Analyse en présence, analyse à distance, de Leopoldo Bleger

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On pour­rait dis­tin­guer dans la lit­té­ra­ture psy­cha­na­ly­tique plu­sieurs types d’ouvrages : cer­tains en appui sur une éla­bo­ra­tion pou­vant aller jusqu’à la splen­dide construc­tion théo­rique que le lec­teur séduit par la beau­té de l’architecture n’aura plus qu’à adop­ter, tendent à l’édification d’une théo­rie défi­ni­tive sédui­sante mais au risque pour le lec­teur d’y perdre le doute qui fonde l’activité de pen­sée. D’autres donnent plu­tôt matière à pen­ser mais sans jamais per­mettre au lec­teur de se dis­pen­ser de son propre ques­tion­ne­ment. 

Ana­lyse en pré­sence, ana­lyse à dis­tance de Leo­pol­do Ble­ger a le bon goût de rele­ver de cette deuxième caté­go­rie.

Les débats pas­sion­nés et volon­tiers conflic­tuels que sus­cite la ques­tion de la remote ana­ly­sis ne sont géné­ra­le­ment pas ani­més de façon telle que l’analyste qui y assiste, voire y par­ti­cipe, puisse appro­fon­dir sa propre réflexion et en sorte avec plus de ques­tions que de réponses. Pour­tant, quit­ter une lec­ture, un col­loque, une confé­rence, avec encore plus de ques­tions et tou­jours moins de réponses témoigne bien sou­vent de l’intérêt de ce qui vient d’être vécu.

Ain­si, le piège n’est pas des moindres de ver­ser dans la quête d’une réponse qui vise­rait à clore le débat une bonne fois pour toutes : oui ou non à l’analyse à dis­tance et fin de la dis­cus­sion.

Le pre­mier des mérites de cet ouvrage est en effet de refu­ser à son lec­teur une posi­tion d’allure conclu­sive qui don­ne­rait l’illusion de la satis­fac­tion ; après tout, il n’y a pas de rai­son de réser­ver le refu­se­ment, la Ver­sa­gung freu­dienne seule­ment à qui s’allonge sur un divan.

Le livre de Ble­ger ne consiste donc ni en une contri­bu­tion sub­jec­tive en appui sur l’expérience cli­nique ni en une revue de la lit­té­ra­ture sur le sujet mais plu­tôt en une mise en pers­pec­tive, à savoir la mobi­li­sa­tion des condi­tions néces­saires pour réflé­chir à cette ques­tion et en mesu­rer les impli­ca­tions sur le tra­vail de l’analyste. Et sur la psy­cha­na­lyse même, car c’est bien là qu’est à la fois l’enjeu et le sous-bas­se­ment de la ques­tion de l’analyse à dis­tance : la concep­tion de la cure.

L’exploration com­mence par une réflexion sur la nature du cadre dont on pour­rait se deman­der si fina­le­ment il n’est pas un maté­riel comme un autre, donc comme aucun autre, du pro­ces­sus ana­ly­tique. Auquel cas comme le sou­ligne d’emblée Ble­ger, l’analyse à dis­tance serait une sorte d’exercice gran­deur nature visant à éprou­ver l’entrelacement entre cadre et maté­riel.

La pre­mière étape du voyage nous fait donc visi­ter le pays du cadre, dont Ble­ger nous rap­pelle que c’est Win­ni­cott qui le pre­mier en a fait une notion, avant d’être pro­mue au rang de concept de plus en plus pré­sent dans les réflexions ana­ly­tiques, voire même omni­pré­sent. Ble­ger en for­mule l’enjeu au plus près lorsqu’il s’interroge : « s’agit-il de l’approfondissement des pro­blèmes de la cure psy­cha­na­ly­tique ou le concept est-il au ser­vice de pro­fonds chan­ge­ments de la tech­nique ? »

Green élar­gi­ra la notion win­ni­cot­tienne jusqu’à en faire un envi­ron­ne­ment faci­li­ta­teur, ce qui implique comme le relève Ble­ger de faire de l’analyste « une per­sonne qui faci­lite le pro­ces­sus », au risque d’oublier que « le cadre s’impose à lui aus­si bien qu’au patient. ». La suite est connue : le pro­ces­sus rem­place la névrose de trans­fert et l’introduction de varia­tions tech­niques conduit à pri­vi­lé­gier les atti­tudes contre-trans­fé­ren­tielles plu­tôt que l’interprétation, au nom des « nou­velles indi­ca­tions » de l’analyse. Ble­ger nous le rap­pelle : « ce qui appa­raît comme une exten­sion pos­sible finit par deve­nir le nou­veau para­digme. »

Au pays du cadre, les lieux d’excursion sont nom­breux et après nous avoir fait ren­con­trer Win­ni­cott et Green, Ble­ger invite le lec­teur à se pro­me­ner avec d’autres ana­lystes, à com­men­cer par le texte bien connu de José Ble­ger[1], texte dont on ne pour­ra ici qu’encourager la lec­ture, faute de pou­voir en reprendre les nom­breuses lignes de force. Rap­pe­lons tout de même une de ses prin­ci­pales pro­po­si­tions : l’immobilisation dans et par le cadre des « aspects les plus fous ou les plus pro­blé­ma­tiques de la situa­tion et de ses deux par­ti­ci­pants. » La situa­tion ana­ly­tique com­prend pour lui le pro­ces­sus et le cadre, c’est-dire le non-pro­ces­sus.

Le détour par José Ble­ger nous per­met de reve­nir à Win­ni­cott et de mieux sai­sir à quel point ce der­nier fai­sait des soins pro­di­gués par la mère le set­ting par excel­lence ; mais si ce der­nier devient hol­ding, on devine aisé­ment les impli­ca­tions sus­cep­tibles de jus­ti­fier des amé­na­ge­ments tech­niques et cli­niques à venir, au risque d’abandonner un apport freu­dien fon­da­men­tal, le conti­nuum entre névrose et psy­chose. La dif­fé­rence entre la réa­li­té sym­bo­li­sée et non sym­bo­li­sée ne dis­tingue par pour J. Ble­ger dif­fé­rents types de patients mais plu­tôt dif­fé­rents niveaux du tra­vail ana­ly­tique avec tous les patients. On com­prend mieux sa remarque sur le cadre, envi­sa­gé comme une stra­té­gie beau­coup plus qu’une tech­nique.

C’est à la lumière des diver­gences sur la concep­tion de la cure que Ble­ger nous invite à pour­suivre l’exploration, tou­jours au Río de la Pla­ta tout d’abord, avec Zac puis Etche­goyen, pour qui « le cadre n’a pas été pen­sé pour pro­mou­voir la régres­sion mais au contraire pour la décou­vrir et la conte­nir ; la névrose de trans­fert n’est pas la réponse au cadre ; bien au contraire, c’est le cadre qui est la réponse la plus valable aux phé­no­mènes du trans­fert. »

L’étape sui­vante du voyage nous mène à Jean-Luc Don­net, dont la concep­tion de la cure est basée sur la sym­bo­li­sa­tion : « le cadre est ce qui fonde le pou­voir de l’interprétation ; l’interprétation ce qui fonde la légi­ti­mi­té du cadre. »[2] Il conteste une oppo­si­tion qua­li­fiée de sché­ma­tique entre l’invariance du cadre et la mobi­li­té du pro­ces­sus ; le pro­ces­sus contient le cadre qui serait comme la paroi externe du baquet, à la manière du pare-exci­ta­tion de Freud. Don­net pré­fère à une concep­tion trop ser­rée du cadre la notion de site ana­ly­tique qui témoigne plus fidè­le­ment de l’ambiguïté de ce qu’il s’agit de dési­gner. Le couple cadre-pro­ces­sus laisse la place à celui de site ana­ly­tique-situa­tion ana­ly­sante, cette der­nière évo­quant la pri­mau­té du point de vue dyna­mique, c’est-à-dire le pro­ces­sus sous sa forme opti­male. Le pen­chant spé­cu­la­tif prend ici la forme d’une ten­dance à la sacra­li­sa­tion, Don­net l’avait lui-même noté et Ble­ger nous le rap­pelle, pro­té­geant ain­si le lec­teur-voya­geur des risques de l’éblouissement.

Après un détour par la notion plus récente de cadre interne qui semble lais­ser notre guide quelque peu dubi­ta­tif, l’avant-dernière des­ti­na­tion du voyage au pays du cadre s’attarde sur ses varia­tions. À cette occa­sion, Ble­ger nous montre un aper­çu de ses concep­tions de la cure, dont « la mise en place de condi­tions fonc­tionne comme une inter­pré­ta­tion et non pas comme un aspect for­mel. ».

Fort jus­te­ment inti­tu­lé « une ques­tion sa fin », le der­nier cha­pitre de cette pre­mière sec­tion est sans doute celui dans lequel Ble­ger dévoile le plus sa pen­sée : « avec le cadre, il s’agit de tra­quer toute posi­tion essen­tia­liste, par exemple celle de cadre interne ou de “situa­tion ana­ly­sante”. » Et d’ajouter que « si la notion de cadre interne » vise à se déles­ter de contraintes dites « for­melles », ces muta­tions intro­duites au nom de la néces­si­té relèvent aus­si de l’analyste « qui orga­nise sa pers­pec­tive selon son point de vue. »

Ble­ger pointe avec jus­tesse au sujet du contre-trans­fert « le fait le plus pré­oc­cu­pant de cer­taines pro­po­si­tions sur le cadre : ne pas tenir suf­fi­sam­ment compte du fonc­tion­ne­ment incons­cient de l’analyste en séance. » Et de conclure judi­cieu­se­ment : « c’est pour­quoi le cadre est une bonne recom­man­da­tion pour l’analyste. Plus encore que pour le patient. »

La deuxième contrée que nous fait visi­ter Ble­ger est celle du maté­riel : là encore, il ne cesse de nous pous­ser à réflé­chir et à l’image de ce début d’analyse avec un patient à qui il laisse la charge de la déci­sion de s’allonger, il confie au lec­teur celle de s’approprier son ques­tion­ne­ment et de che­mi­ner à par­tir de lui.

Il décrit « la situa­tion ana­ly­tique, la pré­sence agis­sante de l’animisme dans la séance, de l’animisme que la séance met en jeu en par­ti­cu­lier au tra­vers de la parole. » Pour lui « le maté­riel de la séance est l’envers du cadre… vou­loir les sépa­rer, c’est vou­loir croire qu’il existe dans la cure ana­ly­tique un “hors-cadre”. »

À pro­pos de la dif­fi­cul­té à tra­duire l’agie­ren de Freud, l’acting-out choi­si par Stra­chey étant lui-même deve­nu un concept qui n’est plus tra­duit, Ble­ger rap­pelle le com­men­taire de Laplanche et Pon­ta­lis : « le terme d’agie­ren com­porte une équi­voque qui est celle de la pen­sée même de Freud : il confond ce qui, dans le trans­fert, est actua­li­sa­tion et le recours à l’action motrice, qui n’est pas néces­sai­re­ment impli­quée par le trans­fert[3]. » Don­net, en appui sur le tra­vail de Lau­rence Kahn, qua­li­fie l’agie­ren de « nou­velle voie royale »[4]. Kahn avait en effet réha­bi­li­té l’agie­ren freu­dien, sou­li­gnant que l’action de la parole sur l’écoute de l’analyste « est au centre de l’expérience ana­ly­tique[5]. » Pour Ble­ger, « l’aptitude du lan­gage lui-même à la régres­sion contient autant la com­po­sante de l’agir (dire autre­fois était faire) et l’équivocité du sens. »

Car c’est bien le fan­tasme qui anime l’agie­ren et « qui se mani­feste au cœur même de la cure, qui s’approprie la situa­tion qui lui est offerte, quand l’analyste garde une cer­taine réserve et tente de ne pas mettre en jeu sa propre posi­tion fan­tas­ma­tique. » Envi­sa­geant les réac­tions contre-trans­fé­ren­tielles comme une dif­fi­cul­té trans­fé­ren­tielle de l’analyste lui-même, Ble­ger consi­dère que la sai­sie de l’analyste par le fan­tasme est néces­saire. 

« Pen­ser la séance ana­ly­tique en termes d’acte élar­git consi­dé­ra­ble­ment l’idée de maté­riel de la séance et rend compte du fait que le fan­tasme du patient ne peut que s’approprier la situa­tion. » Ble­ger conclut cette deuxième sec­tion par ce qui sonne désor­mais comme une évi­dence : le maté­riel s’empare du cadre comme de toute la situa­tion ana­ly­tique.

Nous voi­là désor­mais prêts à l’exercice gran­deur nature pro­mis dans l’avant-propos. Cette sec­tion sur la dis­tance est la plus déli­cate à pré­sen­ter et ten­ter de la syn­thé­ti­ser ne sau­rait par­ve­nir à rendre hom­mage à la richesse d’une réflexion fine­ment docu­men­tée. Ble­ger, après cette double explo­ra­tion préa­lable du cadre et du maté­riel, nous per­met de sai­sir à quel point la ques­tion de l’analyse à dis­tance engage la ques­tion de la, ou plu­tôt des concep­tions de la cure. Est-ce que ce sont les cir­cons­tances qui poussent l’analyste à se lan­cer dans une cure « à dis­tance » ou est-ce la concep­tion de l’analyse qui, tôt ou tard, ne peut que conduire à cette moda­li­té ? Pro­ba­ble­ment un peu des deux, répond Ble­ger.

Pour cer­tains comme Lef­fert, l’élimination du visuel per­met un pro­ces­sus ver­bal « super­a­na­ly­tique » tan­dis que pour d’autres, comme Luis E. Yamín Habib, l’analyse par télé­phone « pro­tège » les zones infan­tiles du patient, c’est-à-dire évite leur mise en jeu et leur inter­pré­ta­tion trans­fé­ren­tielle. 

La guerre est décla­rée en quelque sorte, menée par les mili­tants d’une nou­velle théo­rie de la tech­nique et pour les­quels même si l’on ne per­çoit pas visuel­le­ment le corps de l’autre, on peut dis­tin­guer et déco­der le corps libi­di­nal qui émerge. Pour eux, le cadre de l’analyse à dis­tance est très dif­fé­rent du cadre clas­sique et doit donc s’appuyer sur de nou­velles bases concep­tuelles, autant théo­riques que tech­niques. Dif­fi­cile de ne pas suivre Ble­ger dans son com­men­taire : les récal­ci­trants ne peuvent que se sen­tir consi­dé­rés comme des imbé­ciles et/ou des dino­saures voués à l’extinction.

Ble­ger nous ras­sure immé­dia­te­ment : beau­coup d’auteurs (Lin Tao par exemple) ont une posi­tion plus nuan­cée et ne sont pas dupes d’une pos­si­bi­li­té nou­velle pour l’agie­ren de trou­ver une voie nou­velle pour satis­faire des fan­tasmes orien­tés vers la mani­pu­la­tion et le contrôle.

D’autres encore, comme Tod Essig, ont pro­mu l’analyse sur Skype avant que la décep­tion ne leur fasse prendre la plume.

Et d’autres enfin pour­ront suivre une dis­tinc­tion pro­po­sée par Michael Par­sons et déve­lop­pée par Gil­lian Rus­sel : par­ta­ger un espace phy­sique implique la pos­si­bi­li­té de tou­cher, même si on ne le fait pas (jus­te­ment parce qu’on ne le fait pas, ajoute Ble­ger). « Sur Skype, on ne peut ni don­ner un coup ni un bai­ser (“kick or kiss”) ». Essig avait noté que “ce qui se trans­met le mieux par voie élec­tro­nique sont les infor­ma­tions plu­tôt que les rela­tions.” On ne s’étonnera pas que la dis­cus­sion s’oriente ain­si vers “un débat trans­fert ver­sus com­mu­ni­ca­tion”, comme l’écrit Lau­rence Apfel­baum.

Nous voi­là rame­nés à la ques­tion de la concep­tion de la cure avec laquelle l’analyste tra­vaille et plus pré­ci­sé­ment comme l’écrit Ble­ger, la ques­tion de savoir si la concep­tion de ce qu’est une cure psy­cha­na­ly­tique faci­lite ou non l’analyse à dis­tance, voire l’empêche.

C’est donc logi­que­ment que le der­nier cha­pitre de cette ultime sec­tion s’intitule “concep­tions de la cure”. Défi­nir la concep­tion de la cure comme l’idée avec laquelle chaque ana­lyste tra­vaille dans sa pra­tique peut sem­bler plat, comme le dit Ble­ger. Les impli­ca­tions n’en sont pas pour autant rien moins que majeures. Si le confi­ne­ment consé­cu­tif à l’épidémie de Covid a conduit nombre d’analystes à se lan­cer sans délai dans l’analyse à dis­tance, cela ne doit pas empê­cher de “consi­dé­rer la situa­tion elle-même comme du maté­riel. Au contraire : c’est l’état du trans­fert qui déter­mine pour une large part la situa­tion.” Trans­fert du patient et trans­fert de l’analyste aus­si, ajoute Ble­ger. La concep­tion de la cure d’un ana­lyste témoigne-t-elle d’autre chose que de son trans­fert sur l’analyse ?



[1]    José Ble­ger, « Psy­cha­na­lyse du cadre psy­cha­na­ly­tique », Sym­biose et ambi­guï­té, Puf, 1981
[2]    Jean-Luc Don­net, Le divan bien tem­pé­ré, Puf, 1995, p. 29.
[3]    Jean Laplanche, Jean-Ber­trand Pon­ta­lis, Voca­bu­laire de la psy­cha­na­lyse, Puf, 1967, p. 240.
[4]    Jean-Luc Don­net, « entre l’agir et la parole », L’humour et le honte, Puf, 2009, pp. 212–213.
[5]    Lau­rence Kahn, L’écoute de l’analyste, Puf, 2012, p. 1.


Ana­lyse en pré­sence, ana­lyse à dis­tance, de Léo­pol­do Ble­ger
PUF, Petite biblio­thèque de psy­cha­na­lyse, avril 2024