Transmission, séparation, institution : entretien avec Olivier Nicolle

Olivi­er Nicolle est psy­ch­an­a­lyste, ancien maître de con­férence à l’Université de Picardie Jules-Verne, a été mem­bre du CEFFRAP.

Les Enfants de la psy­ch­analyse : La trans­mis­sion de la psy­ch­analyse est prob­lé­ma­tique : elle repose sur un para­doxe qui met en ten­sion d’une part les exi­gences liées à la pos­si­bil­ité de trans­met­tre un savoir, et des con­nais­sances psy­ch­an­a­ly­tiques repro­ductibles et uni­verselles ; et d’autre part la prise en compte de l’expérience ana­ly­tique, l’expérience per­son­nelle des trans­ferts, l’histoire sin­gulière et non repro­ductible d’une cure. Ce para­doxe invit­erait-il d’emblée à repér­er une dialec­tique pos­si­ble ?

Olivi­er Nicolle : Oui, c’est un para­doxe qui en engen­dre d’autres à son tour. Vous sem­blez lier para­doxe et dialec­tique, nous envis­ageons ou invo­quons bien sou­vent une dialec­tique pour ten­ter de sur­mon­ter un para­doxe… ou mieux, de le trans­former.  Ce qui a pour effet d’ouvrir une mul­ti­plic­ité de posi­tions pos­si­bles, indi­vidu­elles, con­tin­gentes, voire pré­caires, sinon tem­po­raires. Voilà qui peut aus­si ren­dre compte de notre diver­sité comme ana­lystes, et de celle des insti­tu­tions « psy­ch­an­a­ly­tiques », mais sans doute aus­si, en par­tie au moins, de ce qu’on a pu nom­mer une « babéli­sa­tion » de la psy­ch­analyse, et une sorte de « fureur scis­si­pare » dirais-je, qui a pu s’observer dans cer­tains pays, et notam­ment en France, et ce, pré­cisé­ment autour de ce que l’on résume sous les mots « trans­mis­sion de la psy­ch­analyse ».  On pour­rait envis­ager donc de penser (anthro­pologique­ment et ana­ly­tique­ment) un cou­ple dialec­tique transmission/dispersion dans la suc­ces­sion des généra­tions – au-delà de la trans­mis­sion comme prob­lé­ma­tique isolée.

Je par­lais d’engendrer à son tour de nou­veaux para­dox­es… alors par exem­ple : com­ment con­cili­er l’idée d’une norme col­lec­tive, et un proces­sus infi­ni, par­fois aus­si indéfi­ni, entre deux sujets – ou bien : com­ment main­tenir l’idée d’un « enseigne­ment », avec « école(s) » et « maîtres » comme dis­ent encore cer­tains, et l’horizon d’un dégage­ment par le sujet lui-même de ses pro­pres désirs, et d’un tra­jet de vie, et de vie comme ana­lyste, qu’il puisse s’approprier ? Force est aus­si de remar­quer que ces para­dox­es ne se muent pas tou­jours, dans les con­di­tions groupales des insti­tu­tions d’analystes, en occa­sions élab­o­ra­tives dialec­tiques, mais par­fois en posi­tions nar­cis­siques inex­pugnables sinon inex­pi­ables, ayant des effets d’interdits de penser ou de dire, et de vio­lence.

EDP : De quelle manière ce para­doxe, que l’on pour­rait qual­i­fi­er de par­a­dig­ma­tique, inter­vient-il dans votre façon d’envisager la trans­mis­sion en psy­ch­analyse, surtout lorsque celle-ci s’opère hors de la cure, plus pré­cisé­ment à l’université, et dans des groupes à visée de for­ma­tion ?

ON : Évidem­ment, ma façon de ques­tion­ner la trans­mis­sion en psy­ch­analyse se tra­vaille à par­tir de ma pro­pre expéri­ence, ain­si que celle de « quelques autres ». Ma ren­con­tre avec la psy­ch­analyse a été ma ren­con­tre avec mon pre­mier ana­lyste, et avec son écoute dans des moments de fin d’adolescence, alors que mes con­flits internes vécus comme para­dox­es, juste­ment, me sem­blaient ren­dre ma vie impos­si­ble. Plus tard, j’ai tra­vail­lé ma for­ma­tion pen­dant une bonne ving­taine d’années au Qua­trième Groupe. Je l’ai quit­té un an après la scis­sion, entre autres parce que j’en étais arrivé à la con­clu­sion que cette société – à l’époque en tous cas – échouait à éla­bor­er cet événe­ment. J’ai plus tard fréquen­té un peu la SPRF. Briève­ment d’ailleurs, parce que le tra­vail psy­chique néces­sité par mon départ du Qua­trième Groupe me préser­vait main­tenant d’une dépen­dance à une nou­velle société, qui dans sa jeunesse et son insécu­rité, m’a con­fron­té à des effets de vio­lence insti­tu­tion­nelle que je trou­vais inac­cept­a­bles. Il faut dire que, par­al­lèle­ment, j’ai été vingt-cinq ans durant mem­bre du CEFFRAP (Cer­cles d’Études Français­es pour la For­ma­tion et la Recherche : Approche Psy­ch­an­a­ly­tique du groupe, du psy­chodrame, de l’institution), et que j’y ai notam­ment investi les proces­sus de crise et de régres­sion groupale dans les insti­tu­tions… C’est d’ailleurs là, au CEFFRAP, que nous organ­i­sions très régulière­ment des groupes de sen­si­bil­i­sa­tion aux mou­ve­ments incon­scients groupaux, puis des groupes de for­ma­tion au psy­chodrame de groupe, et à l’écoute ana­ly­tique des groupes. C’est ce à quoi vous faites allu­sion, je crois.

Ces activ­ités groupales étaient conçues par des ana­lystes, de dif­férentes sociétés se réu­nis­sant au CEFFRAP, pour con­tribuer à la for­ma­tion et à la trans­mis­sion à tra­vers l’expérience per­son­nelle des par­tic­i­pants, dont beau­coup avaient une expéri­ence per­son­nelle ana­ly­tique.

Mais ce type de sit­u­a­tion for­ma­tive « par l’expérience per­son­nelle » est aujourd’hui mal­heureuse­ment qua­si­ment impos­si­ble à instau­r­er à l’Université, et je n’y ai pu – des années durant cepen­dant, et tant mieux – repro­duire en gros cette trans­mis­sion « par l’expérience per­son­nelle » que dans un seul cas : la par­tic­i­pa­tion durant quelques heures à un psy­chodrame pour un groupe de futurs clin­i­ciens presque diplômés, groupe dont le psy­chodrama­tiste était extérieur à l’université.

Sinon l’université reste (même dans le cas de l’élaboration en groupe des stages clin­iques) en gros struc­turée ver­ti­cale­ment par la rela­tion ex cathe­dra, plutôt antag­o­niste avec une « trans­mis­sion de la psy­ch­analyse » qui soit en même temps une « libéra­tion dans la psy­ch­analyse ». Au con­traire, dans ce milieu comme dans bien d’autres, se trans­fèrent sans cesse et s’actualisent jusqu’à l’agir des rela­tions infan­tiles et infan­til­isantes, pétries de craintes, de fausse révérence, de com­plai­sance, de séduc­tion, de pro­tec­tion pater­nal­iste, voire pire.

Je crois aujourd’hui, après une trentaine d’années à l’université, que des « effets de trans­mis­sion » peu­vent certes découler incidem­ment des dis­posi­tifs uni­ver­si­taires (enseigne­ments, recherche, col­lo­ques etc.).  Pour­tant la seule voie d’une trans­mis­sion plus authen­tique, à l’université, de la pra­tique de la psy­ch­analyse (et non des théori­sa­tions et du dis­cours « psy­ch­an­a­ly­tique appliqué »), cela reste le témoignage per­son­nel qu’un ana­lyste, dans son enseigne­ment, peut don­ner de sa posi­tion ana­ly­tique dans la propo­si­tion d’un dis­posi­tif clin­ique et/ou thérapeu­tique, le témoignage per­son­nel de son écoute, de ses hési­ta­tions et de son ques­tion­nement tou­jours  con­vo­qués par la clin­ique, de sa prise en compte des trans­ferts, de son ouver­ture au latent chez lui-même comme chez l’autre, de son tact dans l’intervention etc. Je crois que ce qui, dans un tel milieu (je par­le ici de la psy­cholo­gie clin­ique), peut aider à trans­met­tre la psy­ch­analyse, c’est ce qui témoigne pour des étu­di­ants, tra­vail­lant la clin­ique, d’une humil­ité réal­iste qui est le fruit des analy­ses per­son­nelles et de l’expérience du vif (et par­fois brûlant) de la pra­tique ana­ly­tique. C’est aus­si ce qui fait con­naître la psy­ch­analyse comme une lib­erté d’imaginer, de penser et de ressen­tir – et non comme la reven­di­ca­tion d’un savoir pré­cisé­ment défi­ni et défini­tif (ce qui, cer­tains s’en rap­pel­lent, a sans doute été l’une des illu­sions idéal­isantes très partagées des années 70–80, que nous payons chère­ment aujourd’hui, dans le monde psy­chi­a­trique comme à l’Université, entre autres).

EDP : L’histoire de la psy­ch­analyse et des sociétés « ana­ly­tiques » est tra­ver­sée par de mul­ti­ples scis­sions : com­ment analy­sez-vous les enjeux et écueils dans la trans­mis­sion qui ont con­duit, et encore aujourd’hui, des ana­lystes à se sépar­er, à se désaf­fil­i­er de leur société d’origine ? En quoi trans­mis­sion et sépa­ra­tion sont par­fois imbriquées ?

C’est, me sem­ble-t-il dans cer­taines aires cul­turelles, en France tout par­ti­c­ulière­ment, que l’histoire du mou­ve­ment psy­ch­an­a­ly­tique est depuis l’après-guerre (en après-coup de la dis­pari­tion de Freud ? puis de celle de Lacan ?) car­ac­térisée par la scis­si­par­ité répéti­tive, jusqu’à un cer­tain émi­et­te­ment. Il y a des sit­u­a­tions rad­i­cale­ment dif­férentes ailleurs, cha­cun le sait : au Roy­aume-Uni, par exem­ple, la British Soci­ety a pu garder depuis tou­jours une struc­ture assez sou­ple pour rester unique et suff­isam­ment diver­si­fiée pour con­tenir les uns, les autres et ceux qui ne se veu­lent ni l’un ni l’autre : the Inde­pen­dent Group… En Alle­magne, les deux sociétés his­toriques de l’IPA ren­dent compte des après-coups de la césure nazie cat­a­strophique dans l’histoire de la psy­ch­analyse alle­mande comme dans celle du pays, et voisi­nent avec des sociétés locales rat­tachées ou non, dans lesquelles se côtoient par­fois descen­dances freu­di­enne, adléri­enne et jungi­en­ne, d’une façon qui nous paraî­trait quelque­fois inten­able…

Mais, out­re cela, votre ques­tion deman­derait à être elle-même diver­si­fiée, je pense : « excom­mu­ni­ca­tion » (pour repren­dre un mot lacanien qui en dit long sur son arrière-plan mythique), exclu­sion donc, scis­sion (groupales), sépa­ra­tion, désaf­fil­i­a­tion (indi­vidu­elles) ne sont pas une et même chose, mais des des­tins très dif­férents, et il faudrait les inves­tiguer cha­cun pour ce qui le con­cerne, et évidem­ment dans une his­toire pro­pre. Ceci, quand bien même dans toutes ces occur­rences, il s’avère après-coup y avoir eu un nouage com­plexe fait d’enjeux per­son­nels, dont beau­coup incon­scients, et de mou­ve­ments groupaux. Par­mi ceux-ci, cer­tains sont essen­tielle­ment des con­struc­tions imag­i­naires groupales (qu’on songe par exem­ple à la tâche com­mune du « sauve­tage héroïque de la psy­ch­analyse men­acée » ou à la reven­di­ca­tion partagée de trans­met­tre « la psy­ch­analyse pure et authen­tique ». D’autres, et par­fois les mêmes, sont aus­si des manip­u­la­tions poli­tiques pures et sim­ples (ain­si : « soutenez-moi/­nous en tout, parce que nous vous assurons la recon­nais­sance par l’IPA »).

Au-delà de ces évi­dences, je ne pour­rais ren­voy­er qu’à l’ensemble des travaux, nom­breux et très dif­férents, qui ont été con­sacrés à ces ques­tions depuis une cinquan­taine d’années, et, entre autres mais pour sûr, aux travaux d’Anzieu, de Kaës égale­ment et de quelques autres du CEFFRAP, depuis 2014 hélas dis­per­sé, travaux por­tant sur les con­struc­tions et les crises groupales insti­tu­tion­nelles en général.

Et en reprenant les ter­mes de votre ques­tion, je voudrais faire remar­quer que « trans­mis­sion » et « sépa­ra­tion » ne sont pas seule­ment imbriquées, comme vous le dites, elles sont insé­para­ble­ment liées. Ne serait-ce déjà que parce que la trans­mis­sion, anthro­pologique­ment, n’a lieu que face à l’inéluctable de la mort, de la sépa­ra­tion défini­tive, la mort de cha­cun, la mort d’une généra­tion, et pour nous, la mort de la psy­ch­analyse. La trans­mis­sion est tou­jours aus­si celle d’une généra­tion qui anticipe sa dis­pari­tion à une autre qui, a pri­ori, lui sur­vivra.

Je dis a pri­ori, parce ma généra­tion est née dans la décen­nie suiv­ant la dis­pari­tion bru­tale du sol de l’Europe, devenu un immense cimetière, de pop­u­la­tions entières tuées au com­bat, bom­bardées, affamées, chas­sées, mais aus­si assas­s­inées indus­trielle­ment dans une ten­ta­tive qua­si réussie d’effacement total, toutes généra­tions con­fon­dues, de sorte que se sont évanouies dans leur fumée des pra­tiques, des savoirs, des cul­tures, des langues et des trans­mis­sions sécu­laires, voire mil­lé­naires.

Comme on l’a fait remar­quer récem­ment très oppor­tuné­ment, la psy­ch­analyse, si elle en a réchap­pé, n’en est pas restée indemne[1]. Le déroulé des événe­ments nous a mon­tré à quel point cette anni­hi­la­tion, sauf pour quelques très rares indi­vidus, avait été imprévis­i­ble, incom­préhen­si­ble, impens­able parce qu’elle avait défié tous les a pri­ori qui nous aident à penser notre vie. Aujourd’hui, out­re les défis que nous présen­tent d’une part la machine « virtuelle » envahissante, et main­tenant l’IA, et à l’heure où l’on recom­mence d’autre part en Occi­dent à brûler des livres non-con­formes idéologique­ment, à bâil­lon­ner des intel­lectuels, et où un nou­v­el icon­o­clasme pro­gresse, qui peut dire ce que l’on parvien­dra à trans­met­tre et à penser, voire même, ce que l’on pour­ra encore lire de l’œuvre freu­di­enne dans une généra­tion ou deux ? Qui peut dire si les usages soci­aux, et les dis­cours poli­tiques à venir per­me­t­tront encore à la « méth­ode psy­ch­an­a­ly­tique » de se déploy­er dans une pri­va­cy entre deux sujets ?  Comme tout un cha­cun, je n’en sais rien… Je sais certes qu’à chaque généra­tion, à chaque trans­mis­sion, la perte, l’oubli mais aus­si la nou­veauté, l’invention, la créa­tiv­ité sont déjà à l’œuvre, cepen­dant nous savons aus­si que la dis­pari­tion bru­tale, totale, et surtout inimag­in­able, est aus­si pos­si­ble.

Alors qu’est-ce donc du coup que « l’Institution », sinon (aus­si) ce qu’un groupe de sujets édi­fient ou à quoi ils s’allient, parce qu’ils tien­nent que, face à cette grande mort que cha­cun porte en soi, comme l’énonce Rilke, cet édi­fice tien­dra debout (comme son nom l’indique : stare/instituere), même après que la mort fasse de cha­cun d’entre eux des gisants ? On se sou­vient évidem­ment des cir­con­stances de la nais­sance du Comité secret puis de l’Internationale autour de Freud vieil­lis­sant et antic­i­pant sa dis­pari­tion, et aus­si celle, pos­si­ble déjà, de la psy­ch­analyse. Chaque fan­tasme insti­tu­tion­nel partagé sécrète, dis­tribue entre ses mem­bres et entre­tient au moins un peu une illu­sion d’immortalité à tra­vers la trans­mis­sion.

Mais ce n’est pas tout : la transmis­sion ne va jamais sans transfert ni sans traduc­tion, et la traduc­tion ne va jamais sans inter­pré­ta­tion, c’est-à-dire sans appro­pri­a­tion de l’objet transmis, appro­pri­a­tion qui elle-même ne va jamais sans transfor­ma­tion, ni sans perte accom­pa­g­nant celle-là. Toute transmis­sion se déroule donc certes à l’ombre de la mort, mais aus­si de la transfor­ma­tion, de la nou­veauté, donc,  mais au risque  de la trahison[2]. C’est évidem­ment l’enjeu d’un tra­vail  de la perte, et de sépa­ra­tion,  que de pou­voir éla­bor­er ces dimen­sions-là dans une « fin de for­ma­tion » insti­tu­tion­nelle[3], et ce autant pour les trans­met­teurs que pour le ou la récip­i­endaire.

J’insiste après d’autres sur l’activité tra­duc­trice au sens fon­da­men­tal dans ma façon d’essayer de penser la pra­tique ana­ly­tique, et surtout sur l’activité « trans- » elle-même, parce qu’accompagnant l’élément dynamique de tant des con­cepts et notions que nous util­isons, ce syn­tagme et ses appar­en­tés désig­nent (posi­tion 1) le pas­sage d’un état ou d’une inscrip­tion (2) à un/e autre(3), et font signe de la ternar­ité au sein de laque­lle un sens appa­raît. À l’Inconscient, nous n’avons accès que par des tra­duc­tions, trans­for­ma­tions, et tra­duc­tions de tra­duc­tions et de trans­for­ma­tions.

Il est d’ailleurs à remar­quer qu’à part dans les pays ger­maniques, l’œuvre de Freud, de Fer­enczi, d’Abraham et de qua­si­ment toute la généra­tion des fon­da­teurs ne se trans­met en psy­ch­analyse qu’à tra­vers des tra­duc­tions, dans chaque langue diverse­ment inspirées, avec les con­séquences de gain et de perte que cela occa­sionne. L’ex­em­ple français est à cet égard très… par­lant.

Pour revenir et en finir (ici…) sur ce  point de votre ques­tion, en reprenant avec un grain de sel la plu­ral­ité de sit­u­a­tions que vous évo­quiez (scis­sion, sépa­ra­tion, désaf­fil­i­a­tion…) quant à l’institution ana­ly­tique, je dirais que c’est quand même de tout autres des­tins psy­chiques de la perte intrin­sèque­ment liée à la trans­mis­sion que de pou­voir dire : « adieu et mer­ci beau­coup» à ceux qui vous ont trans­mis et autorisé – ou bien alors  de hurler en meute « sus aux traitres ! », ou bien encore : « feu sur le quarti­er général ! »

EDP : D’ailleurs com­ment l’institution psy­ch­an­a­ly­tique intè­gre-t-elle la nou­veauté, et promeut-elle une pen­sée en per­pétuel mou­ve­ment, tout en pour­suiv­ant la trans­mis­sion des fon­da­men­taux, sans lesquels elle ne se recon­naî­trait pas ?

ON : Pour cha­cun de nous la nou­veauté est sus­cep­ti­ble d’investissements et de fan­tasmes très dif­férents, jusqu’aux opposés. La nou­veauté c’est d’une part la sépa­ra­tion elle-même, l’épiphanie de la sépa­ra­tion dirait-on : sépa­ra­tion d’avec le vieux monde, le monde des vieux et le dis­cours des vieux — et les affects vio­lents qui sont en cause ici, soutenus par les dis­cours soci­aux d’une économie de con­som­ma­tion effrénée à laque­lle nous par­ticipons, peu­vent aus­si se résoudre dans une posi­tion mani­aque assez répan­due : tout nou­v­el objet est alors un objet-intéres­sant, mais très vite ou très sou­vent aus­si un tout-bon-objet. Nous évo­quions précédem­ment l’Université : la dic­tature du pub­lish or per­ish, avec ses indices etc. y encour­age large­ment ce mou­ve­ment, qui n’est sûre­ment pas absent dans ce qu’on a appelé la « Psy­ch­analyse à l’Université ».

Mais la nou­veauté, c’est aus­si en cha­cun comme dans l’Institution, l’angoisse devant l’inconnu. Dans l’Institution, l’objet nou­veau est de fait sou­vent vécu comme un objet sus­pect, sinon dan­gereux. Il n’en va pas autrement dans les insti­tu­tions « psy­ch­an­a­ly­tiques ». Le con­formisme, une des voies de « l’identification mutuelle » et de « l’idéalisation du chef » (au sens de Freud 1925) y est remar­quable­ment à l’œuvre, et il faut sou­vent des trans­ferts idéal­isants très intens­es sur un « maître à penser » la clin­ique, pour que des propo­si­tions nou­velles trou­vent leurs voies au sein des instru­ments élab­o­rat­ifs de la clin­ique.

À mon sens, il ne faudrait d’ailleurs pas seule­ment s’interroger sur une « psy­choso­ci­olo­gie » de la  nou­veauté, mais plutôt, ana­ly­tique­ment, sur la nou­veauté et son envers, c’est-à-dire sur le cou­ple nouveauté/obsolescence : quels sont donc les motifs incon­scients, indi­vidu­els et groupaux, qui, dans le milieu ana­ly­tique en l’occurrence sou­ti­en­nent durant une généra­tion ou plus  un con­cept ou une con­cep­tion, devenant peu à peu un instru­ment élab­o­ratif légitime­ment partage­able dans une par­tie impor­tante du mou­ve­ment ana­ly­tique ? Quels sont les proces­sus d’obsolescence amenant tel autre con­cept ou telle con­cep­tion, autre­fois (années 60, 70, 80) ressen­tis si évidem­ment opéra­toires, à appa­raître désor­mais à la plu­part d’entre nous comme une for­mu­la­tion dévi­tal­isée, voire un mantra, dont l’intérêt et le sen­ti­ment de per­ti­nence qui leur était attaché sem­ble s’être main­tenant dérobés, défaits. Bien sûr, les trans­ferts… Con­cepts et con­cep­tions théori­co-clin­iques sont incon­sciem­ment des êtres imag­i­naires, objets de nos amours. Et désamours. Mais encore ?

Par ailleurs, par-delà les méfaits du con­formisme et de l’angoisse quant à l’objet nou­veau (qui nous fait ris­quer aus­si la dis­pari­tion de l’objet « con­nu »), faut-il con­sid­ér­er comme vous sem­blez le faire, que la « nou­veauté » en soi, le « per­pétuel mou­ve­ment » soit une pos­i­tiv­ité ?… Pour moi c’est tout sauf évi­dent.

EDP : Vous avez soutenu l’idée orig­i­nale que la crise en insti­tu­tion per­met finale­ment la mise en œuvre des impen­sés de la genèse groupale de l’institution. Pour­riez-vous nous expli­quer en quoi la crise peut être ain­si généra­trice de trans­mis­sions jusqu’alors restées voilées ? L’état de crise per­met-il selon vous la co-con­struc­tion d’un mythe orig­i­naire qui ait valeur de refon­da­tion ?

ON : Je ne dirais pas cela tout-à-fait ain­si. Le fait que la mise en crise du groupe aille de pair avec (entre autres) le retour sur la scène groupale de mou­ve­ments restés clivés, déniés, pro­jetés depuis l’origine du groupe­ment ou la fon­da­tion, et cela assur­ant les alliances, pactes, idéal­i­sa­tions etc. vécues comme néces­saires à la durée du groupe dans l’être, ceci avait déjà été repéré sous d’autres formes dans des recherch­es menées depuis les années 70 autour puis à la suite d’Anzieu, par Kaës et d’autres au CEFFRAP. Je n’ai peut-être que con­tribué à véri­fi­er exem­plaire­ment ces mou­ve­ments dans de nom­breuses sit­u­a­tions groupales insti­tu­tion­nelles, mais j’ai pu pré­cis­er de façon plus sys­té­ma­tique le recours du groupe, après sa fon­da­tion, à un régime de dis­cours pour lequel j’ai repris de l’anthropologie le terme (mais pas le con­tenu) de « mythopoïèse », de « fab­ri­ca­tion mythique ». Mythique, parce que comme le rêve, le mythe, en tant que régime de dis­cours groupal, désigne une vérité de l’origine par ce fait même qu’il la trans­fig­ure en la cachant, en la trav­es­tis­sant.

Je ne crois pas que la crise en elle-même soit généra­trice de trans­mis­sions, clin­ique­ment elle en serait plutôt un moment d’effacement, de rejet vio­lent etc. car la crise est un défilé de régres­sions indi­vidu­elles en groupe, et col­lec­tives partagées.

Analogique­ment au rêve : le rêve man­i­feste ne nous apprend pas grand-chose en soi, il n’est pas en lui-même la Via Regia… c’est l’apparition de sens (Deu­tung) dans le dépliage-déploiement du mycéli­um asso­ci­atif, dans la croisée des trans­ferts de la séance qui l’ouvrira, cette Voie. Dans la crise groupale, ce sera son élab­o­ra­tion pro­gres­sive, plus ou moins asso­cia­tive par les mem­bres du groupe, avec un tiers ana­lyste et en après-coup par­fois fort loin­tain, qui con­stitue sou­vent une élu­ci­da­tion au moins par­tielle, et de fait, un enrichisse­ment de la pen­sée des mem­bres du groupe sur leur pro­pre his­toire partagée. C’est cette élu­ci­da­tion qui fait, si vous voulez le dire ain­si, trans­mis­sion : parce qu’il s’agit d’une réap­pro­pri­a­tion, mais sous un tout nou­veau jour, d’éléments iden­ti­fi­ca­toires qui ne s’étaient  trans­mis aux généra­tions suc­ces­sives venues s’agréger au groupe, que dans une ver­sion mythi­fiée et en général grandiose de la fon­da­tion, de la geste des fon­da­teurs ou de ceux tenus pour tels, et surtout des excès de cette geste, alors que leurs effets de vio­lence, d’injustice, de cul­pa­bil­ité, de honte etc., « oubliés » depuis, réap­pa­rais­sent dans la clin­ique de la crise groupale elle-même.

EDP : Les proces­sus de trans­for­ma­tion à l’adolescence sont eux aus­si sous-ten­dus par la crise qui frag­ilise les iden­ti­fi­ca­tions du sujet et les trans­mis­sions incon­scientes sur lesquelles il s’était édi­fié. Pour­rions-nous rap­procher ce que vous dites à l’endroit de la crise insti­tu­tion­nelle, de la crise ado­les­cente qui vous a égale­ment occupé comme ana­lyste ?

ON : C’est effec­tive­ment dans le mou­ve­ment de l’adolescence que la « pas­siv­ité infan­tile » se lève (en général…) en par­tie au moins, et que les remaniements dont vous par­lez s’opèrent sous des modal­ités mul­ti­formes.

« Peut-on rap­procher », dites-vous ? Si nous nous référons seule­ment ou essen­tielle­ment à une écoute asso­cia­tive, alors règne le principe de général­i­sa­tion[4], et certes alors toutes les crises psy­chiques ont des aspects com­muns, à com­mencer par les régres­sions de tous types, le retour puis l’envahissement de représen­ta­tions non seule­ment infan­tiles, mais archaïques : des objets par­tiels, clivés et binaires, vio­lem­ment pro­jetés, intraita­bles, qui déchirent la pen­sée des sujets et des groupes de sujets, en atti­sant les vécus per­sé­cu­toires, vic­ti­maires, sado­masochistes, par exem­ple. Ils ren­dent alors très dif­fi­cile ou impos­si­ble la for­ma­tion de com­pro­mis, enga­gent au pas­sage à l’acte comme réso­lu­tion tem­po­raire de l’an­goisse et des affects etc.

Mais en ce qui me con­cerne, ces clin­iques, indi­vidu­elle ado­les­cente ou groupale, une fois repérées, décrites, je préfère vrai­ment que cha­cune soit bien dif­féren­ciée. D’abord parce que chaque dis­posi­tif « appelle », « bor­de » comme on dit, et va héberg­er une clin­ique dif­férente : ain­si l’écoute ana­ly­tique en groupe avec un ana­lyste n’est pas le même dis­posi­tif qu’avec un cou­ple d’analystes. L’écoute des asso­ci­a­tions dans un « groupe de parole » ne mobilise pas les mêmes ressorts que le psy­chodrame de groupe, lequel ne mobilise pas les mêmes mou­ve­ments trans­féren­tiels que le psy­chodrame indi­vidu­el, lequel n’est évidem­ment pas la même chose que le face-à-face. Ensuite parce que chaque entre­prise tra­vail­lée par une com­préhen­sion psy­ch­an­a­ly­tique (et non pas seule­ment psy­chologique ou psy­chopathologique) des proces­sus, engage immé­di­ate­ment la ques­tion des trans­ferts, et de « l’adresse » dès le pre­mier moment clin­ique (et ce, quand bien même nous savons d’expérience qu’une par­tie – et par­fois imposante – des enjeux trans­féren­tiels d’une entre­prise ana­ly­tique ne sera saisie par l’analyste que bien après-coup, par­fois des années plus tard, et qu’une part ne le sera jamais). 

Enfin parce que si dans l’élab­o­ra­tion d’une clin­ique (dont le matériel, du fait des regres­sions, est très struc­turé par les proces­sus pri­maires), on se cen­tre surtout ou trop sur ce qui est ana­logue, sur les élé­ments com­muns, sur la général­i­sa­tion des con­cepts et des con­cep­tions, on risque bien de rester dans les général­ités, la pen­sée molle qui n’en est pas une, ou même la non-pen­sée qui flotte sur de fauss­es évi­dences, sur des « ressem­blances ». Le risque alors c’est d’être au « Café du Com­merce » ana­ly­tique… que cha­cun de nous fréquente de temps en temps!

Ain­si, si je reprends l’exemple des intens­es régres­sions, dans la crise groupale et insti­tu­tion­nelle elles s’originent bien sou­vent dans une fan­tas­ma­tique de la mort incon­sciem­ment partagée et ter­ri­fi­ante : mort des fon­da­teurs, mort de leur généra­tion de col­lègue, mort de l’institution, mort de l’idéal groupal, mort des iden­ti­fi­ca­tions héroïques partagées etc. Cela les dif­féren­cie, pour moi en tout cas très évidem­ment, de la crise ado­les­cente, de sa prob­lé­ma­tique du puber­taire, avec l’angoisse de l’inceste face à l’approche de l’adulte aux dif­férents sens de ce terme, avec le deuil du corps d’enfance et de sa sen­so­ri­al­ité, sen­su­al­ité etc. Certes, la mort est présente aus­si dans la crise ado­les­cente, mais à de tous autres titres : on est là, je crois, dans deux mon­des psy­chiques bien dif­férents, même si, lorsque nous écou­tons un groupe en crise ou un sujet ado­les­cent, cer­taines représen­ta­tions, cer­tains mou­ve­ments des trans­ferts, cer­taines for­ma­tions défen­sives peu­vent « ressem­bler » ou nous « faire penser » à d’autres clin­iques dans d’autres dis­posi­tifs.

Je ne sais pas si cela peut servir de con­clu­sion, for­cé­ment par­tielle et tem­po­raire face à l’ampleur des ques­tions que vous posez. Mais en faisant le tour de ce que nous avons évo­qué, il me sem­ble que se jus­ti­fie la con­stata­tion que, comme dans la suc­ces­sion des généra­tions d’une famille, on peut croire savoir ce que l’on veut trans­met­tre, on ne sait jamais ce qui sera trans­mis de fait, ni sous quelle forme cela sera reçu, ni encore à quel moment de la vie du récip­i­endaire de cette trans­mis­sion lui deviendrait éventuelle­ment per­ti­nente. Et com­ment nous ana­lystes oublieri­ons-nous à quel point c’est sou­vent cela-même que l’on se refu­sait absol­u­ment à trans­met­tre, qui l’a juste­ment été… Alors comme dans tant d’autres ques­tions ana­ly­tiques, gar­dons sur ces sujets une humil­ité de principe… ce qui n’empêche pas de réfléchir.


[1] KAHN L. (2018) Ce que le nazisme a fait à la psy­ch­analyse, PUF, Paris.

[2] VALABREGA J.-P. (1987) « Sur le con­cept de tra­duc­tion et sa nébuleuse », Top­ique n° 39, EPI, Paris.

[3] NICOLLE O. (2011) « Des­tins de la perte, forme(s) et for­ma­tion » in KAËS R. et DESVIGNES C. Le tra­vail psy­chique de la for­ma­tion, entre alié­na­tion et trans­for­ma­tion, col. « Incon­sient et cul­ture », Dun­od, Paris.

[4] MATTE-BLANCO I. (1988) Think­ing, Feel­ing and Being, New Library of Psy­cho­analy­sis, Rout­ledge, Lon­dres