Bombe à fragmentation

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J’ai com­men­cé à lire « Autisme » juste après avoir vu le film de Julie Ber­tuc­cel­li, « Der­nières nou­velles du cos­mos » (2016). Ce docu­men­taire raconte l’étonnante évo­lu­tion d’une jeune fille autiste. Grâce à la dévo­tion et à la pro­fonde intel­li­gence de sa mère, Hélène, est par­ve­nue à l’âge de 20 ans à s’exprimer et accepte désor­mais le contact (tou­cher, échanges de paroles) avec les autres. Par l’intermédiaire de casiers emplis de lettres, Hélène com­pose des mots et parle une langue poé­tique aigui­sée. La talen­tueuse réa­li­sa­trice (auteure du mer­veilleux « La cour de Babel », 2014) montre ce che­mi­ne­ment trou­blant, magni­fique. La mère pose un regard pro­fond, affran­chi sur sa fille dotée d’une émou­vante puis­sance ver­bale.

Le roman de Vale­rio Romão expose un tout autre ver­sant de l’autisme. Il en dit la sur­face lisse, épaisse, dure, contre laquelle viennent se cogner les parents. Autour du petit Hen­rique, cinq adultes, ses parents, Mar­ta et Roge­rio, ses grands-parents mater­nels et dans l’ombre, le grand-père pater­nel. Si avec le film de J. Ber­tu­cel­li, on pénètre le monde d’Hélène par ses propres mots cin­glant de véri­té, rien de tel dans le roman por­tu­gais. Hen­rique ne parle que dans les rêves, noc­turnes ou diurnes, de ses parents. On ne voit l’autisme que par ceux qui, autour, le subissent et tentent, en vain, de le faire recu­ler.

La chro­no­lo­gie de la nar­ra­tion est dis­soute, l’écoulement du temps a implo­sé. Après le pro­logue dans lequel est annon­cé l’accident de voi­ture dont Hen­rique a été vic­time, s’égrènent plu­sieurs face-à-face pié­gés (entre mère et enfant, entre parents, Roge­rio avec lui-même). Le roman­cier dis­tille les séquences par bouts pour mieux dire le heur­té, le frag­men­té, l’impossible lien. Nous enten­dons la voix de la mère qui répète à Hen­rique les mêmes mots, bêti­fie, s’épuise, se sacri­fie, se perd. Nous enten­dons les voix de Mar­ta et Roge­rio qui se déchirent dans l’attente de nou­velles, par­qués à l’accueil des urgences. Nous enten­dons la voix de Roge­rio qui écrit ou explore son impasse pater­nelle avec son ana­lyste.

L’autisme compte un avant et un après. Avant sa décou­verte, des signes que les parents écartent faci­le­ment. Il ne parle pas… on ne réus­sit pas à ce qu’il nous dis­pute un jouet…il ne bouge pas, tout content de ce qu’il a dans la main… glisse l’éducatrice au père qui la tient à dis­tance, la méprise, l’insulte même inté­rieu­re­ment.  Puis débutent de petits allers et retours entre doute, idée que l’enfant est sim­ple­ment spé­cial, qu’il a peut-être quelque chose. Enfin ne manque plus qu’un mot. C’était l’accouchement à l’envers, le corps tout entier était déjà sor­ti et il ne man­quait plus que la tête de la phrase, le cer­veau de la phrase… Mar­ta, je crois qu’il est autiste. La mère répond Je sais. Enrique a un peu plus de deux ans.

Le texte est tra­vaillé dans une langue par­fois simple, directe, par­fois pleine de méandres, sou­vent caus­tique et noire. Les dia­logues, secs, débordent d’ironie et de vio­lence. Plu­sieurs scènes m’ont arra­ché de sombres sou­rires. Ren­dez-vous avec le Fabu­leux doc­teur qui confirme une per­tur­ba­tion géné­rale du com­por­te­ment mais pré­dit que tout ira bien et qu’à force de per­sé­vé­rance, l’enfant attein­dra la nor­ma­li­té. Ter­ribles dis­putes entre Roge­rio et Mar­ta, dégoûts que s’inspirent les grands parents… Autant de pièges qui se res­serrent. Au point que l’on se demande si le petit Hen­rique est vrai­ment le plus enfer­mé de tous.

De nom­breux témoi­gnages ont été écrits sur l’autisme, géné­ra­le­ment par des parents. Compte ren­du du diag­nos­tic médi­cal, de l’évolution des trai­te­ments, des résul­tats, tout cela pous­sé par la néces­si­té de par­ta­ger l’impartageable avec son enfant. En lit­té­ra­ture, « L’enfant bleu » d’Henry Bau­chau raconte la façon dont une psy­cha­na­lyste suit un ado­les­cent très per­tur­bé, dis­cer­nant peu à peu sa puis­sante ima­gi­na­tion et ses dons artis­tiques. Comme dans « Der­nières nou­velles du cos­mos », c’est le ver­sant lumi­neux, créa­teur qui est mon­tré.

Choi­sis­sant aus­si la voie lit­té­raire, « Autisme » assume d’en aus­cul­ter la seule noir­ceur. L’action se déroule sur une courte période, autour des deux ans de l’enfant. On peut pen­ser que des pro­grès pour­ront sur­ve­nir par la suite (comme dans « Der­nières nou­velles du cos­mos »). Mais V. Romão pré­fère déli­mi­ter son champ miné. Il se concentre sur la souf­france, l’impuissance des parents et plus par­ti­cu­liè­re­ment celle du père. « Autisme » est d’ailleurs annon­cé comme le pre­mier volume d’une tri­lo­gie consa­crée à l’échec de la pater­ni­té.

Radi­cal, assu­mant sa noir­ceur, « Autisme » est une bombe à frag­men­ta­tions qui fait explo­ser pater­ni­té, couple, élan vital. C’est fort et cou­ra­geux.

Né en France en 1974, Valé­rio Romão est ren­tré au Por­tu­gal enfant. Après des études de phi­lo­so­phie, il se consacre à l’écriture. Il est éga­le­ment poète, tra­duc­teur (Vir­gi­nia Woolf, Samuel Beckett) et homme de théâtre. Paru en 2012 au Por­tu­gal, « Autisme » est son pre­mier roman.

Pour suivre les chro­niques lit­té­raires d’I­sa­belle Lou­viot sur son blog http://suruneilejemporterais.fr/