Ce très beau livre nous offre un regard riche et complet sur l’œuvre de Gérard Szwec. Son titre à la fois provoquant et énigmatique donne le ton : l’auteur va emmener le lecteur jusqu’au bout, parfois heureux parfois tragique, de ses récits cliniques et ne le laissera pas indemne.
Les huit articles déjà publiés entre 1992 et 2017, soigneusement choisis et articulés par l’auteur et l’éditeur, font dialoguer la clinique adulte et la clinique enfant et soulèvent des questions métapsychologiques qui se posent à tous les âges de la vie.G. Szwec poursuit la réflexion menée dans son livre « Les galériens volontaires »1 , sur les patients de l’extrême, dont les mécanismes psychiques de défense sont débordés par une excitation en excès et qui ont recours à des défenses de caractère ou de comportement pour endiguer un débordement qui leur fait courir le risque de la désorganisation somatique.
L’auteur s’inscrit dans la ligne de pensée de l’Ecole de Paris de Psychosomatique, crée dans les années 1960 par les psychanalystes Pierre Marty, Christian David, Michel de M’Uzan et Michel Fain, et s’en distingue en gardant sa liberté de pensée et sa spécificité créatrice. Dans le dernier chapitre de cet ouvrage, G. Szwec rapporte de façon didactique et éclairante, les origines, l’évolution et les débats qui ont enrichi ce courant de pensée.
Chaque chapitre contenant en lui-même sa propre histoire théorico-clinique, peut être lu indépendamment des autres. L’originalité et le réalisme des titres ouvrent à l’associativité : Sex machine, La peau sur les os, Percer un trou plutôt que de le contempler…
Ces récits cliniques rapportés avec simplicité contiennent une force de figurabilité qui nous plonge au cœur de la relation transféro-contre-transférentielle et nous permet de suivre l’auteur pas à pas dans son cheminement intérieur. Sa façon de ne jamais s’enfermer dans une nosographie mais d’interroger sans cesse le fonctionnement mental de ses patients, sa ténacité calme et généreuse, son écoute délicate du moindre détail, sa capacité à être au plus près de la souffrance que ressent le patient, son « endurance » à supporter la répétition mortifère du trauma, son plaisir à jouer, à inventer, à donner de quoi penser ou rêver, permettent à tous ces patient d’éviter un désinvestissement objectal massif et de devenir sujets de leur propre histoire.
G. Szwec ne renonce jamais, va au-delà de l’évidence, et nous donne des pistes de réflexion très personnelles pour comprendre ces patients « esclaves de la quantité » qui très souvent nous prennent à contre-pied :
Pour le « galérien du sexe » de « Sex machine », la masturbation n’est pas le signe d’une bonne mise en place d’un autoérotisme, mais un procédé autocalmant dénué de tout fantasme puisé dans la sexualité infantile. Chez Rocky, batteur acharné qui recherche inlassablement un son violent plutôt qu’un plaisir musical, le procédé autocalmant s’approche de l’autosadisme, sadisme « anobjectal ». Et c’est là, l’apport le plus récent de l’auteur qui nous démontre que l’apparition de fantasmes sadomasochistes dans le matériel marque un progrès dans la cure car ils sont une tentative dans le transfert, de lier une perception potentiellement traumatique en l’érotisant : « percer un trou plutôt que de le contempler » est une défense active contre la menace de la castration.
Pour G. Szwec, le « bébé non câlin » hyper actif et insomniaque, qui obtient l’endormissement par épuisement et sans expérience de satisfaction, craint plus le repos d’un sommeil sans rêve, que la fatigue ! Bébé que l’on retrouve un peu plus loin dans le livre en « petit explorateur, touche à tout, un peu casse-cou ne supportant aucune interdiction ». L’auteur va interpréter ses spasmes du sanglot, comme le fait d’agir violemment son refus en se précipitant dans l’inconscience pour réprimer l’affect douloureux. Le mécanisme de répression en place du refoulement prive l’enfant de la « capacité à dire non de façon abstraite », capacité qui est pourtant « l’une des contributions les plus importante de l’enfant à la formation des relations objectales », écrit-il.
Dans un registre opposé, Dimitri, souffrant d’une maladie ophtalmologique très grave, remplit les séances d’une grande quantité de récits de rêves pour distraire l’adulte de la réalité traumatique. L’analyste voit dans ce surinvestissement verbal hyper secondarisé le « camouflage » d’un défaut de fantasmatisation et va chercher à aider l’enfant à se dégager de cette « contrainte à se raconter » en réinsufflant de la discontinuité et de la liberté dans son jeu associatif.
Le récit sans complaisance de la très difficile thérapie conjointe de la petite Nina et de sa mère, montre combien la nourriture maternelle peut devenir mortifère et comment cette petite fille anorexique, qui a « la peau sur les os », soulage sa mère du symptôme somatique en étant son « organe hypocondriaque ». Lorsque la mère a relâché son emprise sur le corps de Nina, son anxiété s’est reportée sur son propre corps et elle fut persuadée d’avoir un cancer.
Je finirai en évoquant la bouleversante thérapie de Mélanie. L’intensité de la relation transférentielle entre l’analyste et cette préadolescente chauve est saisissante et se retrouve dans la profondeur des écrits que Mélanie partage avec son thérapeute et dans lesquels on peut lire toute la dimension libidinale retrouvée. Dans ce chapitre l’auteur fait l’hypothèse d’un véritable « cercle traumatique ». Le traumatisme de la mort de son grand-père aurait débordé ses défenses et provoqué une pelade qui elle-même a constitué un traumatisme venant s’ajouter au premier et contribuant à déborder d’autant plus ses défenses mentales. C’est ce « cercle traumatique qui parfois ne permet pas la reprise d’un travail psychique et risque de mener, lui aussi, au bout du rouleau ».
Dans sa très belle préface, Catherine Chabert se demande « jusqu’à quel point la psyché peut-elle être anéantie par le corps ? » et pose la question du maintien, in fine, envers et contre tout, d’une force psychique portée par le fantasme qui constituerait le point d’accroche transférentiel. Et, c’est là la précieuse leçon de psychanalyse que nous donne G.Szwec : à condition que l’analyste sache aller à la rencontre de ces patients en très grande souffrance, patients « au bout du rouleau », au bout de leur récit, au bout de leurs ressources vitales, « la trace libidinale la plus ténue peut trouver son chemin ».
Anne Maupas
Au bout du rouleau, Récits cliniques
Gérard Szwec
Préface de Catherine Chabert
Petite Bibliothèque de Psychanalyse, PUF, 2021
- Gérard Szwec, Les galériens volontaires, PUF, 1998 et 2013