À l’écoute du subtil, clinique des états archaïques de la psyché

·

·

par

La cli­nique aux limites de l’analysable confronte sou­vent aux états archaïques de la psy­ché. Mais com­ment écou­ter ce qui se pré­sente comme dif­fi­ci­le­ment repré­sen­table et par­ta­geable ? Sommes-nous inévi­ta­ble­ment conviés vers des mou­ve­ments mas­sifs et mons­trueux, qui saturent nos capa­ci­tés d’écoute et d’associativité ? Ou bien, contre toute attente, pou­vons-nous envi­sa­ger que les mani­fes­ta­tions cli­niques de l’archaïque peuvent éga­le­ment se tra­duire par des formes très déli­cates et très ténues ? Selon ce der­nier prin­cipe, la récep­tion de telles mani­fes­ta­tions sup­pose-t-elle de trou­ver d’autres formes d’écoute, comme celle d’un autre regard ?

Sans faire du sub­til un concept, pas plus que de l’archaïque d’ailleurs, la pro­po­si­tion ori­gi­nale de cet ouvrage, est que pour entendre l’archaïque, il fau­drait déployer une écoute du sub­til. Ain­si le sub­til ne s’opposerait pas à l’archaïque, ni en serait une forme d’évolution. L’éclairage appor­té met en lumière ce qui appa­raît comme sub­til dans les mani­fes­ta­tions du registre archaïque lui-même. Dès lors, por­ter atten­tion au sub­til, c’est-à-dire aux mou­ve­ments les plus infimes de la vie psy­chique et à ses formes les moins repré­sen­tées, voire les plus retran­chées (dans l’inanimé et le non-humain), c’est per­mettre d’écouter les formes dis­crètes d’un archaïque vivant et sans cesse en for­ma­tion.

C’est au cœur de cette pro­blé­ma­tique, que l’ouvrage de Marie Des­sons et Domi­nique Mazéas nous amène à voya­ger. Bien plus qu’un nou­vel essai psy­cha­na­ly­tique sur cet uni­vers consi­dé­ré de prime abord comme impi­toyable, les auteures nous pro­posent d’adopter un autre point de vue, plus rare­ment envi­sa­gé, et il s’agit bien d’un des mérites de cet ouvrage. Si l’archaïque est sou­vent décrit comme asso­cié à des pro­ces­sus « frustes et com­pacts » (p. 7), elles en inter­rogent un tout autre ver­sant, à tra­vers ses mani­fes­ta­tions sub­tiles, et le dépla­ce­ment des moda­li­tés d’écoute habi­tuelles que cela sup­pose. En effet, au-delà d’une moda­li­té d’expression brute et mas­sive du registre de l’archaïque, se cache­raient d’autres mou­ve­ments qui nous convient, plus sou­vent que nous l’envisagions, en dehors de l’effroi et du mons­trueux, pour nous dévoi­ler ce qu’il en est éga­le­ment de ses formes les plus inso­lites et déli­cates. Ain­si, la pro­po­si­tion des auteures, de l’existence d’un « archaïque sub­til », sans l’entendre comme un nou­veau concept théo­rique, invite à se déga­ger de la repré­sen­ta­tion d’un sys­tème stra­ti­fié et hié­rar­chi­sé, entre des états plus pri­mi­tifs et des états plus évo­lués. L’écoute cli­nique per­met­tant, par cette forme d’attention toute par­ti­cu­lière, d’accueillir et d’être sen­sible aux diverses formes d’expression des états archaïques de la psy­ché.

À l’instar du petit cher­cheur freu­dien qui se ques­tionne avec pas­sion sur les ori­gines du sexuel infan­tile, les auteures empruntent tan­tôt du côté de la pra­tique artis­tique et tan­tôt du côté de la pra­tique cli­nique, pour illus­trer leur hypo­thèse prin­ci­pale. Nous rete­nons, par ces dif­fé­rents emprunts, l’intérêt qu’elles portent à nous faire par­ta­ger les traces d’un archaïque sub­til et déli­cat, qui n’est pas tou­jours mis en exergue dans les écrits théo­ri­co-cli­niques. Il s’agirait alors de deve­nir méta­pho­ri­que­ment, non pas tant des archéo­logues comme le sug­gé­rait Freud, mais de véri­tables vol­ca­no­logues de l’appareil psy­chique pour obser­ver et com­prendre les marques de cet archaïque qui affleurent dans la vie psy­chique, toute la vie durant.

Nous sommes alors conviés à nous décen­trer de notre propre réfé­ren­tiel théo­rique pour mieux y reve­nir ; c’est-à-dire, dans le sens d’une invi­ta­tion à se déprendre de nos propres repré­sen­ta­tions par­fois un peu figées, et cela afin de revi­si­ter cer­tains termes théo­riques, lorsque ces der­niers se trouvent désar­ri­més de l’expérience vécue et du vif de la cli­nique. Nous nous enga­geons, en ce sens, vers un monde sen­sible, qui accueille le mou­ve­ment des formes en train de se construire et de se décons­truire, un mou­ve­ment qui dépasse la seule consi­dé­ra­tion des mots pour réus­sir à vaga­bon­der et à décou­vrir ce qui se cache au sein même des pro­ces­sus de trans­for­ma­tion entre ces mots.

Ain­si, en ouvrant la chaîne asso­cia­tive lan­ga­gière à l’ensemble des formes sen­so­rielles et cor­po­relles qui nous entourent et nous consti­tuent, soit à celle de la construc­tion ténue entre les inci­dences du corps propre et du lien à l’environnement et à l’objet, Marie Des­sons et Domi­nique Mazéas pro­posent de s’in­té­res­ser à ce tra­vail d’articulation entre les repré­sen­ta­tions du corps et les repré­sen­ta­tions de l’espace, les images du corps et les images du corps du monde, qui concourent à l’ancrage du sen­ti­ment d’exister. 

De ce fait, elles nous conduisent vers une en-quête psy­cha­na­ly­tique et poé­tique de ce monde de l’archaïque, en main­te­nant, avec finesse, cette capa­ci­té à accueillir les pro­ces­sus de trans­for­ma­tion des formes et des mou­ve­ments. Autre­ment dit, elles nous rap­pellent l’importance de réus­sir à recen­trer notre regard et notre écoute, autour d’une « asso­cia­ti­vi­té par réso­nance » et d’un « trans­fert d’appuis internes » (pp. 21, 97).

Pour ce faire, l’ouvrage s’initie par trois cha­pitres où la théo­rie s’ancre dans la poé­sie, la pein­ture et le des­sin, et qui nous per­mettent de mieux per­ce­voir les contours d’une telle asso­cia­ti­vi­té et d’un tel trans­fert. S’ensuivent deux récits cli­niques qui, quant à eux, viennent illus­trer les diverses formes agies et les inci­dences que peut revê­tir le monde de l’archaïque, ain­si que l’écoute régré­diente du thé­ra­peute qu’il mobi­lise. 

Pour réus­sir à accueillir les sub­tils mou­ve­ments de ce maté­riel, leur confé­rer une valeur séma­pho­ri­sante et ain­si s’engager vers la voie méta­pho­ri­sante de l’expérience cli­nique, les auteures nous invitent à jouer avec le sen­so­riel et ses repré­sen­ta­tions. Et c’est bien à la croi­sée de la langue et des choses, dans les états du corps, du monde et des objets, dans de pos­sibles pas­sages entre les points de vue de l’humain et du non-humain, que ces mani­fes­ta­tions sub­tiles de l’archaïque se laissent éprou­ver et per­ce­voir entre le patient et le thé­ra­peute, pour jus­te­ment par­ve­nir à com­prendre et à par­ta­ger ce qui s’appréhende désor­mais comme une véri­table expé­rience sub­jec­tive.

Selon ce nou­veau regard, deux moda­li­tés de sai­sis­se­ment de l’archaïque sont sou­li­gnées. Les des­sins et les gestes se pré­sentent comme des moda­li­tés thé­ra­peu­tiques ori­gi­nales de figu­ra­tion du mou­ve­ment de l’informe. Le des­sin, tout comme le geste, sont sup­ports de mou­ve­ments poten­tiels : ils se révèlent pré­cieux pour mieux sen­tir le pro­ces­sus créa­teur pro­gré­dient de la trace vers la forme sen­so­rielle et cor­po­relle, spa­tiale et tem­po­relle.

Dès lors, il ne reste plus au lec­teur qu’à s’autoriser à voya­ger entre les diverses pages de ce bel ouvrage ; c’est-à-dire, à être atten­tif à tout ce qui se révèle dans les marges, sinon les détails de la vie, et ain­si se lais­ser gui­der par cette bous­sole sen­so­rielle et cor­po­relle qui per­met de retrou­ver les coor­don­nées archaïques du monde des choses et des mots.

À l’écoute du sub­til. Cli­nique des états archaïques de la psy­ché, de Marie Des­sons et Domi­nique Mazéas, Les édi­tions d’Ithaque, 2024