Adrienne Mesurat, une cousine d’Emma Bovary ?

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Adrienne Mesu­rat, héroïne du roman épo­nyme de Julien Green, est une jeune fille de 18 ans. Elle vit dans une petite ville de Pro­vince, dans une mai­son bour­geoise, coin­cée entre une sœur de 20 ans son ainée, vieille fille aca­riâtre et malade et un père tyran­nique et rabou­gri.
Engon­cée dans une vie pro­vin­ciale et terne, Adrienne, bien que déjà prise dans l’étau de l’ennui, appa­raît encore rêveuse et juvé­nile au début du roman. Sous les yeux du lec­teur, elle semble sor­tir d’une latence tar­dive à l’occasion d’une pro­me­nade sur les routes de cam­pagne. Croi­sant un homme qui passe en voi­ture, elle semble voir pour la pre­mière fois un homme autre que son père. Plus qu’une ren­contre, il s’agit plu­tôt d’une vision qui amène, tel le prince qui sort Cen­drillon du som­meil, le réveil d‘une libi­do lon­gue­ment endor­mie, la décou­verte de l’autre sexe et la mon­tée du désir. Adrienne oscille alors entre rêve et réveil, espoir et deuil ; la pul­sion­na­li­té tente de reprendre ses droits mais c’est sans comp­ter sur la vigi­lance active de son père dou­blée de la vigi­lance envieuse de sa sœur. Dans une alliance sur­moïque, ces deux-là brident toute pos­si­bi­li­té de sexua­li­té chez la cadette, ce qui donne au roman le point d’orgue à par­tir duquel le des­tin d’Adrienne semble se scel­ler.

La liber­té qu’elle convoite et à laquelle elle s’essaie sera l’occasion pour J. Green de mettre en mot de façon sai­sis­sante la conflic­tua­li­té du désir. Se des­sine sous nous yeux la lutte entre la pul­sion et sa défense, avec une qua­si néces­si­té de ne pas satis­faire son désir…ce qui nous conduit sur les che­mins de l’hystérie, et sou­lève beau­coup de ques­tions…
La mélan­co­lie chez Adrienne Mesu­rat serait-elle un masque à l’hystérie ?
Mélan­co­lie et hys­té­rie peuvent elles faire bon ménage ?
L’hystérie, pour­rait-elle être une pos­sible voie de sor­tie à la mélan­co­lie ?
C’est la ques­tion du manque qui semble fina­le­ment être l’axe cen­tral du ques­tion­ne­ment sus­ci­té par le livre, le manque hys­té­rique ou le manque mélan­co­lique ? Est-ce l’amour de l’objet qu’Adrienne a per­du ou bien est-ce l’objet lui-même ?

Dès les pre­mières pages la dimen­sion tra­gique nous happe. Le des­crip­tif de la mai­son fami­liale, les menus gestes répé­ti­tifs du quo­ti­dien plongent d’emblée le lec­teur dans une atmo­sphère mélan­co­lique, et il peut être ten­tant de prendre la fuite pour trou­ver des che­mins de lec­ture plus fleu­ris. Pour­tant, au-delà de la pré­gnance de la mélan­co­lie, se des­sine comme un léger voile dépo­sé sur le visage d’Adrienne, celui des traits hys­té­riques, tels qu’en aurait une figure du XIXème siècle ; et sans que cela soit jamais poin­té par l’auteur. Adrienne Mesu­rat est pré­sen­tée par ce der­nier comme por­teuse de sa propre mélan­co­lie, ain­si que Flau­bert le fit avec Emma Bova­ry en écri­vant « Emma, c’est moi ! ».
J. Green, dans la pré­face de la seconde édi­tion, écrit : « on a par­lé de psy­cha­na­lyse à pro­pos d’Adrienne Mesu­rat », et il se prête volon­tiers au jeu de don­ner aux lec­teurs les élé­ments de sa propre his­toire qui per­mettent quelques rap­pro­che­ments entre lui et son héroïne.

Pour­tant, mal­gré un por­trait très tein­té de mélan­co­lie, nous avons été intri­gué par les traits hys­té­riques que pré­sente notre jeune héroïne. L’émergence de la libi­do amène des mou­ve­ments psy­chiques d’exaltation tant à l’égard des hommes que des femmes, immé­dia­te­ment sui­vis d’un retrait pour peu qu’une ren­contre s’annonce. On peut y voir cette « Jouis­sance » de l’hystérique à empê­cher la réa­li­sa­tion du désir, sou­li­gnée par Lacan.

À cela s’ajoutent des aspects soma­tiques, lorsque le corps d’Adrienne se met lui aus­si à par­ler, par des éva­nouis­se­ments, ou par des maux de gorge, tous deux prompts à ame­ner à elle l’objet convoi­té… ne pour­rions-nous y voir une conver­sion hys­té­rique ?

Mais nous l’avons dit, le des­tin d’Adrienne semble s’être joué par une nuit noire, en haut des marches de la mai­son fami­liale, et ce qui aurait pu être un phar­ma­kon à la mélan­co­lie ne sera pas. Plus hys­té­rique que mélan­co­lique ? Plus mélan­co­lique qu’hystérique ? Nous ne sta­tue­rons pas ici et lais­sons au lec­teur gagné par le désir d’une ren­contre avec Adrienne d’en déci­der pour lui même.

Adrienne Mesu­rat, de Julien Green, Livre de poche col­lec­tion Biblio (384 pages)