’absente, je ne peux rien leur en dire. Et il faut absolument maintenir cette position.
AL : Et en même temps, est-ce que parfois ça ne serait pas au cas par cas ? Je relisais un autre de vos articles sur le psychodrame (« Partition du transfert au psychodrame », Revue française de psychosomatique, 2018/1), où vous racontiez qu’un meneur de jeu était régulièrement absent, et qu’à un moment vous aviez senti nécessaire en tant que remplaçante du meneur de jeu de transmettre au patient que le meneur habituel était absent pour des raisons de santé, de dire quelque chose de son absence. Et que cela avait permis des élaborations nouvelles de la part du patient au sein du psychodrame.
SC : Oui, aussi parce que je reprenais sa place, et que le patient se demandait si le meneur habituel n’était pas mort. J’ai dû dire je crois qu’il avait eu un accident…
JP : Ce que vous dites dans cet article sur cette situation particulière au sein d’un psychodrame, c’est qu’il était précisément question de nommer quelque chose qui viendrait colmater une porte entrouverte sur des fantasmes sidérants ou trop désorganisants…
AL : Et qui empêchaient justement le patient de parler de ses fantasmes, de proposer des théories sur les raisons de l’absence du meneur…
SC : Oui, j’ai dû dire quelque chose qui permette la reprise du jeu. Et quand un co-thérapeute s’apprête à quitter le groupe de psychodrame, qu’est ce qu’on fait ? Est-ce qu’il faut l’annoncer à l’avance ou pas ? Certains pensent que comme c’est un groupe, « un » ne compte pas. Moi je pense le contraire : il faut annoncer à l’avance afin de privilégier le travail de séparation, de renoncement, de perte, l’élaboration, en permettant au patient d’avoir plusieurs séances de psychodrame pour ce travail.
Je me demande toujours ce que j’aimerais en tant que patiente, j’essaye de me mettre à la place des patients et de la patiente que j’ai été. C’est aussi en ce sens que parfois je n’aime pas la manière dont j’entends parler des patients, comme si les patients voulaient toujours nous agacer, nous duper, etc. Je n’aurais pas aimé que mes analystes parlent comme ça de moi ! Je suis très sensible à cela.
AL : Dans le cadre d’un groupe de travail, on lit chronologiquement les Œuvres complètes de Freud ; en passant par les Études sur l’hystérie, et on était frappés justement par le tact et le respect dont témoigne Freud lorsqu’il parle de ses patientes hystériques que beaucoup jugeaient à l’époque ; il attache une grande importance à ne pas les stigmatiser, et parfois à dépathologiser aussi les façons dont on parle de celles qui étaient perçues comme des « simulatrices ». Freud lui-même nous a transmis une manière de parler des cas, des patients.
SC : Le respect et l’attention au patient sont, en soi, thérapeutiques. Parfois on peut ne rien dire, mais ce positionnement interne de l’analyste est déjà thérapeutique. L’analyste n’est pas là pour aimer ses patients ; mais l’attention et le respect qu’il leur porte renvoient peut-être à une forme d’amour.
JP : Puis il y a aussi tout ce que les patients nous transmettent… cliniquement, au sens où chaque patient vient enrichir notre approche clinique, notre sensibilité et notre réflexion. Chaque patient nourrit l’analyste d’une manière qui lui est propre.
SC : Bien sûr. Déjà, on accède via les patients à des choses auxquelles on n’aurait pas eu accès autrement dans notre vie. On accède à des milieux, à des contextes socioculturels différents… On a accès à des gens, des mondes, des pays, on assiste à des histoires, des événements. Et il y a ce que les patients peuvent nous apprendre de nous-même, par la manière dont chacun nous interpelle.
AL : Oui ils enrichissent notre moi, de manière multiple, et on a à supporter ces cohabitations…
Transmission organisée
SC : Il y a un intérêt à aborder aussi la question de la transmission « formelle », consciente, organisée, théorique. Il y a deux positions à ce sujet : la première est très ancrée et rejoint celle de l’université (du moins à mon époque), en considérant que chacun est libre de se former comme il l’entend, sans être infantilisé. Et la seconde consiste à introduire des exigences pour s’assurer que tout le monde a un minimum de formation théorique, de langage commun. Il faut pouvoir sentir la clinique, mais il faut aussi avoir des références théoriques afin de rendre compte de ce qui est en train de se passer, des processus. Par exemple, on évoquait tout à l’heure l’identification : identification narcissique, aliénante, hystérique, etc. de quel domaine parle-t-on ? Névrose, psychose, perversion, état limite ? Les repères théoriques permettent de dire comment les choses se transforment pour le patient. On ne peut pas seulement dire : « il va mieux », ou « il a une copine ». C’est important de pouvoir dire quelque chose de son fonctionnement psychique.
Traduction, langue et langage
AL : Quand on s’intéresse à la transmission, par rapport à ce que Freud a pu en dire, on s’intéresse aussi à la notion de traduction. On se demandait quel était votre rapport à la langue ? En France on a déjà affaire à un texte freudien traduit de l’allemand… Et d’ailleurs les traductions changent… Parfois la traduction aide à penser ce que disent certains patients…
SC : Je suis arrivée jeune en France, j’ai fait toute ma formation en français. Pour moi, la psychanalyse est plus simple en français qu’en espagnol. Il y a des concepts que je peine à trouver en espagnol, alors que c’est ma langue maternelle.
On m’a une fois adressé un patient équatorien, sans lui dire que je parlais espagnol, et qui me parlait en français. Sauf que son français, pour moi, c’était de l’espagnol ! J’entendais son espagnol, il parlait espagnol en français. Un jour en terminant la séance, je lui ai dit : Vamos a quedar aqui, « On va en rester là ». C’est sorti ! comme un acting de ma part, quelque chose a surgi… À la séance suivante il m’a dit qu’il pourrait peut-être me parler en espagnol, et c’est ce qu’il a fait.
Au début de ma pratique, n’ayant pas été enfant ni à l’école en France, le langage de l’infantile de mes patients ne me renvoyait pas au mien. Les images, les métaphores banales résonnaient pour moi différemment, peut-être plus pleinement.
JP : Souvent, recourir à la métaphore est un bon moyen de transmettre quelque chose à nos patients en séance. Ça me fait penser à ce que vous disiez au début de cet entretien à propos des enfants et des adultes qui ne parlaient pas la même langue… L’idée d’apprendre aux parents à écouter les enfants…
SC : En devenant moi-même parent, je suis aussi devenue plus sensible aux difficultés des parents. En tant que thérapeute d’enfants, j’ai beaucoup travaillé avec les parents pour les aider à s’identifier à leur enfant. Dans les institutions on a longtemps été très critiques des parents, dans un positionnement pas infantile mais plutôt adolescent.
Être formateur c’est aussi être un peu parent. Je ne sais pas si c’est de la sublimation, mais c’est une réalisation parentale plus globale, de transmettre, d’apprendre, de guider, d’orienter.
Puis cela pose la question de la rivalité, entre les jeunes et les plus âgés. Moi je suis ravie quand je vois mes supervisés qui écrivent, qui présentent leur clinique, qui accèdent à des fonctions : je me dis « ah ce sont mes enfants analytiques ! ». Il ne faut pas les retenir mais avoir confiance en leurs capacités à se débrouiller seuls. En même temps, je pense que quand on commence à perdre ses capacités, cela devient plus compliqué de voir les jeunes gagner en assurance, en compétences, etc. Alors que nous, les vieux, nous les perdons… Et d’autres questions surgissent : renoncer à la position d’analyste ? Renoncer à recevoir de nouveaux patients ? À la SPP la seule limite d’âge concerne les formateurs : à partir de soixante dix-huit ans, on ne peut plus accueillir des nouveaux supervisés. Bien qu’on puisse être encore en forme à cet âge-là, on ne peut pas laisser chacun décider de son cas particulier, justement parce que quand on commence à aller moins bien, on n’est plus en mesure de décider. Pour moi cette limite est une règle qui se rapproche de l’interdit de l’inceste ; ce n’est pas qu’on ne peut pas aller au-delà, mais que c’est interdit, on doit s’arrêter.
Transmettre en public
AL : Il y a le séminaire que vous faites au CCTP, et des consultations vidéos où il est question de se montrer au travail en tant qu’analyste, à d’autres analystes. C’est un dispositif riche de transmission…
SC : Oui, je fais la consultation publique, que j’avais moi-même adorée lors de ma formation. Actuellement cela se fait dans une pièce où l’on filme l’analyste qui reçoit le patient ; et dans une autre pièce, les participants regardent la vidéo. Je me rends compte que si on n’est pas dans la même pièce que le patient, on peut beaucoup moins bien s’y identifier. Ce n’est pas pareil que d’y assister sans la médiation vidéo, beaucoup de choses échappent aux spectateurs, ils sont bien moins imprégnés par le patient.
AL : De la place de l’analyste qui mène l’entretien, comment le pensez vous en tant termes de transmission lorsque vous vous montrez ainsi au travail ?
SC : C’est un peu risqué, mais ça ne m’inquiète pas beaucoup. Ça peut arriver de faire un mauvais entretien. On voudrait faire quelque chose d’un peu pédagogique et que le public assiste une bonne consultation. Mais une fois qu’on est engagé avec le patient, il faut le suivre. Récemment j’ai reçu une patiente dans le cadre de cette consultation, elle tenait à rendre compte de la compréhension qu’elle avait de son histoire sans me laisser intervenir. Je l’ai laissée faire et quand je suis revenue au groupe qui assistait en vidéo, je leur ai dit : « je suis désolée, je vous ai sacrifiés », j’ai sacrifié la consultation publique – ce qui est tout de même une transmission – pour laisser la patiente rendre compte de tout ce qu’elle avait déjà pensé.
JP : Est-ce que les patients, qui sont informés de ce dispositif particulier, sont sensibles à la question de la transmission, de la formation au sein de laquelle ils sont finalement aussi impliqués ?
SC : En général, ils oublient très rapidement que c’est filmé. Si tous les autres étaient autour, ils l’oublieraient moins… Quoiqu’à l’époque, même en public, ils pouvaient les oublier. Certains peuvent regarder la caméra. Et d’autres refusent ce dispositif.
Ce n’est pas la transmission de la technique, mais du positionnement, de la rencontre ; d’accepter la rencontre telle qu’elle se présente, sans vouloir faire quelque chose d’intéressant à tout prix. C’est pour moi toujours, d’abord, pour le patient. On n’est pas là pour l’analyse ; d’ailleurs l’analyse n’est personne. On est là pour le patient.