Transmettre la psychanalyse :
entretien avec Sylvia Cabrera

Sylvia Cabrera, membre titulaire formatrice de la SPP, nous a reçues afin d’évoquer ensemble son parcours et son engagement au sein de la formation à la psychanalyse.

Julia Pélissier : On s’est intéressé à la notion de trans­mis­sion en jouant avec la sit­u­a­tion : on nous a trans­mis ce site, cette revue que sont Les Enfants de la psy­ch­analyse. On voulait com­mencer par une ques­tion finale­ment assez intime : com­ment la psy­ch­analyse vous a‑t-elle été trans­mise ? Com­ment êtes-vous arrivée au sein du con­ti­nent psy­ch­an­a­ly­tique ? Quels sont les chemins qui vous ont menée à la psy­ch­analyse, et aujourd’hui, à sa trans­mis­sion ?

Sylvia Cabr­era : Depuis toute petite, je voy­ais que les adultes, sans pour autant les trou­ver méchants, ne com­pre­naient pas les enfants ; je me dis­ais que j’aurais aimé appren­dre aux par­ents à com­pren­dre leurs enfants.

J’ai eu beau­coup de mal à me décider con­cer­nant ma for­ma­tion, j’ai longue­ment hésité entre médecine, des études d’ingénieur, de psy­cho, de soci­olo­gie. Finale­ment j’ai choisi la psy­cholo­gie, avec cette idée d’apprendre aux par­ents à être par­ents. Mais à ce moment-là, je ne pen­sais pas du tout à la psy­ch­analyse ! Puis quand je suis arrivée en France, je suis allée à Cen­si­er, qui était à l’époque une fac­ulté très psy­ch­an­a­ly­tique. Petit à petit, j’ai com­mencé à me sen­tir nour­rie par cette pen­sée… Mais l’enseignement y était très lacanien, je ne com­pre­nais pas beau­coup et je me sen­tais com­plète­ment nulle… donc ça ne me don­nait pas très envie de devenir psy­ch­an­a­lyste. Et puis j’ai pu com­mencer à faire une analyse avec une ana­lyste argen­tine de la SPP, en espag­nol. Cela a été une véri­ta­ble révéla­tion au sens où ce qu’il se pas­sait dans l’analyse n’avait rien à voir avec ce que j’entendais à la fac.

En tant que psy­cho­logue je tra­vail­lais avec des enfants, très vite j’ai com­mencé une super­vi­sion avec Flo­rence Guig­nard ; c’était extra­or­di­naire parce que tout ce que je vivais dans mon analyse, et dans ma pra­tique avec les enfants, pre­nait sens dans la super­vi­sion avec elle. C’était limpi­de, clair. Aujourd’hui, Flo­rence Guig­nard est mon mod­èle de super­viseuse.

Puis quand j’étais élève à la SPP j’ai eu comme super­viseur André Green qui dis­ait qu’il fal­lait aller jusqu’au bout et devenir for­ma­teur, pour trans­met­tre à notre tour ce qu’on nous avait trans­mis. J’ai beau­coup hésité avant de me présen­ter à l’habilitation à être for­ma­trice parce que je con­sid­érais qu’à côté de mes for­ma­teurs je ne savais pas grand chose, je ne m’autorisais pas à accéder au même rang que mes dif­férents super­viseurs : Green, Guig­nard et Anzieu. On m’a beau­coup encour­agée et je me suis appuyée sur l’idée de Green, qu’il fal­lait aller jusqu’au bout. Je dois désor­mais recon­naître que j’aime beau­coup ce tra­vail de trans­mis­sion, aider les jeunes col­lègues, les ori­en­ter. Quand j’ai com­mencé, il n’y avait per­son­ne pour m’orienter, je n’étais pas du sérail, je n’étais ni l’amie ni la fille de, je ne savais pas du tout com­ment fonc­tion­nait la SPP. J’ai ain­si tou­jours eu à cœur d’informer les autres, de dire com­ment les choses se passent, les guider. Il est vrai que c’est quelque chose que je fais avec une cer­taine facil­ité, je ne suis pas dans une inquié­tude. Enfin, au début un peu ! mais dès que j’ai ouvert ma super­vi­sion col­lec­tive, avec Flo­rence Guig­nard dans la tête comme sup­port iden­ti­fi­ca­toire, je me suis assez rapi­de­ment « lâchée ». Toute­fois il y a une con­trainte : on est dans le cadre d’une insti­tu­tion, et on doit trans­met­tre une cer­taine doxa. Par­fois je me dis que cer­taines de mes inter­ven­tions ne sont pas très catholiques !  Il faut négoci­er avec le sur­moi ana­ly­tique…

Audrey Louis : Oui, négoci­er entre trans­met­tre une doxa, et trans­met­tre la pos­si­bil­ité pour chaque super­visé de trou­ver sa pro­pre voix.

SC : Et ques­tion­ner la doxa ! Par exem­ple, clas­sique­ment on ne dit rien sur les com­porte­ments ; mais moi je pense qu’aujourd’hui les com­porte­ments, les agirs, sont aus­si une forme du lan­gage.

JP : Il y a ce qui se trans­met à l’échelle insti­tu­tion­nelle, et il y a ce qui se trans­met dans l’intimité de la super­vi­sion…

SC : Oui mais quand on est en super­vi­sion pour la for­ma­tion, l’institution est tou­jours là. Et il faut faire un rap­port ensuite, donc il faut pou­voir écrire sur la super­vi­sion, sans unique­ment se baser sur ce qu’a écrit le super­visé. C’est pour cela que main­tenant à la SPP, on ne veut plus que seul le super­viseur s’exprime, mais qu’il y ait un entre­tien pour que le super­visé puisse par­ler. En super­vi­sion, il y a au moins deux posi­tions con­cer­nant ce qu’on veut trans­met­tre. La pre­mière est de con­sid­ér­er que la super­vi­sion est comme l’analyse, et qu’il faut donc laiss­er faire, écouter, etc. L’autre, est de con­sid­ér­er la super­vi­sion comme un enseigne­ment. Pour moi, c’est un enseigne­ment, et il faut aider les super­visés, au sein d’un tra­vail que l’on fait ensem­ble.

JP : On pour­rait imag­in­er qu’il y a des niveaux de trans­mis­sions qui se super­posent. Ou du moins une ren­con­tre entre des proces­sus ana­ly­tiques et l’enseignement. Là où se ren­con­trent à la fois des élé­ments « comme l’analyse » et d’autres qui répondraient davan­tage à une ambi­tion péd­a­gogique ?

SC : C’est presque du côté de l’artisanat. Ce n’est pas une édu­ca­tion, ni un art, mais un arti­sanat, comme un sculp­teur pour­rait dire à son appren­ti de plac­er son couteau plutôt comme ceci que comme cela. La super­vi­sion n’est pas l’endroit pour traiter l’intimité du super­visé, même si cela n’empêche pas que des choses intimes s’y jouent, qu’il y ait du trans­fert… mais ce n’est pas un lieu d’interprétation. Il peut arriv­er qu’un super­visé témoigne de lien entre l’histoire de son patient et la sienne, il est pos­si­ble d’en par­ler et cela fait par­fois l’effet d’une petite séance d’analyse,  mais ça s’arrête là.

JP : Je repense à ce que vous disiez tout à l’heure par rap­port à cette ana­lyste argen­tine, et à Flo­rence Guig­nard. Est-ce que la trans­mis­sion demande ain­si à être du côté du mater­nel ?

SC : Du mater­nel et du pater­nel. Il faut absol­u­ment que ce soit les deux. Si ce n’est que du mater­nel, il manque quelque chose. Trans­met­tre c’est jouer avec les deux, et dans la bien­veil­lance.

Trans­mis­sion, trans­fert, iden­ti­fi­ca­tion

AL : Quand on réfléchis­sait à la ques­tion de la trans­mis­sion plus large­ment, on s’est intéressé au pré­fixe « trans », qui évoque un au-delà. Et on se dis­ait que dans l’idée même de trans­mis­sion il y avait l’idée de la trans­for­ma­tion, et l’analyse en tant que telle per­met des renon­ce­ments à des objets investis dans l’infantile, mais ces objets-là on n’y renonce jamais com­plète­ment, il peut y avoir juste­ment dans l’analyse une trans­for­ma­tion. Est ce que l’expérience de l’analyse ne serait pas de ce côté là, ne pour­rait pas s’en­vis­ager comme une longue trans­mis­sion… ?

SC : Je ne pense pas que le cœur de l’analyse soit la trans­mis­sion. Dans l’analyse il s’agit de faire advenir le plus intime de la per­son­ne, de trans­former ses défens­es et d’assouplir ses exi­gences. Dans la super­vi­sion, il s’agit d’une autre trans­for­ma­tion : faire de cha­cun le meilleur ana­lyste pos­si­ble selon ses capac­ités.

Il y a aus­si la ques­tion iden­ti­fi­ca­toire qu’on ne peut pas élud­er. Est-ce que dans toute iden­ti­fi­ca­tion, il y a trans­mis­sion ? Le début de l’identification c’est la rela­tion pri­maire…

JP : Oui c’est une ques­tion clin­ique très actuelle, au regard des nou­velles con­fig­u­ra­tions famil­iales aujourd’hui, par quoi passent les iden­ti­fi­ca­tions et qu’est-ce qui s’y trans­met ? Ce sont deux notions sœurs, mais aux proces­sus a pri­ori dif­férents…

SC : C’est une ques­tion en chantier ; par exem­ple dans la trans­mis­sion trans­généra­tionnelle incon­sciente, est-ce qu’il ne s’agit pas que d’identification, sim­ple­ment ? incon­sciente évidem­ment.

JP : On pour­rait penser que dans l’identification, con­sciente ou non, il y a une dimen­sion plus active.

SC : Il y a une par­tie active, qu’on appelle « iden­ti­fi­ca­tion hys­térique », mais les iden­ti­fi­ca­tions pri­maires et nar­cis­siques sont-elles actives ? Quand c’est volon­taire, on est plutôt du côté de l’imitation. Il y a la trans­mis­sion con­sciente lorsqu’on veut appren­dre (comme par exem­ple dans une super­vi­sion), et il y a la trans­mis­sion incon­sciente. Et con­cer­nant la trans­mis­sion incon­sciente – celle dont par­fois on ne veut pas – il y a ce qui passe dans la rela­tion à l’autre, qui est une forme de trans­mis­sion non explicite : ce qui se trans­met de la façon de tra­vailler, de la façon de réfléchir, et qui a lieu à notre insu.

JP : Et il y a ce qui passe par le trans­fert… mais là aus­si, on pense à le dis­tinguer de ce qui appar­tient au champ de l’identification.

SC : Il en sera large­ment ques­tion cette année, puisque le Con­grès porte sur l’identification (84e Con­grès des Psy­ch­an­a­lystes de Langues Français­es, 9–11 mai 2024) ; c’est un très vaste domaine. On a ten­dance à tout met­tre sur le compte du trans­fert, mais je ne pense pas que tout ce qui se passe dans une séance relève du trans­fert. Il faut dif­férenci­er le trans­fert de l’investissement. Le trans­fert comme pro­jec­tion sur l’analyste d’un objet interne, ce qui est inter­prété et élu­cidé dans l’analyse.

AL : Moi j’entends aus­si dans la « trans­mis­sion » l’idée d’un change­ment, d’un mes­sage qui part d’un endroit pour en rejoin­dre un autre, avec quelque chose qui s’y perd aus­si. La trans­mis­sion com­porte l’idée de déplace­ment, de change­ment…

SC : Par­fois la trans­mis­sion est aus­si une sur­charge, du point de vue économique. Nos par­ents nous trans­met­tent des choses qui sont des poids… des secrets, des souf­frances, des douleurs, des hontes, de la cul­pa­bil­ité : tout cela est trans­mis. Est-ce que tout cela trans­forme le sujet ? Du moins, cela le mod­èle. La trans­mis­sion implique aus­si des con­flits de fil­i­a­tion, une con­flict­ual­ité con­sciente ou incon­sciente.

AL : Et par­fois par le recours juste­ment à la trans­mis­sion de la part de l’analyste de pen­sées inci­dentes… ? Vous par­lez dans votre arti­cle de la Revue française de psy­ch­analyse 2021/3, « Des­tins de l’incorporation d’un objet envieux », de com­ment juste­ment le patient a incor­poré un objet envieux qui lui a été trans­mis mater­nelle­ment, et com­ment vous en tant qu’analyste en lui trans­met­tant une idée inci­dente qui serait du côté d’une parole mater­nelle, cela va lui per­me­t­tre de se dési­den­ti­fi­er de ses objets envieux.

SC : L’idée inci­dente reflète le tra­vail psy­chique de l’analyste. Ma ques­tion est : pourquoi est ce que cela sur­git à ce moment-là ? Rous­sil­lon dit que tout ce qui est à l’intérieur n’est pas l’apanage du sujet ; on a en nous des objets qui ne sont pas le sujet, et c’est très impor­tant de les iden­ti­fi­er. Je dis sou­vent aux super­visés qu’on aurait pu dire au patient : « mais qui dit ça ? qui aurait dit ça ? », pour iden­ti­fi­er des per­son­nages internes qui ne sont pas lui mais qui sont en lui.

JP : Mais ces per­son­nages, ils ne sont pas tou­jours mau­vais !

SC : Non, mais en général c’est lorsqu’ils sont mau­vais qu’on s’en occupe ! Il serait effec­tive­ment intéres­sant de pou­voir aus­si enten­dre qui dirait « ne t’inquiète pas ma chérie ! » ; mais la plu­part du temps, on entend juste­ment des dis­cours très sur­moïques (« tu es ridicule ! »). Je pense à un cas chez qui on a pu petit à petit iden­ti­fi­er une mère interne ter­ri­fi­ante, mais après dix ans de psy­chodrame…

Le psy­chodrame comme espace de trans­mis­sion

JP : Alors le psy­chodrame… C’est un dis­posi­tif aux grands intérêts clin­iques, psy­chothérapeu­tiques, mais qui est aus­si le lieu d’une trans­mis­sion. C’est un des rares dis­posi­tifs, peut-être le seul, où on est au con­tact des mou­ve­ments trans­féro-con­tre-trans­féren­tiels des ses col­lègues… Qu’est-ce qui se trans­met tout par­ti­c­ulière­ment au sein de cet espace-là du psy­chodrame ?

SC : En effet, le psy­chodrame est le seul lieu où l’on voit les ana­lystes tra­vailler comme ana­lystes, où on les observe au tra­vail. On pour­rait dire que dans une con­sul­ta­tion publique aus­si, mais ce n’est pas pareil parce que c’est le temps d’une seule con­sul­ta­tion. Tan­dis que dans un groupe de psy­chodrame, on voit comme les autres fonc­tion­nent. Et plus le groupe dure longtemps, plus on a accès au mode de fonc­tion­nement de cha­cun. C’est très impor­tant d’avoir le temps de dis­cuter après les scènes, de voir com­ment cha­cun observe, entend, joue et inter­prète… C’est en ce sens un lieu de for­ma­tion et de trans­mis­sion extra­or­di­naire. Et qui crée des écoles.

JP : Quand vous dites que cela crée des écoles, ça m’évoque l’idée que sou­vent, en insti­tu­tion, le psy­chodrame incar­ne un sous-groupe au sein du groupe, et que ce sous-groupe, par ce qui s’y joue – au sens pro­pre et fig­uré ! – devient l’objet de fan­tasmes.

SC : Je tra­vaille dans une insti­tu­tion où il y a cinq ou six groupes de psy­chodrame, et ils sont tous dif­férents, avec cha­cun leur façon de fonc­tion­ner. Mais effec­tive­ment, j’ai l’impression que le psy­chodrame pro­duit des illu­sions groupales, notam­ment celle selon laque­lle on s’y amuserait beau­coup. En général, on reçoit au psy­chodrame des patients très dif­fi­ciles et c’est un tra­vail long, lent, ingrat. Il y a par­fois des ten­dances un peu mani­aques au sein du groupe, mais il y a aus­si une cohé­sion et une sol­i­dar­ité. Il peut aus­si y avoir des con­flits, par­fois sévères, mais on est tous en train de faire avancer, de faire se trans­former un patient, et cela crée une unité. Il y a le plaisir d’être ensem­ble, sans pour autant qu’on s’amuse comme des fous. Et per­son­nelle­ment, je ne pense pas que seul le plaisir du jeu fasse pro­gress­er, trans­former. Déjà il faut que le patient ait du plaisir et ce n’est pas du tout gag­né d’avance. Il y a un véri­ta­ble tra­vail d’élaboration à faire au psy­chodrame.

AL : Peut-être que ce qui se trans­met c’est juste­ment le plaisir de l’élaboration que le patient va pou­voir pro­gres­sive­ment con­quérir, et trou­ver un plaisir à fonc­tion­ner.

SC : Sûre­ment, sinon il ne serait pas au psy­chodrame.

AL : À pro­pos d’amusement, comme au psy­chodrame, avec des patients de thérapie ou d’analyse, ça peut arriv­er de rire. Par­fois quelque chose sur­git…

SC : Le prob­lème c’est lorsque les patients cherchent trop à nous faire rire. Mais par­fois on peut se dire qu’un rire partagé est une bonne chose pour un patient.

JP : Le rire qu’on s’autorise avec cer­tains patients nous ren­voie sou­vent très vite aux moments de rire qui ont pu avoir lieu au sein de notre pro­pre analyse.

AL : Des moments très courts, très fugi­tifs…

SC : Et très puis­sants ! Parce qu’on s’en sou­vient, on garde en mémoire ces moments aus­si parce que ce sont des moments de séduc­tion. Et je ne suis pas du tout une pho­bique de la séduc­tion ! Mais il faut recon­naître que ces moments de rire partagés sont des moments de séduc­tion, parce qu’on ne peut pas avoir de plus grand plaisir que d’avoir fait rire son ana­lyste.

Séduire par la méth­ode

SC : Paul Denis dis­ait, par rap­port à la séduc­tion ana­ly­tique : « il faut que l’analyste séduise le patient à la méth­ode ». Le patient doit être séduit non par l’analyste mais par la méth­ode. Et je trou­ve ça très juste. Quand on est con­tent du tra­vail d’un patient, on est aus­si soi-même séduit par la méth­ode.

JP : Et les moments de doutes se por­tent aus­si par­fois sur la méth­ode… Les moments clin­iques par­ti­c­ulière­ment éprou­vants vien­nent aus­si ques­tion­ner la méth­ode.

SC : Oui… et j’ai ten­dance à dire qu’il faut s’accrocher davan­tage à ce qu’on ressent et à ses intu­itions, qu’aux règles et au dogme. C’est sou­vent plus juste d’être au con­tact de ce qu’on ressent plutôt que de recourir à la facil­ité de pla­quer de la théorie. C’est ce qui me sem­ble essen­tiel dans la trans­mis­sion. La ques­tion de l’authenticité dans la façon dont on tra­vaille.

JP : Finale­ment, l’authenticité de la trans­mis­sion passerait davan­tage par le champ affec­tif que par quelque chose de plus intel­lec­tu­al­isé ?

SC : Dis­ons davan­tage et d’abord par ce qui se passe dans la clin­ique, que par la théorie qui doit être en arrière-plan. La théorie per­met d’organiser et de for­malis­er. Quand on écrit sur un patient, il faut pou­voir imag­in­er le patient. Par­fois on lit des écrits au sein desquels on ne peut pas se représen­ter ni voir le patient…

JP : Et d’autres où on ne voit pas l’analyste… !

SC : Aus­si !

AL : Oui l’analyste doit aus­si se dévoil­er, se mon­tr­er…

SC : En tant qu’analyste, mais pas en tant que per­son­ne.

Récem­ment, j’ai dû m’absenter du jour au lende­main et pour une durée indéter­minée. À mon retour, j’aurais eu envie de par­ler à mes patients des raisons qui jus­ti­fi­aient mon absence : mais non, c’est impos­si­ble, parce que du moment où je laisse pass­er ne serait-ce qu’une seule petite bribe de mes raisons et sen­ti­ments, il y a une inver­sion de la rela­tion qui se pro­duit, où les patients seraient là pour moi et pas pour eux. Mais ces patients sont des per­son­nes que je vois pen­dant plusieurs années par­fois trois fois par semaine, ils font par­tie de mon quo­ti­di­en, je les vois plus que mes amis… Mais lorsque je vis quelque chose d’important, qui les con­cerne car je m’absente, je ne peux rien leur en dire. Et il faut absol­u­ment main­tenir cette posi­tion.

AL : Et en même temps, est-ce que par­fois ça ne serait pas au cas par cas ? Je reli­sais un autre de vos arti­cles sur le psy­chodrame (« Par­ti­tion du trans­fert au psy­chodrame », Revue française de psy­cho­so­ma­tique, 2018/1), où vous racon­tiez qu’un meneur de jeu était régulière­ment absent, et qu’à un moment vous aviez sen­ti néces­saire en tant que rem­plaçante du meneur de jeu de trans­met­tre au patient que le meneur habituel était absent pour des raisons de san­té, de dire quelque chose de son absence. Et que cela avait per­mis des élab­o­ra­tions nou­velles de la part du patient au sein du psy­chodrame.

SC : Oui, aus­si parce que je repre­nais sa place, et que le patient se demandait si le meneur habituel n’était pas mort. J’ai dû dire je crois qu’il avait eu un acci­dent…

JP :  Ce que vous dites dans cet arti­cle sur cette sit­u­a­tion par­ti­c­ulière au sein d’un psy­chodrame, c’est qu’il était pré­cisé­ment ques­tion de nom­mer quelque chose qui viendrait col­mater une porte entrou­verte sur des fan­tasmes sidérants ou trop désor­gan­isants…

AL : Et qui empêchaient juste­ment le patient de par­ler de ses fan­tasmes, de pro­pos­er des théories sur les raisons de l’absence du meneur…

SC : Oui, j’ai dû dire quelque chose qui per­me­tte la reprise du jeu. Et quand un co-thérapeute s’apprête à quit­ter le groupe de psy­chodrame, qu’est ce qu’on fait ? Est-ce qu’il faut l’annoncer à l’avance ou pas ? Cer­tains pensent que comme c’est un groupe, « un » ne compte pas. Moi je pense le con­traire : il faut annon­cer à l’avance afin de priv­ilégi­er le tra­vail de sépa­ra­tion, de renon­ce­ment, de perte, l’élaboration, en per­me­t­tant au patient d’avoir plusieurs séances de psy­chodrame pour ce tra­vail.

Je me demande tou­jours ce que j’aimerais en tant que patiente, j’essaye de me met­tre à la place des patients et de la patiente que j’ai été. C’est aus­si en ce sens que par­fois je n’aime pas la manière dont j’entends par­ler des patients, comme si les patients voulaient tou­jours nous agac­er, nous duper, etc. Je n’aurais pas aimé que mes ana­lystes par­lent comme ça de moi ! Je suis très sen­si­ble à cela.

AL : Dans le cadre d’un groupe de tra­vail, on lit chronologique­ment les Œuvres com­plètes de Freud ; en pas­sant par les Études sur l’hystérie, et on était frap­pés juste­ment par le tact et le respect dont témoigne Freud lorsqu’il par­le de ses patientes hys­tériques que beau­coup jugeaient à l’époque ; il attache une grande impor­tance à ne pas les stig­ma­tis­er, et par­fois à dépathol­o­gis­er aus­si les façons dont on par­le de celles qui étaient perçues comme des « sim­u­la­tri­ces ». Freud lui-même nous a trans­mis une manière de par­ler des cas, des patients.

SC : Le respect et l’attention au patient sont, en soi, thérapeu­tiques. Par­fois on peut ne rien dire, mais ce posi­tion­nement interne de l’analyste est déjà thérapeu­tique. L’analyste n’est pas là pour aimer ses patients ; mais l’attention et le respect qu’il leur porte ren­voient peut-être à une forme d’amour.

JP : Puis il y a aus­si tout ce que les patients nous trans­met­tent… clin­ique­ment, au sens où chaque patient vient enrichir notre approche clin­ique, notre sen­si­bil­ité et notre réflex­ion. Chaque patient nour­rit l’analyste d’une manière qui lui est pro­pre.

SC : Bien sûr. Déjà, on accède via les patients à des choses aux­quelles on n’aurait pas eu accès autrement dans notre vie. On accède à des milieux, à des con­textes socio­cul­turels dif­férents… On a accès à des gens, des mon­des, des pays, on assiste à des his­toires, des événe­ments. Et il y a ce que les patients peu­vent nous appren­dre de nous-même, par la manière dont cha­cun nous inter­pelle.

AL : Oui ils enrichissent notre moi, de manière mul­ti­ple, et on a à sup­port­er ces cohab­i­ta­tions…

Trans­mis­sion organ­isée

SC : Il y a un intérêt à abor­der aus­si la ques­tion de la trans­mis­sion « formelle », con­sciente, organ­isée, théorique. Il y a deux posi­tions à ce sujet : la pre­mière est très ancrée et rejoint celle de l’université (du moins à mon époque), en con­sid­érant que cha­cun est libre de se for­mer comme il l’entend, sans être infan­til­isé. Et la sec­onde con­siste à intro­duire des exi­gences pour s’assurer que tout le monde a un min­i­mum de for­ma­tion théorique, de lan­gage com­mun. Il faut pou­voir sen­tir la clin­ique, mais il faut aus­si avoir des références théoriques afin de ren­dre compte de ce qui est en train de se pass­er, des proces­sus. Par exem­ple, on évo­quait tout à l’heure l’identification : iden­ti­fi­ca­tion nar­cis­sique, alié­nante, hys­térique, etc. de quel domaine par­le-t-on ? Névrose, psy­chose, per­ver­sion, état lim­ite ? Les repères théoriques per­me­t­tent de dire com­ment les choses se trans­for­ment pour le patient. On ne peut pas seule­ment dire : « il va mieux », ou « il a une copine ». C’est impor­tant de pou­voir dire quelque chose de son fonc­tion­nement psy­chique.

Tra­duc­tion, langue et lan­gage

AL : Quand on s’intéresse à la trans­mis­sion, par rap­port à ce que Freud a pu en dire, on s’intéresse aus­si à la notion de tra­duc­tion. On se demandait quel était votre rap­port à la langue ? En France on a déjà affaire à un texte freu­di­en traduit de l’allemand… Et d’ailleurs les tra­duc­tions changent… Par­fois la tra­duc­tion aide à penser ce que dis­ent cer­tains patients…

SC : Je suis arrivée jeune en France, j’ai fait toute ma for­ma­tion en français. Pour moi, la psy­ch­analyse est plus sim­ple en français qu’en espag­nol. Il y a des con­cepts que je peine à trou­ver en espag­nol, alors que c’est ma langue mater­nelle.

On m’a une fois adressé un patient équa­to­rien, sans lui dire que je par­lais espag­nol, et qui me par­lait en français. Sauf que son français, pour moi, c’était de l’espagnol ! J’entendais son espag­nol, il par­lait espag­nol en français. Un jour en ter­mi­nant la séance, je lui ai dit : Vamos a quedar aqui, « On va en rester là ». C’est sor­ti ! comme un act­ing de ma part, quelque chose a sur­gi… À la séance suiv­ante il m’a dit qu’il pour­rait peut-être me par­ler en espag­nol, et c’est ce qu’il a fait.

Au début de ma pra­tique, n’ayant pas été enfant ni à l’école en France, le lan­gage de l’infantile de mes patients ne me ren­voy­ait pas au mien. Les images, les métaphores banales réson­naient pour moi dif­férem­ment, peut-être plus pleine­ment.

JP : Sou­vent, recourir à la métaphore est un bon moyen de trans­met­tre quelque chose à nos patients en séance. Ça me fait penser à ce que vous disiez au début de cet entre­tien à pro­pos des enfants et des adultes qui ne par­laient pas la même langue… L’idée d’apprendre aux par­ents à écouter les enfants…

SC : En devenant moi-même par­ent, je suis aus­si dev­enue plus sen­si­ble aux dif­fi­cultés des par­ents. En tant que thérapeute d’enfants, j’ai beau­coup tra­vail­lé avec les par­ents pour les aider à s’identifier à leur enfant. Dans les insti­tu­tions on a longtemps été très cri­tiques des par­ents, dans un posi­tion­nement pas infan­tile mais plutôt ado­les­cent.

Être for­ma­teur c’est aus­si être un peu par­ent. Je ne sais pas si c’est de la sub­li­ma­tion, mais c’est une réal­i­sa­tion parentale plus glob­ale, de trans­met­tre, d’apprendre, de guider, d’orienter.

Puis cela pose la ques­tion de la rival­ité, entre les jeunes et les plus âgés. Moi je suis ravie quand je vois mes super­visés qui écrivent, qui présen­tent leur clin­ique, qui accè­dent à des fonc­tions : je me dis « ah ce sont mes enfants ana­ly­tiques ! ». Il ne faut pas les retenir mais avoir con­fi­ance en leurs capac­ités à se débrouiller seuls. En même temps, je pense que quand on com­mence à per­dre ses capac­ités, cela devient plus com­pliqué de voir les jeunes gag­n­er en assur­ance, en com­pé­tences, etc. Alors que nous, les vieux, nous les per­dons… Et d’autres ques­tions sur­gis­sent : renon­cer à la posi­tion d’analyste ? Renon­cer à recevoir de nou­veaux patients ? À la SPP la seule lim­ite d’âge con­cerne les for­ma­teurs : à par­tir de soix­ante dix-huit ans, on ne peut plus accueil­lir des nou­veaux super­visés. Bien qu’on puisse être encore en forme à cet âge-là, on ne peut pas laiss­er cha­cun décider de son cas par­ti­c­uli­er, juste­ment parce que quand on com­mence à aller moins bien, on n’est plus en mesure de décider. Pour moi cette lim­ite est une règle qui se rap­proche de l’interdit de l’inceste ; ce n’est pas qu’on ne peut pas aller au-delà, mais que c’est inter­dit, on doit s’arrêter.

Trans­met­tre en pub­lic

AL : Il y a le sémi­naire que vous faites au CCTP, et des con­sul­ta­tions vidéos où il est ques­tion de se mon­tr­er au tra­vail en tant qu’analyste, à d’autres ana­lystes. C’est un dis­posi­tif riche de trans­mis­sion…

SC : Oui, je fais la con­sul­ta­tion publique, que j’avais moi-même adorée lors de ma for­ma­tion. Actuelle­ment cela se fait dans une pièce où l’on filme l’analyste qui reçoit le patient ; et dans une autre pièce, les par­tic­i­pants regar­dent la vidéo. Je me rends compte que si on n’est pas dans la même pièce que le patient, on peut beau­coup moins bien s’y iden­ti­fi­er. Ce n’est pas pareil que d’y assis­ter sans la médi­a­tion vidéo, beau­coup de choses échap­pent aux spec­ta­teurs, ils sont bien moins imprégnés par le patient.

AL : De la place de l’analyste qui mène l’entretien, com­ment le pensez vous en tant ter­mes de trans­mis­sion lorsque vous vous mon­trez ain­si au tra­vail ?

SC : C’est un peu risqué, mais ça ne m’inquiète pas beau­coup. Ça peut arriv­er de faire un mau­vais entre­tien. On voudrait faire quelque chose d’un peu péd­a­gogique et que le pub­lic assiste une bonne con­sul­ta­tion. Mais une fois qu’on est engagé avec le patient, il faut le suiv­re. Récem­ment j’ai reçu une patiente dans le cadre de cette con­sul­ta­tion, elle tenait à ren­dre compte de la com­préhen­sion qu’elle avait de son his­toire sans me laiss­er inter­venir. Je l’ai lais­sée faire et quand je suis rev­enue au groupe qui assis­tait en vidéo, je leur ai dit : « je suis désolée, je vous ai sac­ri­fiés », j’ai sac­ri­fié la con­sul­ta­tion publique – ce qui est tout de même une trans­mis­sion – pour laiss­er la patiente ren­dre compte de tout ce qu’elle avait déjà pen­sé.

JP : Est-ce que les patients, qui sont infor­més de ce dis­posi­tif par­ti­c­uli­er, sont sen­si­bles à la ques­tion de la trans­mis­sion, de la for­ma­tion au sein de laque­lle ils sont finale­ment aus­si impliqués ?

SC : En général, ils oublient très rapi­de­ment que c’est filmé. Si tous les autres étaient autour, ils l’oublieraient moins… Quoiqu’à l’époque, même en pub­lic, ils pou­vaient les oubli­er. Cer­tains peu­vent regarder la caméra. Et d’autres refusent ce dis­posi­tif.

Ce n’est pas la trans­mis­sion de la tech­nique, mais du posi­tion­nement, de la ren­con­tre ; d’accepter la ren­con­tre telle qu’elle se présente, sans vouloir faire quelque chose d’intéressant à tout prix. C’est pour moi tou­jours, d’abord, pour le patient. On n’est pas là pour l’analyse ; d’ailleurs l’analyse n’est per­son­ne. On est là pour le patient.